Le Grand Jeu
Ville de Seikusu, Kyoto, Japon, Terre => Centre-ville de Seikusu => Le quartier de la Toussaint => Discussion démarrée par: Aya Murakami le mercredi 01 septembre 2010, 18:22:20
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Un bar a souvent été comparé à un abreuvoir, plus précisément à un abreuvoir à oiseaux, tant le va-et-vient permanent de clients venant s’installer pour boire quelques verres avant de repartir peut s’apparenter au remue-ménage incessant d’une volée confuse de volatiles.
La comparaison était plutôt adéquate pour le lieu que nous allons évoquer : fourni principalement de meubles d’un beau bois sombre, son intérieur a été soigneusement calfeutré de manière à fournir une reposante intimité à ses occupants, lesquels viennent chacun à leur tour prendre place sur leur perchoir avant de commander quelque breuvage à siroter tranquillement en pépiant éventuellement avec ses confrères.
De fait, l’ambiance invite à ce point au calme que d’instinct, la faune locale ne se permet que d’emplir la salle d’un profond mais doux ramage bruissant, seul un éclat de voix faisant de temps à autre irruption tel le croassement d’un bruyant corbeau, pour ensuite disparaître comme si rien ne s’était passé.
On découvre bien des espèces différentes en cet établissement ; aussi bien des mainates taciturnes que des pies bavardes, lesquelles avoisinent des groupes entiers d’étourneaux ou d’hirondelles, sans oublier l’un ou l’autre pélican à l’impressionnante descente, ni bien sûr les couples de tourtereaux occupés à se bécoter amoureusement le visage.
Et au milieu de tout cela, que voyons-nous ? Un hibou solitaire, paisiblement accroché à sa branche (un siège de haute taille avoisinant une petite table individuelle), avec à la main une chope encore à moitié remplie d’un liquide ambré et mousseux dont il ne prend qu’une petite gorgée de façon sporadique, principalement occupé à contempler ce qui l’entoure avec l’expression de celui qui s’est trop occupé de choses sérieuses et veut maintenant s’adonner à des futilités.
On l’aura deviné, ce drôle d’oiseau n’est autre que messire Ursoë le bien nommé, lequel a revêtu son plus beau –et unique- manteau brun pour aller honorer de sa présence ce pub à l’atmosphère suave. Bien sûr, il existait des centaines d’autres endroits dans lesquels il aurait pu se rendre, mais il n’est pas assez fortuné pour s’offrir une meilleure qualité, pas assez distingué pour fréquenter un lieu plus classieux, et trop intelligent pour aller se paumer dans quelque rade louche.
Mais que fait-il ici au juste ? Oh, le biologiste s’est encore une fois plongé à corps perdu dans ses divers calculs scientifiques, et s’en est si bien rempli le crâne que celui-ci avait paru prêt à exploser, exprimant par une vilaine migraine le besoin urgent d’éviter absolument toute réflexion trop fatigante. Ainsi, voilà notre ami qui s’est accordé le droit de se la couler douce une heure ou deux en ce début de soirée, et il ne le regrette pas : le bar n’est certainement pas le meilleur de tout Seikusu, mais l’ambiance est bonne, les prix sont raisonnables, la place est confortable, et pour finir, la pluie bruissant au dehors n’incite qu’à jouir encore plus pleinement de cet agréable abri.
Ô Saïl, pour l’heure, tu n’es pas savant ; tu es tout au plus philosophe, et encore, un philosophe de comptoir, car les paraboles les plus élevées qui te viennent à l’esprit sont l’une ou l’autre cogitation délicieusement inutile à propos des différents clients, de l’ordre du monde, de ta vie… bref, de tout et n’importe quoi. Tels les soupirs paisibles et légers d’un dormeur somnolant du sommeil du juste, tes pensées s’extraient de ta tête, prennent paresseusement leur essor à la façon de languides panaches de fumée pour s’en aller voleter au loin, et enfin, meurent sans douleur. Mon grand enfant, cesse donc de te faire du souci pour tes expériences, pour l’avenir de l’humanité, pour Terra, pour toutes ces choses qui te font trop souvent secréter la bile bien amère de l’anxiété : ne serait-ce que l’espace de cette nuit, ne sois plus le Dr. Ursöe mais reste cet aimable jeune homme si gentil, si généreux, si tendre.
Autour de lui, la foule des clients papillonne, et le brouhaha ambiant semble se muer en une rumeur si étonnamment mélodieuse que si le brun en chemise blanche et en pantalon noir n’était pas bien reposé, il pourrait s’endormir. En vérité, il aurait été éminemment dommage qu’il s’endormît, car s’il s’était laissé entraîner dans les limbes du repos morphique, il n’aurait pas remarqué ce qui va suivre.
Car alors que ses yeux observaient ce qui l’entourait sans vraiment le voir, voilà que tout à coup, pour une raison mystérieuse, son attention se fixe sur un individu venant prendre place juste derrière lui. Pourquoi son regard est-il instantanément attiré par cette personne, et pourquoi ne peut-il le détacher d’elle pendant quelques longues secondes ? Est-ce à cause d’un subtil jeu d’éclairages qui la met en relief et l’expose sous une lumière qui paraît happer le champ de vision entier de Saïl ? Serait-ce l’effet de quelque indéfinissable mais indéniable et irrésistible jeu d’odeurs et d’hormones qui le souderait si implacablement à elle ? S’agirait-il enfin d’un caprice d’Aphrodite qui, dans un moment de fugace intérêt, aurait orienté la ligne de mire de ce grand distrait vers une destination choisie comme en une intervention du destin ?
On ne le saura sans doute jamais, mais toujours est-il qu’il est inexplicablement fasciné par ce qu’il voit : une jeune fille, sans réel trait unique ou particularité frappante, mais combinant un nombre de petites touches propres avec tant d’harmonie que le tout se combine de façon merveilleuse. Pris un par un, les éléments corporels de cette enfant trop maigre par endroits, trop sévère, trop froide ou trop négligée par d’autres, pourraient sembler ne relever tout au plus que du quelconque, mais additionnés, ils font le même effet qu’une fresque italienne et font d’une multitude de petits défauts un tout grandiose.
Un observateur à l’œil exercé lui donnerait tout au plus dix-huit ans à peine d’après sa physionomie, mais pour autant, il se dégage d’elle une impression d’attrait intemporel, de grâce immortelle, de beauté qu’on ne saurait rapporter à aucun âge, aucune époque, aucune mode en particulier. Dans un premier temps, notre ami pourrait croire avoir sous les yeux une œuvre de Pygmalion, et se demande s’il rêve, avant que l’enchantement s’estompe et qu’il s’aperçoive que l’objet de son attention est bel et bien humain.
La subjugation n’en est toutefois diminuée que d’à peine assez pour qu’il reprenne le contrôle de ses idées, et il se hâte de prendre une nouvelle gorgée pour se remettre tout en guettant plus attentivement la demoiselle vêtue avec simplicité, mais non sans un sens certain du raffinement qui ne saurait même échapper à l’avis pourtant hautement profane de Saïl.
Dans un second temps, donc, il remarque qu’elle est de toute évidence triste, remuant en son âme quelque chagrin comme elle remue en son verre le liquide qu’elle regarde se mouvoir par le biais de ses jolies prunelles couleur d’espérance hélas ternies par la morosité. Immédiatement, le grand cœur du jeune homme se sent empli d’une compassion immense comme seul lui peut en manifester, et sans même se donner la peine de réfléchir, il se retourne complètement et se penche en avant de manière à se mettre au niveau de la fascinante mélancolique à laquelle il s’adresse d’une voix aussi affable que possible :
« Quelque chose ne va pas ? »
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Bon, mauvais point pour l'endroit. Il faisait froid. Aya détestait avoir froid, sentir ses poils se hérisser lentement sur sa peau, son échine frissonner sous ses cheveux trop courts pour l'envelopper de leur maigre protection ... Et évidemment, l'imbécile qu'elle était s'en était tenue au temps de ce matin, grand soleil encore estival, sans compter sur la sympathique habitude des nuages à surgir de nulle part pour lui gâcher son plaisir. Donc aucune veste à se mettre sous la main. En baissant son regard un court instant, elle critiqua mentalement sa propre tenue. Comme elle sortait avec Lui, elle avait fait un effort, elle qui n'aimait pas particulièrement se rendre jolie ou féminine autrement que naturellement. Mais le résultat était pitoyable. Un jean fin dont les jambes traînaient négligemment sur le sol poussiéreux de ce bar un peu glauque -qui servirait de l'alcool à une mineure ?-, un t-shirt léger, vert évidemment. Son préféré. Ce n'était pas grand chose pour un automne qui pointait son nez de temps à autre dans le soleil de cette fin de mois d'aout. Et des frissons se faisaient justement ressentir. Heureusement, la douce chaleur de l'alcool comblait ses attentes. Sirotant son précieux verre sans plus se demander ce qu'il y avait dedans, l'esprit d'Aya vagabondait loin, dans des alternatives toutes autres que rester là sans rien faire. Elle voulait donner un sens à sa soirée, en faire quelque chose plus complet et consistant. Rendre ces heures mornes aussi colorées qu'un ciel après l'averse. Y jeter des nuances subtiles et indécelables, aux contours incertains et à la consistance suspecte. Comme un peintre réinvente le soleil, elle cherchait l'inspiration à sa spontanéité, l'éclat de vie qui pourrait lui rendre le sourire, qui pourrait délier sa langue et les muscles de son visage. Sourire. Quitter cet air morne, blasé et trop mature. Comme quelqu'un qui aurait vécu trop jeune des expériences de vie pas forcément indispensables. Rêver au lendemain, rêver au prince charmant et se laisser couler dans cette douce étreinte de chaleur, qui enrobait son corps et son âme. Elle était bien, ne voulait bouger pour rien au monde. Elle voulait ...
Stop, Aya, ne pense plus. On te parle, n’aurais-tu pas remarqué ? On s’inquiète, on te demande si ça va. On se préoccupe de ta petite personne, qui pourtant aurait pu rester invisible dans le décor uniforme qui t'entoure. Triturant le collier de médiocre qualité qui pendait à son cou, elle ne pensait qu’à autre chose. A la vie, à l’amour. Trop de sujets compliqués pour une si jeune fille, qui aurait pourtant pu profiter de la vie si elle choisissait mieux les cibles de son cœur. Il y avait, à tout hasard dans le lycée, une multitude d’éphèbes jeunes et disponibles qu’elle aurait pu séduire en y mettant un peu du sien. De ceux qui ressemblent à l’idée qu’on se fait d’un gentleman aguerri, mais qui ne cachent sous leur beauté que leur superficialité, sous leur finesse une fragilité particulièrement agaçante … Aya n’avait pas besoin qu’on soit aussi cassante et chétive qu’elle-même. Elle aurait préféré quelqu’un de … De beau, sans l’être vraiment. D’honnête et de curieux, de spontané et de maladroit. Voilà qui convenait déjà plus à un prince débutant. Le problème, c’est que les hommes de ce genre ne l’abordaient jamais, la prenant pour ce qu’elle était : une gamine sans aucun intérêt. Voilà qui résumait bien tout le calvaire de la vie de notre jeune demoiselle, qui venait de se rappeler un détail …
Ah, oui. Elle l'avait presque oublié, celui là. Cet homme qu'elle avait fixé trop longtemps sans le voir, celui qu'elle avait dévisagé sans même s'en rendre compte. Aya tourna sa tête vers lui et pencha son cou pour lui lancer un regard. Interdite, elle réfléchissait. Son esprit avait du mal, ce soir. Rupture et alcool, cela ne fait pas forcément bon ménage. Souviens toi, souviens toi ... Un homme sensiblement plus âgé, un sourire qui lui était totalement inconnu ... Il ne ressemblait à rien de ce à quoi elle avait l’habitude, où plutôt personne, pour rester dans le bon registre. Les habitués des bars étaient plus … moins … comment dire ? Ils avaient cette futilité, cette nonchalance, cette aura qui se dégageait, les rendant totalement inutiles. Elle en avait rencontrés de nombreux, tous plus fades les uns que les autres. Plats. Et pour cause, elle les connaissait. Tous identiques, avec leurs minauderies et leurs attitudes réchauffées. Car Aya, malgré son immense naïveté et sa candeur de gamine, apprenait de ses erreurs. Les inconnus rencontrés dans des bars, avec un verre à la main étaient rarement des princes charmants en mal d’amour comme elle avait pu le croire un jour. A tout idéaliser, elle avait à une époque perdu de vue qu’un homme dans un bar, dans la majorité des cas, est un homme seul. N’ayant d’autre remède pour panser cette difficulté, ces énergumènes se plaisaient à observer le monde de leur tabouret de bar tout en s’amusant à en deviser plus ou moins sagement, suivant leur degré d’alcoolémie. Pour combler la solitude, un verre. Pour oublier la déception, un verre. Pour étancher un manque, un verre. Solution universelle qu’Aya tenait dans sa petite paume, et qui tout d’un coup semblait prendre une importance capitale. Un liquide sirupeux, agréable en bouche, qui changeait parfois de beaucoup le cours des choses. Une couleur neutre qui semblait la dominer, elle si faible à ce genre de substances insidieuses et torves, attaquant par le plaisir et la liberté d’agir. Et pour en revenir à son inconnu … Elle se fichait bien de savoir avec exactitude qui était cet homme qui la dévisageait, attendant sans doute une réponse. Quelle question, déjà ? Ah. Oui. D'une voix un peu trop rauque et trainante, Aya brandit un doigt devant elle, hésita sur sa réponse et déclara :
- Je … Pause. Illumination. Ni plus ni moins que vous et moi.
Voilà bien des mots qui n’avaient strictement aucune signification. Pourtant, à cet instant précis, le cerveau d’Aya en voyait la logique implacable, sentait les connexions qui se faisaient en son sein pour être capable de sortir cette phrase. Elle ne voulait peut être rien dire, pour l’instant. Certes, Aya n’avait pas beaucoup bu. Mais les premières apparitions de symptômes étaient bien plus violentes qu’après coup, et sans doute cela viendrait-il à se calmer. En attendant … En attendant elle disait n’importe quoi. Aya émit un petit rire moqueur, cynique, entrecoupé par un éternuement. Allons bon, elle s'enrhumait ? Et puis franchement, quitte à paraitre arrosée sur l'heure, autant se lâcher un peu ... Imiter celles qu'elle détestait. Se donner un genre qu'elle n'avait pas. De toute façon, l’homme qui venait de lui adresser la parole devait sûrement déjà être retourné à ses petites affaires, sans plus se soucier de cette adolescente trop désorientée. La bonté à sans doute ses limites, et Aya n’avait besoin ni d’un chaperon ni d’un grand frère et encore moins d’un profiteur. Les seuls qui auraient pu, dans son état, garder un minimum d’attention à son égard. Son visage mature était un leurre pour son esprit enfantin, et la cigarette qu'elle tira d'une poche de son jean ne ternissait pas le décor. Elle l'alluma, ne réussit pas à faire sa grande et crapota lamentablement, à grand renforts de toux et de froncements de sourcils. Mouais. Pas concluant. Carrément ...
- Ridicule, souffla-t-elle comme pour elle même, dans un éclat de rire.
Oui, ridicule elle l’était. A sauter de l’adulte à l’enfance, à jongler entre les âges et ne plus savoir à quoi s’en tenir. C’était comme si on lui demandait de choisir, à la piscine, entre la pataugeoire rassurante et chaude mais dans lequel son corps, peu proportionné pour ce genre d’endroits, aurait vite froid, ou le grand bain, glacé, étrange et source de panique, alors qu’on savait bien qu’une fois habitué, rien n’était plus agréable que de sentir l’eau autour de soi. Eh bien dans la vie, c’est comme à la piscine. Aya déciderait-elle de se coller à l’ambiance et de mettre en avant sa qualité, à savoir sa maturité grandissante à chacune de ses rencontres ? Ou bien se contenterait-elle de rester dans le rôle que son âge lui assignait ? Pour l’instant, ce n’était pas l’heure aux réflexions de ce genre, surtout pas consciemment. De son brouillard, de sa logique irrationnelle, Aya parvint tout de même à tirer un semblant de phrase qui avait un sens. Entre les émotions et la cacophonie dans son esprit, c’est avec fierté qu’elle planta ses deux yeux verts un peu vaseux pour le moment sur le visage de celui qui ne s'était pas encore détourné, et ce à son grand étonnement, afin de quémander, comme une supplique …
- De l’eau ?
Seule l’eau pourrait l’aider à revenir sur terre, du moins un peu étant donné qu’Aya était toujours plus ou moins perdue dans un autre monde, fait de promesses et de bonheur. Celui où elle était une princesse délicate, et non pas une gamine écervelée. En dégageant la mèche qui lui tombait sur la joue, elle ne put qu’émettre un petit sourire à son interlocuteur, signe que son bon sens et sa conscience revenaient peu à peu des limbes dans lesquelles elles s’étaient égarées. Bienvenue, Aya. C’est maintenant que commence ta soirée. Réajustant le bout de tissu fin qui lui servait d’habit, la jeune fille se redressa sur sa chaise et prêta un regard plus affirmé à celui qui allait peut être faire semblant de ne pas connaître cette désaxée … Un homme à qui on attribuerait plutôt un rôle secondaire dans une pièce comme Blanche-Neige ou Cendrillon, mais dont l’aspect rassurant contredisait toutes les élucubrations d’Aya sur les clients des bars. Il ne semblait ni désespéré ni en mal de compagnie, il n’avait pas cette infernale et très désagréable aura d’inutilité qui lui collait à la peau, mais dégageait bien plus un sentiment de confiance et de sympathie. Depuis quand Aya se fiait-elle à ce genre de détails ? Peut être depuis que ses sens, paradoxalement brouillés par les verres qu’elle avait déjà engloutis, n’avaient jamais été si ouverts.
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Sans doute Saïl avait-il un côté trop idéaliste, trop charitable, trop optimiste, qui le faisait voir des choses belles et bonnes là où il n’y en avait pas. C’était ainsi qu’en lieu et place d’un bar pas toujours très propre où les consommations étaient de médiocre qualité et où la clientèle n’était pas forcément bien reluisante, il voyait un havre de paix tel qu’il l’a été précédemment décrit, où quiconque pouvait se poser pour passer un séjour de paisible tranquillité inviolable. Il n’avait certes pas non plus en lui cette illusion permanente du touriste qui fait prendre le laid pour du pittoresque et le délabré pour du rustique, mais il était naturellement d’une indulgence d’idées au diapason de l’aménité de son tempérament.
Ainsi, qu’aurait décrit un œil à peu près objectif quant à la voisine du jeune homme ? Très probablement, et non sans fondements, il aurait soupiré avec une pointe de dédain qu’il y avait là une gamine paumée qui s’était encore une fois laissée berner par un coureur de jupons, et qui désormais payait le prix de son étourderie en s’abîmant l’esprit dans la torpeur liquoreuse et sirupeuse de l’alcool.
Plongeons nous maintenant dans la prunelle bienveillante de notre grand enfant aux cheveux bruns. Lui ne pouvait s’empêcher de discerner au travers de tout ce que la demoiselle avait de peu élégant un être d’une grande sensibilité, potentiellement d’une grande douceur. Là où d’autres auraient diagnostiqué une stupidité autodestructrice, lui voyait un chagrin à l’origine inconnue, mais dont le spectacle poignant faisait vibrer son âme de sentiments protecteurs. Il se rendait bien compte lui-même qu’il était sans doute trop naïf pour ne pas voir chez cette fille autre chose qu’une innocence foulée aux pieds, mais tout comme l’on ne peut empêcher l’oiseau de voler, Saïl n’aurait pu retenir les élans charitables qui lui venaient en l’observant.
Oh, non pas bien sûr qu’il se prît pour un majestueux sauveur, irradiant de bonté et capable de balayer jusqu’aux moindres problèmes d’un seul geste, d’une seule parole, non. Il était simplement quelqu’un avec une humeur profondément altruiste, de beaux principes, et la ténacité nécessaire pour les mettre en application. Il n’était peut-être pas très fort, pas très malin et pas très charismatique, mais cela ne l’arrêtait pas dans la mise en application de ce en quoi il croyait, quels que dussent en être les résultats.
Dans le cas présent, il put avoir la curieuse et peu gratifiante impression que ses mots n’avaient en grande partie fait que rebondir sur une barrière mollement élastique, tout comme devaient l’être les idées de la jeune femme en ce moment même, égarées qu’elles étaient dans les brumes de l’éthylisme. Car il n’était peut-être pas le gaillard le plus vigilant qui fût, mais son coup d’œil de médecin lui permettait facilement de reconnaître une personne ivre lorsqu’il la voyait, et même si l’adolescente n’était apparemment pas encore noire, elle n’était de toute évidence plus très fraîche comme l’indiquaient son regard légèrement vitreux, ses gestes vagues et sa diction pâteuse.
Quiconque s’y connaissant un tant soit peu en matière de gent féminine aurait certainement jugé plus sage de passer son chemin et de laisser en fin de compte cette chipie en état d’ébriété à ses divagations, raisonnant qu’elle n’aurait pu manifestement attirer que des problèmes. Mais non seulement Saïl avait un cœur d’or, mais en plus, il était trop souvent incapable de voir arriver les ennuis à dix mètres, ayant pour le beau sexe une sorte de révérence qui le poussait plus ou moins consciemment à faire preuve de générosité et d’indulgence. Et en l’occurrence, comme il l’a été précédemment dit, cette brunette, malgré tous les mauvais côtés inhérents à son apparence aussi bien qu’à son comportement, exerçait sur lui une irrésistible fascination qui le poussait à ne voir dans ses défauts que de touchants travers.
Pour autant, il ne se mit pas à prendre chacune des choses qu’elle disait pour une parole divine, et il fit bien, car même lui put se rendre compte que son discours tenait grandement des élucubrations confuses auxquelles une personne pompette peut se laisser aller en croyant probablement voir surgir par sa bouche la sagesse des anciens. Voyant donc qu’elle était momentanément prise dans son énonciation laborieuse et vaseuse, il détacha un instant son attention d’elle, faisant signe à un serveur auprès duquel il commanda une soupe. L’intéressé accorda un coup d’œil intrigué, presque suspicieux, à l’étrange duo, puis, se faisant la réflexion que le client est roi, s’en fut sans contester le bon vouloir du consommateur.
Mais qu’est-ce qui prenait au juste au bonhomme Ursoë de s’occuper des affaires de cette fille qu’il ne connaissait ni d’Eve, ni d’Adam ? Lui-même se le demanda fugacement, puis, comme on repousse une objection d’un haussement d’épaules, se dit qu’au fond, c’était bien son droit de se mêler des affaires des autres, surtout si c’était dans le but de les aider. En effet, il suffisait de regarder un tant fût peu attentivement la colombe au blanc plumage terni pour se dire qu’au train où elle allait, elle ne ferait que continuer à dégringoler sur la mauvaise pente pour en fin de compte rentrer en titubant chez elle avec pour résultat des courses une crève carabinée et une sacrée casquette… dans le meilleur des cas.
C’est alors qu’il fut interrompu dans ses rêveries par une odeur de tabac, rapidement suivie par le son cacophonique d’une quinte de toux issue de la gorge de la demoiselle manifestement peu entraînée à s’encrasser les poumons. Instantanément, une des mains de Saïl s’éleva en direction de la cigarette qu’elle tenait, ne s’arrêtant que de justesse dans ce geste instinctif qui partait certes de la meilleure intention du monde, mais serait probablement mal perçu de la part d’un inconnu. Ainsi, il se contenta de son regard le plus redoutablement désapprobateur (ce qui n’était pas beaucoup dire étant donnée sa douceur naturelle) alors qu’il maugréait en écho à l’autodérision de la jeune femme :
« Vous ne devriez pas faire ça. »
Oui, elle ne devrait pas se détruire la santé, elle ne devrait pas s’enivrer comme ça, elle ne devrait pas s’aventurer n’importe où seule le soir, elle ne devrait pas se ridiculiser de la sorte alors qu’il y avait en elle tant de beauté, tant d’élégance, tant de charme…
Tout cela traversa l’esprit du placide homme sans pour autant franchir la barrière de ses lèvres, car bien sûr, qui était-il pour lui faire la morale ? Il aurait voulu la voir se sentir mieux, reprendre confiance en elle, sourire, mais ils n’étaient dans le fond que deux étrangers, aussi garda-t-il son jugement et ses bonnes intentions pour lui, se doutant que de telles choses ne feraient que se heurter au barrage de cynisme et d’ébriété qu’elle avait dressé autour d’elle.
Pourtant, comme en réponse à ses prières, l’adolescente parut enfin traversée par un éclair de lucidité, et finit par se retourner vers lui, paraissant l’apercevoir pour la première fois, amélioration saluée de la part de son interlocuteur par un gentil sourire. Elle avait définitivement de beaux yeux, qui évoquaient deux délicates feuilles de thé flottant sur un océan d’incertitudes, et dans son état normal, ces iris verdoyants devaient probablement briller d’un éclat rehaussant encore sa joliesse naturelle.
Ceux-ci s’éclairèrent justement d’une lueur d’intelligence au milieu de son inconscience grisée alors qu’une idée traversait le cerveau de la demoiselle pour aller se manifester par sa bouche, réclamant avec dans la voix une humilité aussi surprenante que poignante de quoi se rafraîchir les idées. Tel un rayon de soleil au sein d’un ciel couvert de nuages mous, ses lèvres fines se redressèrent en une expression d’amabilité, de douceur, et Saïl sentit l’espoir poindre en même tant que le soulagement et l’attachement alors que leurs regards se rencontraient à proprement parler pour la première fois.
Le glamour de la situation dura, se prolongea pendant quelques rassérénantes secondes, puis, de la même manière qu’une bulle éclate paisiblement et sans bruit, le charme s’évapora, rompu par un léger bruit mat lorsque le serveur, de retour, déposa sur la table un bol fumant avant de partir comme il était venu. Conformément à la commande, le récipient contenait un liquide de couleur safran tirant doucement vers le vert ; un potage de légumes qui était ce qu’il y avait de plus indiqué pour la jeune fille : non seulement cela la réchaufferait, mais en plus, le liquide diluerait l’alcool et les vitamines B atténueraient l’effet d’un éventuel mal de crâne. Il n’alla toutefois pas jusqu’à lui faire tout un cours sur le sujet, se contentant de pousser le contenant dans sa direction en disant d’une voix assurée et bienveillante :
« Buvez plutôt ça, ça vous fera d’autant plus de bien. »
Et sur ce, n’étant pas du genre à s’arrêter en si bon chemin, il retira de son dos son manteau déjà vieux de plusieurs années, ce qui le rendait certes encore moins esthétique qu’il l’avait été à l’état neuf, mais pas moins efficace pour se conserver de toutes sortes d’intempéries. Protégé à l’extérieur et rembourré à l’intérieur, il fournirait une carapace éprouvée contre le froid qui malmenait visiblement l’adolescente à en juger par sa chair de poule, sans compter la chaleur corporelle de Saïl dont il avait été imprégné.
La consommation de liqueurs déshydrate, diminue la température de l’organisme en ouvrant des vaisseaux sanguins annexes, et augmente la transpiration, aussi, pas étonnant que la demoiselle se prît à grelotter, ce contre quoi il lui déposa délicatement sur les épaules son épais vêtement, répétant :
« Vous ne devriez pas vous faire du mal comme ça. »
Moins assuré qu’il ne pouvait le paraître, cependant, il la laissa ensuite respirer, ne sachant pas trop que dire d’autre, prenant une petite gorgée de son breuvage en attendant la réaction de la belle enfant, espérant que celle-ci ne prendrait pas mal ses attentions ou se méprendrait sur elles. A ce propos, il lui vint tout de même en tête qu’il ne s’était pas présenté, et aurait probablement dû le faire avant d’agir, se rattrapant pour l’occasion en ajoutant :
« Je m’appelle Saïl. »
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Demandez à l’une des conquêtes d’Aya, il vous la décrira comme instable. Amoureuse un jour, distante le lendemain, elle provoquait des ruptures qui la rendaient triste comme la pluie. Demandez à l’une de ses anciennes amies, bien lointaines, elle vous la décrira comme blasée. De celles qui regardent sans gouger, qui se créent une carapace. Paradoxal, n’est-il pas ? Difficile alors de se faire une idée précise sur ce petit bout de femme encore aux portes de l’adolescence. A la fois insensible et fragile, Aya passait souvent du rire aux larmes en un clin d’œil. Elle avait rit. Maintenant c’était l’envie de pleurer. La cigarette lui piquait les yeux, son attitude la désolait sans qu’elle puisse lutter une seule seconde contre cette autodestruction stupide et sans le moindre sens. Tabac, alcool, il ne lui manquait plus grand-chose pour se faire cataloguer délinquante. Et alors qu’elle regrettait déjà de l’avoir allumée, la cigarette dans sa main faillit disparaitre dans une autre.
Avec étonnement, la jeune fille eut brièvement conscience d’une paume pleine de doigts qui entrait dans son champ de vision pour lui voler sa bêtise. Aya aurait aimé qu’avec ce geste, tout disparaisse. Le bar, son verre, sa clope. Peut lui importait d’être délicate et poète, peu lui importait d’être présentable et charmante. De toute façon, elle n’y arrivait pas. Mais le geste mourut avant même qu’il ne s’affirme, et un instant, Aya resta là, la bouche ouverte, comme prête à remettre le trophée de sa bêtise dans cette main inconnue qui se remplaça bien vite par des yeux réprobateurs. Encore une fois, surprise. Un inconnu semblait lui faire la leçon en un regard. Paralysée un instant, Aya eut presque envie de lui tendre son erreur d’un air contrit, mais elle se contenta de la noyer négligemment dans son verre, tout aussi nocif. Tout cela alors qu’elle se faisait véritablement sermonner par le premier venu, qui lui intimait de ne pas faire ce genre de choses. Et elle l’écoutait. Première nouvelle.
Dans son état, certes plus clair mais encore un peu brouillé, Aya eut presque regretté son geste, mais dut rapidement admettre que cet homme avait raison. Et, alors qu’elle ignorait encore quelle commande il avait passé pour elle, et jusqu’à l’existence de cet instant, la jeune fille fixait d’un air inquisiteur son interlocuteur. Quiconque aurait pu applaudir en silence, pour ne pas troubler cet instant qui devait avoir l’air particulier et intime, privilégié. Aya ne le vivait pas ainsi, mais peu importait. Seule comptait l’apparence de cet instant où le temps s’arrêta, alors que l’adolescente ne bougeait pas d’un pouce, comme fascinée par ce qu’elle découvrait devant elle. Un visage qui ne ressemblait à rien de connu. Des yeux alertes et mobiles, un regard franc et généreux, désintéressé. Avec peut être une pointe de naïveté, son attitude le confirmait d’ailleurs largement. Car aider une fille comme elle sans aborder une pointe d’intérêt … Anormal. Caustique. Presque amusant.
Presque … Car on ne rigole pas de ces choses là. Même de la simplicité. On ne saurait se gausser de l’honnêteté et de la gentillesse évidentes de ce visage. Curieusement, sur ces constations étranges, Aya ne sentait en aucun cas l’emprise de l’alcool. Aussi curieux que cela puisse paraitre, elle pensait vraiment ce qui lui venait à l’esprit. Et c’est donc avec plaisir qu’elle détaillait pendant un temps interminable et sans aucun doute de manière fort impolie ce décalage, cet assortiment inégal de qualités et de défauts physiques réunis en un assemblage étrange et déroutant. Un air de gosse sur un visage d’homme, alors qu’elle était d’avantage habituée au contraire. Mais son admiration et ses multitudes de questions qui se pressaient au pas de son esprit furent brutalement réduites à néant par … un bol de soupe. Un mélange odorant, dont l’assaisonnement ne gâchait nullement le fumet des ingrédients. Qui eut cru qu’un bar aussi décevant par son éthique parviendrait à faire d’un plat de base quelque chose de subitement merveilleux … D’autant plus que le cerveau d’Aya n’était pas encore en état de se rendre compte que l’apparition miraculeuse relevait simplement d’une commande passée par l’objet de son attention. Lequel adopta le même ton que celui de son grand frère quand il la prenait dans ses bras et lui disait de pleurer pour tout effacer et réinventer le monde. Une voix chaude, une voix pleine de promesses et de valeurs sûres. Boire ça, oui. Excellente idée.
Aya s’exécuta aussi rapidement que possible. Elle saisit la cuillère que le serveur n’avait pas manqué d’amener, la plongea un moment dans le breuvage brûlant et mélangea de longues secondes. Après quoi, elle la porta à ses lèvres, une lueur d’envie dans le regard, souffla dessus et … Flic, flac, floc. Les gouttes du breuvage qu’elle n’avait pas encore bues s’écoulaient de leur perchoir, formant de grosses tranchées en cueillant la surface du mélange, troublant la quiétude de l’ensemble et laissant Aya interdite. Tout d’un coup, quelque chose paraissait bien plus primordial et évident que de goûter à ce doux parfum qui faisait déjà gronder son estomac. Un détail qu’elle parut oublier, avant de se reprendre et de relever un visage illuminé, simplement déjà réchauffé et d’ores et déjà plus éveillé. Un sourire, un murmure.
- Merci.
Un simple petit mot qui voulait dire beaucoup. Un simple remerciement qui signifiait la gratitude, mais pas seulement. Il véhiculait l’intérêt d’Aya pour cet inconnu prévenant et attentionné. Il emportait avec lui son soulagement de ne plus être seule dans cet endroit trop grand et trop froid pour elle. Son plaisir de déguster quelque chose de commandé spécialement pour elle, et toute l’attention qu’elle accordait maintenant -enfin- à cet homme intriguant. Mais ce merci, qui s’échappa avec une facilité déconcertante et nécessitait pourtant un long travail sur soi de la part de la lycéenne, aurait pu survenir un peu plus tard … Mais ne put se réitérer. Ce genre de choses étaient trop précieuses pour les dénaturer, du moins du point de vue d’Aya, qui avait besoin que l’on sente, que l’on comprenne le poids de certaines choses qu’elle ne disait ni ne faisait habituellement et facilement. Ouvrir son cœur, livrer un sentiment était compliqué. C’était se mettre partiellement à nu, de manière bien plus impudique qu’en ôtant ses vêtements. Vêtements qu’elle ne risquait pas de perdre pour l’instant puisque, pour la première fois depuis longtemps, Aya se vit couvrir par un homme.
C’en serait presque été amusant, s’il n’y avait pas eu la tendresse du geste, s’il n’y avait pas eu les paroles non moralistes mais compatissantes. Si ce n’avait pas été lui, maintenant, quelqu’un aurait pu en rire. Un cliché, une image vue et revue à la télévision. Mais rarement vécue. Et c’est à cet instant qu’Aya, automatiquement, se compara à celles qu’elle détestait … et leur fit un pied de nez imaginaire. Qui pouvait se vanter d’attirer une attention aussi délicate et précieuse ? Qui pouvait se targuer de recevoir des mots inquiets de la part d’un inconnu ? Même s’il s’apitoyait sur son sort, Aya ne voulait pas voir sa fragilité et son attitude qui attiraient la pitié. Elle voulait croire que ce n’était pas cela. Les yeux qui lui faisaient face, qu’elle n’avait pas quittés depuis ses premiers mots, ne pouvaient mentir. Et elle, alliant son excentricité à sa raison, répondit de manière toute spontanée et évidente, avec un air un peu ahuri, comme si elle se surprenait à dire ces choses là. Comme si ce n’était pas prévu, et que son corps avait décidé pour elle d’éjecter ces mots de ses pensées.
- Vous êtes ma conscience ? Elle me rattrape ? Ou bien un prince charmant …
C’était sans doute ridicule. Ou pas tant que ça. Car si cet homme était un prince charmant au bien étrange physique, son attitude serait sûrement approuvée par le comité des contes de fée. Au lieu des doigts de pianistes, frêles et cassants on trouvait ici des mains rassurantes et dignes d’une étreinte. Quelque chose de concret et réel, quelque chose de tangible. Et comme pour démentir l’illusion de la jeune fille, ledit prince se présenta après être retourné à sa boisson, dénigrant toute supposition irrationnelle de la part d’Aya. Saïl. Ce n’était ni un nom de conscience, ni un nom de personnage imaginaire. Aya sourit. Puis arrêta son geste spontané, se rendant compte à quel point elle avait été impolie de ne pas répondre à toutes ces attentions, se contentant de le regarder d’un air idiot. Voilà que Saïl devait la prendre pour une imbécile. Retournant à son bol, Aya descendit plusieurs gorgées du liquide chaud et velouté, nourrissant à la fois sa gorge et son cœur, qui se desserra. Après une grande inspiration, comme une renaissance, Aya s’emmitoufla dans le manteau confortable de son compagnon d’un soir.
- Je … Je suis Aya.
Parler peu était une habitude, mais agir accompagnait souvent les chiches phrases prononcées par la jeune femme. Maintenant qu’elle était réchauffée et de nouveau lucide, quoiqu’encore un peu étrange, Aya se présentait. C’était déjà bien, même si elle n’aimait pas ce nom trop court, trop arrêté et sans aucune signification. Un nom d’emprunt, un nom de pâle copie ou tout simplement, un nom sans grande inspiration. Mais c’était encore la moindre des choses. La jeune fille se redressa à moitié, tira sa chaise pour se rapprocher de Saïl, maintenant que la conversation était engagée, et fit enfin preuve de la plus élémentaire politesse.
- Navrée pour mon comportement. Mes idées l’emportent parfois un peu trop …
Tout comme elles lui échappaient maintenant, alors qu’elle se demandait comment remercier Saïl. C’est vrai, une princesse bien élevée se doit de rendre à son partenaire un minimum de considération. C’est sans un mot qu’elle se leva à nouveau et que, du haut de sa taille respectable mais pas comparable à celle de Saïl, elle se hissa jusqu’à sa joue pour y coller une bise tout ce qu’il y avait de plus gratifiant, pour se rasseoir et replonger dans ce qu’elle était, à savoir une gamine ignorante et impulsive. Comportement qui justifiait parfaitement son âge. Mais elle avait retrouvé une certaine dose de chaleur humaine en cette soirée terne et sans nuances. Son sourire renaissait doucement de ses cendres, pour plus tard peut être exploser avec force sur son visage encore fermé et hésitant, peu sûr de lui. La suite ? Bonne question. Aya se suffisait de ça, Aya se suffisait de lui. Il faudrait la guider, au risque qu’elle ne parte voguer sur de lointains futurs saveur lavande, comme elle savait si bien le faire, sans justification ni logique.
-
Si l’on avait demandé à Saïl de jauger son pouvoir séducteur, au lieu de donner une véritable réponse, il se serait certainement mis à rire, ce qui aurait été suffisamment éloquent sur le sujet : pour lui, il n’en avait pas. Non pas qu’il s’estimât repoussant, que ce fût socialement ou physiquement, mais lorsqu’il lui venait à l’idée d’estimer son charisme par rapport à d’éminentes figures de chic et de charme, le jugement lui apparaissait avec une évidence tellement criante qu’il n’en était même pas blessant ; il ne soutenait nullement la comparaison. S’il s’était essayé à la pratique du flirt, il se serait très rapidement mis à enchaîner les platitudes avec les maladresses, les clichés avec les âneries, tout ça pour ne résulter qu’en un fiasco illuminé par le rouge de la honte donc son visage aurait été marqué.
Il ne lui serait pas venu à l’idée que sa gentillesse, sa prévenance, sa douceur, pouvaient avoir de quoi plaire, et de par cette inconscience, n’en devenait que plus touchant, plus sincère envers les personnes auxquelles il s’adressait. Evidemment, pour une femme qui aurait préféré un homme irradiant virilité et sex-appeal, il était absolument inintéressant, mais cela n’empêchait qu’en toute objectivité, il était aimable, dans tous les sens du terme.
De telles idées étaient toutefois bien absentes de son esprit, car son regard, ses réflexions, ses attentions étaient fixés sur la demoiselle qui avait de la sorte éveillé son intérêt et son affection de manière si forte et si aisée que cela en devenait presque ridicule. Mais le ridicule ne tue pas, et il le prouvait en se sentant à chaque seconde passé en présence de l’adolescente plus vivant, plus vif, plus vivace, comme une fleur autrefois somnolente dans l’ombre et affichant désormais pleinement ses couleurs sous les rayons du soleil.
La comparaison suivante est un immense cliché, mais il faudra bien la souffrir tant elle pouvait bien s’appliquer à la situation présente avec un peu d’indulgence : Saïl était tel un chevalier un genou en terre devant sa princesse ; un chevalier certes incapable de combattre, et une princesse bien peu maniérée, mais pour autant, la dévotion et le courage d’une part et le charme et la beauté d’autre part étaient présents. C’est qu’en parlant de soleil, son âme avait été comme ardée par la vision de l’adorable étrangère, et la chaleur dont elle avait été pénétrée ne cessait de s’entretenir au contact de celle-ci.
Il en était bien conscient, il entretenait des sentiments d’une tendresse certainement démesurée à l’égard de cette inconnue, mais il l’était tout autant que tâcher de les réfréner n’aurait fait que déranger l’enchantement littéralement tangible qui s’était installé et prenait sans cesse plus de force. En vérité, ce qu’il ressentait pour cette jeune fille aurait pu passer pour un attachement semblable à de l’amour fraternel, mais il savait que prétendre le contraire aurait été se mentir à lui-même : il s’agissait de quelque chose de plus fort, plus profond, plus insidieux même, et si cela lui rongeait le cœur, il était manifeste que faire mine de se séparer d’elle l’aurait fendu.
C’était idiot, mais le simple petit remerciement dont elle le gratifia sonna comme une véritable louange à ses oreilles, et le sourire dont elle orna une pareille formule ne fit qu’en rehausser l’effet, le propulsant vers des sommets de félicité. Bien sûr, il avait toujours été du genre à apprécier de telles expressions de gratitude à leur juste valeur, quand bien même elles fussent machinales et n’eussent relevé que de la politesse, mais en l’occurrence, l’entendre de la part de cette jolie brunette lui donna sans qu’il eût pu expliquer pourquoi l’impression d’être exceptionnel. Indubitablement, il y avait dans tout cela une part de délire, mais c’était un agréable délire, de la même essence qu’une extase divine, et si déraisonnable que s’y laisser aller pût être, Saïl n’aurait voulu s’en détacher pour rien au monde.
Pour autant, il n’avait pas perdu le sens des réalités, et lorsque l’adolescente lui demanda si par hasard il n’était pas un ange venu la remettre sur le droit chemin ou un héros de contes de fées, il ne dit rien en retour. D’une part car les questions avaient de toute évidence un caractère rhétorique, et d’autre part car la réponse à de telles interrogations pouvait facilement se lire dans ses doux yeux pénétrés d’amusement de même que dans son demi-sourire sagace : lui, un prince charmant ? Non seulement il ne possédait de son avis pas une once de cette qualité comme il l’a été expliqué, mais il n’avait dans les veines aucune once de sang bleu, la seule noblesse qu’il possédait étant celle de l’âme.
Ou bien alors, s’il pouvait avoir été anobli, ce devait avoir été par le regard de la demoiselle qui se posait sur lui à la manière d’un voile léger, frais et tendre, et dont il ne se lassait pas tant le mouvement de ces beaux iris verdoyants lui était pareil à un ballet de lucioles qu’il prenait plaisir à regarder. Etrangement, là où les extrospections insistantes le mettaient d’habitude dans un état de gêne et de timidité intense, celle qu’observait la jeune fille à son égard ne le dérangeait pas, comme s’il avait existé entre eux une étrange et étroite familiarité, comme s’ils s’étaient reconnus par une indicible intimité intemporelle.
Et s’il aimait être vu, voir ne lui agréait pas moins, le spectacle du moindre mouvement de sa protégée s’imprimant sur sa rétine avec à chaque fois cette même stupide mais irrésistible sensation de trésor. Ses gestes vifs, délicats, gracieux, ses doigts se posant sur la surface du bol, la manière dont la couleur de sa peau semblait s’altérer selon l’angle avec lequel la lumière la frappait, la pression que la surface du récipient exerça sur ses lèvres, les oscillations qui coururent le long de sa gorge au fur et à mesure que le liquide chaud y descendait, ses cheveux se déplaçant doucement au gré du changement de ses postures, la façon dont elle reprit son souffle -presque en un gémissement- en reposant le récipient, l’air contenté et rasséréné qu’elle prit… des mots ne sauraient rendre les émotions qui se saisirent de Saïl en cet instant ; seul le son d’un soupir d’adoration le pourrait.
Comme il l’avait souhaité, autant pour son bien que par espoir de ne pas la contrarier, elle accepta le don de son épais vêtement dans lequel elle se resserra, en appréciant manifestement le contact de cocon au grand soulagement de l’attentionné personnage. Puis elle lui révéla son nom, un lien de plus qui s’établit entre eux tel un nœud invisible, fin, mais tenace, et que son interlocuteur remua mentalement : deux syllabes, simples et presque dérisoires, formant un nom banal en soi mais qui se voyait reluire d’unicité, de signifiance, car il s’appliquait à elle.
Ce fut toujours d’un regard tendre, à peine troublé, qu’il la regarda se rapprocher de lui, mais ce qui se modifia fut son rythme cardiaque, celui-ci reflétant à quel point il était pour lui important, presque exaltant, qu’elle se fît physiquement plus proche, le jeune homme se sentant plus nerveux, comme sous l’effet d’un phénomène chimique. Si près d’elle, il avait envie de l’étreindre, mais son bon sens lui soufflait encore que les bons usages l’interdisaient, aussi se fit-il violence pour se contrôler et rester respectable, gardant une main sur sa table et une autre tenant son verre.
Se faisant de plus en plus aimable –encore une fois dans les deux sens du mot-, elle s’excusa ensuite de son comportement, renforçant encore davantage l’affection de Saïl qui lui avait de toute manière d’ores et déjà pardonné. Elle s’était certes montrée perturbée et irrévérencieuse, mais il ne lui en voulait aucunement pour cela, sa colère allant seulement aux goujats, aux insensibles, aux cruels vauriens qui pouvaient avoir été responsable d’un abattement pareil.
Encore une fois, par l’aménité de ses traits autant que par le haussement d’épaules qu’il exécuta, il répondit sans avoir un mot à dire, mais alors qu’il allait ajouter la parole au geste, Aya ne lui en laissa pas le temps, prenant les devants d’une façon qui le laissa pantois. Quand elle se leva, son sourire se dissipa un tantinet sous la surprise, et alors même qu’elle venait dans sa direction, les battements de son cœur s’accélérèrent encore, semblant se calquer sur l’enchaînement des pas de l’adolescente.
Il l’avait envisagé, espéré même, mais sans vraiment y croire, aussi fut-ce un ébahissement de taille quand il sentit sa bouche voleter comme un papillon pour se poser avec grâce contre sa joue, y imprimant alors cette infime succion que l’on nomme baiser. Immédiatement, pour lui, ce fut comme la propagation d’un choc statique doux mais bien tangible, qui partit de son visage pour aller se propager jusqu’à la racine de ses cheveux, dans sa cage thoracique, jusqu’aux moindres extrémités de son corps pour se résorber en laissant en souvenir une agréable chaleur reflétée par le léger fard qui se peignit sur ses joues.
Ebahi, il la regarda un moment avec un air d’incrédulité sur le visage, bouche bée, une main portée par réflexe à l’endroit du baiser comme pour vérifier s’il n’y avait pas là la trace de quelque sortilège qu’elle lui aurait lancé. Il l’observa, espiègle, jolie, mutine, et sans même qu’il eût besoin d’y penser, il lui vint d’instinct ce par quoi il devait rétorquer à cet acte, mi-signe de reconnaissance, mi-provocation.
Même s’il s’était donné la peine d’y réfléchir, il ne se serait probablement pas empêché de faire ce qu’il fit, et ce fut sans hésitation, sans précipitation, sans incertitude qu’à son tour il se mit debout, s’approcha, puis vint à son contact, l’enveloppant affectueusement, tendrement, de ses grands bras propres à étreindre, pour ensuite se serrer contre elle. Tête contre tête, le nez au niveau de la nuque de la jeune fille, il put apprécier son parfum en même temps que sa chaleur et la souplesse de sa peau. Saïl avait toujours été sensible aux odeurs qui peuvent contenir l’essence même d’une personne, et celle d’Aya était suave, fraîche, vivifiante, presque piquante ; un véritable enchantement.
Ce fut comme s’il avait voulu avérer sa présence, vérifier que cette ravissante adolescente pleine de charme n’était pas qu’une apparition ou quelque être féerique qui se serait volatilisé à la première occasion, et la sérénité ô combien plaisante de cet instant de pleine tendresse se poursuivit jusqu’à ce qu’il se détachât délicatement d’elle avec encore un sourire rêveur sur les lèvres.
« J’espère que vous ne m’en voulez pas. » Murmura-t-il, une infime timidité venant démentir la possibilité d’une assurance aussi complète qu’il aurait pu en donner l’illusion.
-
Si Aya s’était douté un seul instant de ce qu’il se passait sous la tête de Saïl … Eh bien, quoi ? Cela dépendait beaucoup de comment elle l’apprendrait, mais il y avait somme toute deux options qui se dégageaient de manière majoritaire. La première était de fuir très loin, apeurée par tant de sentiments si vite, si tôt, si enfiévrés. A dix sept ans, même quand on s’amuse à jouer à la femme fatale, on ne mesure pas toutes les conséquences, et même si Saïl, le gentil et attentionné Saïl lui avait révélé ce qu’il pensait à cet instant, la jeune fille aurait pu prendre peur. Ou se pendre à son cou pour le serrer aussi fort que ses petits bras le lui permettaient. Cela dépendait essentiellement de sa capacité à appréhender la véritable rencontre avec son idéal, ce qu’elle imaginait approcher un jour sans réellement y croire. Les pensées de Saïl seraient peut être vécues comme des chimères, attirantes mais irréelles. Ne pas y croire serait sans doute le moyen de défense le plus évident pour une jeune fille allant de déceptions en déceptions, à courir après un concept qu’elle fuyait une fois rencontré. D’ailleurs, si elle n’avait pas eu de réponse concrète à sa question totalement illuminée, elle sentait bien que Saïl conservait assez de sourires muets dans ses grands yeux pétillants pour nier catégoriquement les délires de la demoiselle qu'elle semblait être dans son regard.
Bien habile celui qui un jour cernera l’esprit féminin, sans nul doute. Mais heureusement pour nous, et pour Saïl, Aya n’avait absolument aucune idée de ce qu’il se tramait là bas, en face. Elle ne pouvait qu’imaginer ce qu’elle savait tangible et perceptible, ce qu’elle connaissait de ses expériences. Et encore, même avec ce maigre bagage en poche, il lui était difficile d’expliquer l’intérêt de son bienfaiteur à son égard. Curieux personnage que celui qui offre un potage et un manteau pour réconforts à une inconnue un peu trop arrosée. Ladite inconnue flottait d’ailleurs dans ce vêtement, bien trop grand pour elle. Le contraste entre ses habits et cette véritable tente qui, si elle s’y capitonnait, enveloppait tout son corps, était saisissant. Elle paraissait encore plus fragile, avec ses mains qui dépassaient à peine des grandes manches, ses cagneuses articulations disparaissant sous un monceau de tissu. Mais étonnamment, Aya se sentait en sécurité et plus forte, ainsi enrobée. Comme un bibelot que l’on protège consciencieusement des coups et des agressions extérieures. Telle une petite vasque de porcelaine précieuse que l’on garderait à l’abri des regards. Voilà à peu près ce que renvoyait ce manteau à Aya. Un cocon, un écrin. Qui la réchauffait autant que le regard de Saïl.
Regard qui d’ailleurs ne la quittait pas. Au même titre qu’elle-même dévisageait avec attention et précaution cet être dont elle commençait à apprendre les aspérités, les asymétries et les petites touches d’incrédule qui rendent quelqu’un beau. Et, Aya le réalisait doucement, beau au sens où elle ne l’avait longtemps pas entendu. D’un charme tout particulier, qui résidait principalement dans les émotions qui se dégageaient de ce corps imposant et rassurant à la fois. Et elle en vint à se demander ce qu’elle-même renvoyait. Sa frêle silhouette la rendait-elle trop jeune pour mériter son attention ? Ses attitudes faisaient-elles d’elle une adolescente écervelée et futile, sans consistance ? Inquiétude fugace, comme un ange survole doucement ces instants de silence qui lui rendent hommage. Ce fut peut être pour sentir des changements dans ce regard, pour étudier l’image que les iris de Saïl lui renvoyaient d’elle-même qu’Aya fit ce qu’il a déjà été mentionné. Ou peut être pas. La pulsion, l’envie soudaine y était forcément pour quelque chose. L’impulsion d’un instant, l’idée stupide qui vous hante jusqu’à sa réalisation.
L’important, le primordial, fut qu’Aya exécuta cette tendre démonstration d’affection sans rougir. Elle se montrait plus forte et assurée qu’elle n’était, alors que ses jambes se faisaient toujours hésitantes au moment d’avancer, alors que son esprit encore assommé des folies de ce début de soirée vacillait, pour lui compliquer la tache. Si elle ne remarqua pas la première gêne de Saïl quand elle effectua son premier pas en sa direction, elle jubilait de la délicate carnation dont ses pommettes se parèrent. Pile, timidité. Face, mutinerie. Aya était ainsi, aussi changeante que le niveau de la mer tumultueuse, au diapason de ses revirements illogiques et imprévisibles. Vouloir désarçonner, puis se montrer réservée. Jouer, fuir. Et tout recommencer. Comme une farandole régie par le hasard, comme un ciel en plein moi d’avril, comme un lancer de fléchettes pratiqué les yeux bandés. Un saut sans parachute, pour un athlète qui malgré son expérience ne savait jamais bien où il allait tomber, ni si ce serait sans mal. Et le plaisir de la chute n’en était que plus exaltant et jouissif. C’est à peu près ce que procurait souvent Aya. Comme là, où elle voyait Saïl rester sans voix, une main délicatement portée à sa joue, comme une vierge effarouchée devant un galant peu gentleman. Allez, Saïl. Rentre dans la danse.
Il ne lui en fallut pas plus pour que son vœu soit exaucé. Il était d’ailleurs rare qu’un homme reste de marbre après une telle démonstration d’affection, une telle invitation qui signifiait à la fois beaucoup et bien peu. Toutefois, Aya ne s’attendait à rien, par principe. Trop peur d’être déçue, toujours. Mais, alors qu’elle changeait d’orientation pour reprendre sa place à quelques centimètres de là, quelque chose l’en empêcha. Un bruissement de tissu, seul témoin au mouvement de Saïl. Puis tout d’un coup, une explosion de chaleur. Un contact présent, délicat mais suffisamment insistant pour s’imposer à la jeune femme, qui n’avait d’autre choix que de se couler dans des bras imposants, qui ne souffraient d’aucune répartie. Contact à la fois sensuel et affectueux, mêlant le délice de l’inconnu et du mystère qui liait deux êtres ne se connaissant pas à la proximité immédiate qui s’était instaurée. Fermant les yeux, Aya se laissa aller à cette douce étreinte, grande source d’émotions et d’apaisement. Dos à dos, les deux jeunes gens semblaient pourtant plus près que les amoureux de la table de tout à l’heure. Et dans ce petit monde où personne ne pénétrait, dans le fond du bar, le silence était brisé uniquement par le vacarme de leurs existences. Les respirations se mêlaient dans une discrète et secrète union. La nuque nue de la jeune fille recueillait le souffle de Saïl, et quand il se détacha d’elle, Aya eut l’impression que c’était d’être à nouveau libre qui l’oppressait.
Et, face à un sourire attachant et une excuse voilée tout aussi appréciable de la part de son interlocuteur, Aya se retourna pour lui faire de nouveau face. Se sentant pour ainsi dire obligée de retrouver cette tendresse, cette promesse d’une éternelle source d’émotion, la jeune femme prit d’elle-même l’initiative de retrouver ces bras. Saisissant ceux de Saïl, elle les passa autour de ses épaules et se blottit contre lui, l’enserrant de ses maigres muscles qui venaient finir leur course dans un large dos accueillant. Étreindre plus étroitement, peut être pas tout à fait comme une femme enlacerait un homme, mais pas non plus comme une sœur le ferait avec son frère. Quelque chose de plus intime qu’un simple couple, de plus partagé et de plus évident. Un visage qui trouve une place parfaite sur la naissance d’un cou, un corps qui trouve de quoi être reçu avec le plus grand confort qu’est celui d’un délicat sentiment naissant. Aya répondit, sa voix hésitant jusqu’à la dernière seconde entre faire écho à la timidité de Saïl ou à libérer un peu de son côté mijaurée et prise de risque. Le dernier l’emporta de très peu, sans doute dans un désir de trancher et de se détacher des réactions identiques qui n’auraient rien apporté à la situation.
- Seulement si vous ne m’en voulez pas non plus de trouver réconfort de cette manière …
Puis, plus rien. Aya, en un instant, s’était déjà dérobée à ce moment pourtant très agréable. Elle se retrouvait joueuse, câline mais spontanément espiègle. Sans savoir ce qu’elle faisait, elle l’exécutait avec plaisir et assurance. Rien à voir avec celle qui, ruminant ses idées noires, se trouvait auparavant à cette table, les yeux ternes. A présent, ses iris brillaient de mille feux, ayant retrouvés joie et sincérité dans la simple présence de son prince charmant un peu atypique. Sur quelques pas de danse feints, sans laisser à Saïl le loisir de lui répondre, elle s’éloigna un peu plus loin et se laissa choir sur une banquette, plus confortable que les chaises de bar, bien trop désagréables à son goût. En lançant un regard à celui dont elle venait de quitter les bras, Aya s’étira, ses poignets se dressant au dessus de sa tête pour former un artistique demi-cercle de chair et de sang. Elle répudiait ainsi sa morosité, ses manières déplorables, les relents d’alcool qui lui embrumaient encore l’esprit, bref, reprenait vie d’une impulsion … pour laisser ses épaules retomber brutalement. Ses paumes s’appuyèrent alors sur le bord de son siège luxueux, et Aya commença à se balancer imperceptiblement d’avant en arrière, comme d’impatience. Son regard vif errait de l’animation lointaine de la salle à Saïl, et la jeune fille attendait la suite de la soirée, attendait que son prince reprenne place près d’elle, qui l’avait quitté pour briser un moment complice, installant la frustration et le manque.
- Plus confortable …
Répondit-elle à une question muette qu’elle se serait posée à la place de Saïl. Et puis, c’était sans doute plus amusant d’observer ses réactions sans lui laisser le plaisir de rester dans ses bras. Il fallait savoir se faire attendre et, de temps à autre, faire languir son interlocuteur. Advienne que pourra.
-
N’importe qui étant au courant du tempérament de Saïl aurait pu juger, fort à propos, qu’après une étreinte telle qu’il venait d’en gratifier celle qui avait si bien pris prise sur ses sentiments, il arborerait certainement un air confus, embarrassé d’avoir fait preuve de tant de hardiesse envers quelqu’un qu’il ne connaissait que depuis si peu de temps. Pourtant, chose si exceptionnelle que l’on pouvait à bon droit la qualifier de miracle, ni panique, ni honte ne prirent place dans ses émotions, ces accès ayant été en l’occurrence remplacés par une douce euphorie de laquelle il ne paraissait pas prêt de redescendre alors qu’il contemplait les yeux d’Aya qui lui semblaient déjà encore plus éveillés et pétillants de vitalité qu’auparavant.
Mais pour qu’un instant soit précieux, il faut également qu’il ait un écrin de rareté, aussi le tendre garçon dut-il bien y mettre fin, se reculant ensuite afin de regagner son siège, laissant ainsi s’ouvrir une nouvelle manche d’un jeu auquel il participait sans réellement en avoir conscience. Il n’agissait évidemment ni par ludisme, ni par taquinerie, mais bien avec la plus grande sincérité qui fût, se consacrant à l’adolescente au point d’en oublier ce qui les entourait.
Néanmoins, si une certaine assurance avait été au rendez-vous lorsque l’embrassade était venue de lui, elle le fut moins quand ce fut au tour de la jeune fille de prendre les devants. Celle-ci agit en effet sur le coup avec une telle rapidité dans son élan de spontanéité câline qu’il en resta interdit, ne songeant même pas à résister alors que le geste se réitérait, si semblable et si différent à la fois. A la sentir contre lui, contre son cœur, il fut soudainement percé comme d’un frisson glacé qui l’agita en une sorte de début de pâmoison avant qu’une bouffée de chaleur incroyablement puissante n’enflammât sa poitrine pour envahir tout son corps. Pourquoi fallait-il que la course du temps se poursuivît ? S’il l’avait pu, peut-être Saïl aurait souhaité figer cette scène afin qu’elle durât des heures, des jours, des années ; et pourtant, à bien y réfléchir, il s’en serait abstenu, car comme le moment précédent, celui-ci tenait en partie son côté exaltant, sacré, de sa brièveté.
Presque tremblant, il n’en resta pas pour autant saisi de stupeur, et posant une de ses larges pattes contre le dos de la demoiselle et une autre à l’arrière de sa tête, il se pencha sur elle pour venir déposer avec comme une dévotion pleine d’affection un profond baiser au sein de cette masse de cheveux bruns si étrangement peu rebelles par contraste avec le caractère enjolivé et enjôleur de leur propriétaire. En mentionnant cela, justement, elle prit au bout de plusieurs secondes de ce délicieux contact la parole, rebondissant sur celles de son galant avec un mélange de politesse et de taquinerie qui le fit l’apprécier encore plus ; cela alors même que les vibrations de la voix d’Aya faisaient résonner son torse, se propageant dans tout son être comme pour mieux le laisser enregistrer jusqu’aux moindres inflexions de sa voix juvénile et ainsi la conserver précieusement en lui.
Hélas, il lui semblait qu’il avait eu à peine le loisir de savourer cet instant que déjà, il prenait fin, l’enfant se dérobant à son étreinte telle une princesse enchantée devant quitter sa compagnie aux coups de minuit, ou plutôt, telle une sirène ne côtoyant les mortels que le temps de capturer le cœur de l’un d’entre eux avant de regagner les flots. Ah ! Il l’a été précisé, Saïl n’était en cette heure d’enchantement plus un scientifique, aussi ne fit-il même pas attention à l’invraisemblance de sa pensée lorsqu’il se demanda si elle ne le lui avait en vérité pas volé en profitant d’un moment de distraction de sa part pendant qu’ils étaient si étroitement collés l’un à l’autre.
L’idée était complètement fantasmagorique, et pourtant, tandis qu’elle s’éloignait, son palpitant ne battait-il déjà pas avec moins de force, paraissant déjà se languir de la présence de cette dame de glamour ? Car si la féerie existait, c’était bien dans les prunelles de la créature gracile dont l’éclat aurait facilement pu contenir les frondaisons lumineuses de toute une forêt lubrifiée par un soleil d’été. Oui, ses pas de danse avaient beau revêtir un caractère avant tout joueur, cela ne faisait que l’apparenter encore plus à une fée, et même l’épais manteau dont elle était vêtue et qui rendait ses gestes patauds n’était au fond que la fourrure de loup qu’elle lui avait chipée et par laquelle elle l’incitait mutinement, presque moqueusement, à venir le rejoindre.
On pourrait longuement disserter sur les raisons, les affects qui poussèrent notre ami à agir comme il va l’être décrit, mais en vérité, la suite des évènements laisse si peu de place au suspens que le plus intelligent reste encore de dire directement qu’il ne tergiversa pas une seconde et s’empressa de venir près d’elle, un sourire d’une indulgence rêveuse sur les lèvres. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle l’avait si bien ensorcelé que résister à une pareille invitation lui aurait été aussi impossible qu’à un oiseau de se départir de ses ailes, appendices sans lesquels il n’est plus qu’une tragique caricature de lui-même et n’a plus qu’à dépérir.
Il était trop loin pour savoir ce qu’elle venait d’articuler, mais ne s’en chagrina pas pour autant, se contentant largement du spectacle d’une élégance proprement enfantine qu’elle offrait en se mouvant avec tant de vivacité qu’elle paraissait se démener pour évacuer un trop-plein d’énergie emmagasiné pendant qu’elle avait broyé du noir ; ce noir dont elle s’ébrouait à présent si magnifiquement, s’attirant sur son passage quelques regards dont elle n’eut pas plus cure que lui.
Aussi docilement qu’un ours savant mené à la baguette, mais heureusement avec davantage de grâce dans ses mouvements, il s’achemina jusqu’aux côtés de sa reine qui s’était installée sur son trône, plus confortable et plus reluisant que le perchoir sobre et presque sévère sur lequel elle s’était auparavant sise. Loyal, empressé et diligent, son fidèle chevalier sans autre blason que sa grandeur d’âme vint se mettre à ses côtés, toujours aussi respectueusement adorateur envers elle.
De fait, un homme plus sûr de lui, plus certain de ses charmes, aurait très probablement passé un bras autour des épaules de la jeune fille afin de continuer à la poursuivre de ses assiduités, posant son empreinte sur elle aussi franchement qu’un renard urine sur un arbre pour marquer son territoire. Nettement moins hardi et nettement plus prévenant était Saïl qui, plutôt que de se faire de la sorte dominateur, choisit sans vraiment se poser la question d’observer une pose avant tout confortable, s’enfonçant dans la banquette élastique en se positionnant une jambe croisée perpendiculairement à l’autre, les poings calés de façon relaxée sur les cuisses.
Ainsi posté, il put tout à son aise détailler encore une fois de près l’allure d’Aya, laquelle était si mignonnement mutine, si adorablement taquine dans son comportement qu’il sentit à nouveau son cœur battre avec plus de vigueur, comme pour donner davantage de couleurs à son possesseur et lui permettre par là de faire aussi bonne figure que possible devant celle qui le stimulait de la sorte. Ayant toutefois le bon sens de se dire que ne faire que sourire niaisement devant elle n’aurait guère été bien inspiré, il prit à son tour la parole, à la fois plaisamment chicaneur et doucement affectueux :
« Ça t’arrive souvent d’être aussi… versatile ? »
Et oui, le cap du tutoiement avait été franchi, mais il fallait bien dire qu’au stade où ils étaient parvenus, il aurait littéralement tenu du ridicule que ce ne fût pas le cas : pourquoi diable deux personnes qui s’étaient étreintes à deux reprises déjà se seraient donné la peine d’observer cette politesse désormais de trop en laquelle consistait l’usage de la deuxième personne du pluriel ? Quantité de choses les opposaient peut-être sur bien des points, mais l’attachement qu’ils ressentaient de toute évidence l’un pour l’autre était une bonne raison de faire en sorte d’en éliminer le plus grand nombre possible, à commencer par les conventions sociales superflues.
Pour en revenir aux paroles de Saïl, ce n’était en vérité pas uniquement pour se montrer espiègle qu’il avait posé une telle question, le jeune homme étant réellement curieux de savoir si elle était naturellement d’un tel tempérament ou si son humeur changeante n’était due qu’aux circonstances dont il jugea d’ailleurs sagement préférable de ne pas s’enquérir. En somme, il voulait tout simplement en apprendre plus sur elle, car le fait qu’il semblât ressentir une sorte d’indéniable proximité spirituelle vis-à-vis d’elle ne changeait rien au fait qu’il ne savait au fond rien de tous ces petits détails qui meublent les contours de la psyché profonde de chacun.
Cependant, comme d’habitude soumis aux injonctions de son cœur tendre, il ne voulut pas qu’Aya le crût désinvolte à l’égard de ce qui pouvait la préoccuper, aussi rajouta-t-il avec dans la voix cette prévenante sollicitude qui lui était propre :
« En tout cas, je suis heureux de voir que tu vas mieux. »
A cette marque d’affection verbale, il voulut en ajouter une physique, toujours aussi désireux d’ailleurs de la prendre dans ses bras, de la cajoler contre lui pour la rassurer, pour la réconforter, pour lui signifier clairement avec une pleine confiance qu’il voulait être aussi présent qu’il le faudrait si elle avait besoin d’être soutenue. Se rendant toutefois compte qu’il serait apparu comme une compagnie bien collante s’il avait réitéré ce geste, il se contenta d’un autre plus sobre mais non moins doux, posant délicatement sa main contre celle de sa protégée qu’il contint dans sa poigne de grande envergure, l’englobant de sa chaleur. Ce faisant, il ne cessa pas ni ne se lassa de mirer ces deux émeraudes débordantes d’un fantastique élan de vie, sur ses lèvres un sourire certes plus léger qu’auparavant mais tout aussi attentionné.
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On est en droit de se demander, alors que l’on contemple ces deux êtres qui semblent tellement évidents dans leur étreinte, l’une dans les bras de l’autre, la raison de la rupture du cadre idyllique que ce tableau inspirait. Peut être qu’Aya, sentant Saïl se rapprocher, prit peur. Sans doute pas pour sa main qui enrobait son dos d’une longue caresse, peut être pas pour la seconde qui effleurait sa nuque en se positionnant à l’arrière de son crâne. Mais sans doute à cause d’un baiser trop pur et chaste pour qu’elle puisse l’intégrer. Se faire embrasser comme une petite chose fragile n’était pas dans ses habitudes, et elle avait peur que Saïl ne prenne cette étreinte comme elle aurait pu être saisie : un réconfort, de petite fille blessée qui trouvait consolation dans des bras chaleureux. Une situation gouvernée par les affres de la pitié, de la condescendance. Bien sûr, Saïl n’avait pas de telles émotions en lui au moment où il avait répondu à sa demande égoïste de chaleur apaisante. Mais Aya n’en était nullement rassurée pour autant, restant dans une ignorance amère et dérangeante, dans un doute qui formait une boule bien trop grosse pour sa gorge. Elle préférait, comme à l’ordinaire, fuir et comprendre après coup. Se poser des questions, prendre le temps de savoir. Ne pas répéter des erreurs maintes et maintes fois commises par la précipitation de son cœur, avide et rarement satisfait.
Alors qu’il approchait, la couvant du regard, la rendant plus attirante et importante qu’elle ne l’était réellement, Aya ne souffrait pas du même plaisir que son sourire le laissait entendre. Lentement, elle reprenait ses esprits. Elle retrouvait le bon sens qui lui avait tant manqué en ce début de soirée. Ses mauvaises habitudes, ses inquiétudes, ses changements brusques et soudains de tempérament. Toutefois, elle n’en laissa rien paraitre à son charmant partenaire, qui s’installait à présent à côté d’elle, se mettant à l’aise. Le sourire de la jeune femme restait là, figé sur son visage pendant que ses pensées étaient bien loin. Elle réalisait à l’instant que, si elle s’était crue exceptionnelle et particulière, il n’en était rien. C’était stupide de croire qu’elle avait attiré Saïl avec un charme particulier, une douceur qu’elle n’avait pas, un charme qui lui était lointain … Rien de désagréable ne prenait racine chez elle, mais rien de remarquable ou de singulier ne la caractérisait vraiment, à part un caractère quelque peu lunatique et névrosé.
La conclusion logique se faisait donc d’elle-même. Si Saïl s’était intéressée à elle, dans sa grande générosité et avec toute la douceur qu’elle avait lue dans ses yeux, il était bien évidemment certain qu’elle n’était pas la première dans ce cas. Les autres … Aya sentit sa salive se glacer à l’intérieur de son palais. Les autres étaient toujours là. Déglutition difficile. Encore là, toujours toujours toujours là ! Pour lui gâcher son plaisir, pour la rappeler à la réalité. Pour quelqu’un d’aussi prévenant et bon que Saïl, il était impossible de ne pas l’imaginer en train de rassurer d’autres demoiselles. Il était pourtant affreusement difficile de voir ces mains si enveloppantes posées sur d’autres corps, de sentir que la chaleur de son baiser sur le haut de son crâne s’évaporait doucement alors qu’elle prenait conscience que d’autres femmes y avaient eu droit. Et qui était à blâmer ? Elle, certainement. Pas Saïl, qui ne faisait qu’offrir sa nature même, en ouvrant son cœur à celles qui, par leur fragilité et leurs errances, l’attiraient. Peut être par une larme, peut être par un air vide, ou bien une cigarette ridiculement portée à des lèvres vermeilles … Un charme évident, délicat et fragile qui provoquait chez ce prince de gentillesse d’irrésistibles besoins de cajoler, de consoler, de protéger.
Qu’elle avait été bête, qu’elle avait été sûre d’elle ! Aya se mordait violemment l’intérieur de ses joues pour ne pas démordre de son attitude ouverte et avenante. Il ne fallait pas retomber dans ce cercle vicieux, ne pas profiter de cette attention portée sur elle pour se faire câliner et se faire choyer par Saïl. Comment pouvait-elle imaginer profiter de cet homme qui, sans aucune raison, sans aucune promesse, était venu à son aide, elle pauvre âme égarée dans les affres profondes de son esprit ? C’est d’ailleurs les mots de son compagnon de soirée qui la tirèrent momentanément de ses réflexions, pour la questionner sur son comportement étrange, avec une pointe d’ironie noyée dans un océan de bonté. Si bien qu’elle ne pouvait pas lui en vouloir de s’interroger, c’était même plutôt légitime. Et oui, Saïl, tout le temps. Mais Aya ne répondit rien dans l’immédiat, le laissant revenir sur sa question, l’adoucir et l’enrober dans un élan de vigilante préoccupation. C’est ce moment là qu’elle choisit pour lui répondre, sans pour autant le regarder, gardant ses prunelles fixées sur la main qui venait de prendre possession de la sienne avec délicatesse et galanterie. Aya en eut presque pleuré, de tant d’attention et de précautions. Presque.
- Souvent, oui.
Réponse courte, pour une voix où les préoccupations pointaient. Aya se laissa aller contre ce bras, contre cette paume qui enserrait ses doigts fins. Portant sa main libre sur l’avant bras de Saïl, elle inclina légèrement le buste pour venir s’appuyer contre ce soutien inespéré, et permit à sa nuque de couler pour épouser l’épaule de son prince charmant. Ainsi, elle se serrait contre cette source de tant de sentiments contradictoires, parfois mélancoliques, souvent extatiques. La jeune fille se rendait compte qu’elle avait besoin de ce contact, qu’elle souffrait de ne pas sentir ce corps contre elle pour l’envelopper de sa constance, de son assurance. Elle ferma à demi les paupières et abandonna ses sens pour les obliger à lui faire parvenir la rudesse moelleuse de ce simple bras contre elle. Après avoir passé la frontière de la familiarité, et du tutoiement, Aya voulait franchir le cap de la proximité. Ne pas le lâcher. Ne pas fuir. Ne pas prendre peur. Et pourtant, la jeune femme tremblait de savoir qu’elle se comportait comme toutes celles que Saïl devait étreindre en réconfort. Savoir que rien ne la séparait de femmes qu’elle ne connaissait pas rendait l’adolescente malade et ternissait de nouveau son regard.
Mais hors de question de se laisser abattre, hors de question de se la jouer perdante. Ce soir, elle était la seule à avoir le privilège et l’extrême honneur de pouvoir effleurer Saïl à n’importe quel moment. Ce qu’elle fit. Remontant sa main libre le long de la peau de l’homme à ses côtés, à la fois si proche et si lointain. Aya rendait à son visage une certaine assurance, un discret espoir qui naissait délicatement, fruit du besoin incessant qu’elle avait, sans se l’expliquer, de garder son compagnon auprès d’elle. En peu de temps, la tendresse et l’émotion étaient apparues quelque part entre ses côtes, l’affection se répandant dans les moindres recoins de son corps par une circulation qui s’accélérait progressivement alors qu’elle continuait sa progression le long du bras, puis du cou de Saïl. Elle freina son ascension pour apprécier le velouté rugueux d’une peau d’homme, avant de repartir à l’assaut d’un menton, d’une joue pour venir effleurer des lèvres. Du côté de la jeune femme, l’expression qu’elle affichait était un mélange de découverte émerveillée et d’assurance fantasque. Oubliée, la gamine. Tout comme la fille qui broyait du noir avait été chassée par cette même gosse joueuse. C’était à présent presque quelqu’un d’autre qui se tenait là, poussée par un instinct bien plus avisé que celui d’une fille de son âge. D’une voix plus douce et posée qu’auparavant, Aya reprit la parole lentement.
- Cela te gêne, comme changement ? Suis-je trop instable ? Je ne fais que m’écouter, pourtant.
Pour s’écouter, elle s’écoutait ! Ce qu’elle n’aurait peut-être pas fait quelques minutes plus tôt, Aya le réalisait sans problème. Voilà le visage qu’elle montrait le plus souvent aux hommes. Celui qui lui permettait de séduire, de se départager. C’est très certainement son envie explosive et intraitable de ne pas rester en retrait, comme le souvenir d’une énième copie qui agissait. Poupée fragile, non. Et même si la jeune fille angoissait très légèrement à propos de la réaction de Saïl, elle tentait de se rassurer en répétant en silence, comme un vieux tourne disque rouillé, qu’elle n’était pas une autre personne. La même Aya fragile pouvait simplement se targuer de n’être pas aussi plate que certaines, peut être. Changer était le propre de la nature humaine, qui tendait toujours vers plus de réussite et de succès. Aya tentait d’effacer l’image de la petite sœur prête à se casser si on n’y prenait pas garde, et faisait tout son possible pour se hisser vers Saïl. Se faire femme plutôt qu’adolescente, se faire désirable plutôt qu’attendrissante. Pourtant, qu’il était difficile de sortir d’un carcan qu’on a tissé soit même. Surtout quand on ne sait pas si l’extérieur, le monde réel, est aussi indulgent ou au contraire bien trop cruel. En d’autres termes, allait-il rester interdit devant ces variations si déconcertantes, comme n’importe qui ? Ou bien serait-il capable de se plier à ses intraitables sautes de comportement ?
Se faisant un peu plus pressante, Aya s’enfonça d’autant plus dans ce bras auquel elle s’accrochait de toutes ses maigres forces, une interrogation sur les lèvres, un espoir dans ses iris dressées vers Saïl et une grande angoisse au cœur. Même le plus conciliant et prévoyant prince charmant aurait raison de se détacher, quittant cette drôle de princesse, tour à tour timide ou aguicheuse. Parfois innocente, charmeuse d’autres fois. Instable, donc. Mais sincère, toujours. Toutefois, l’âme pure de ce grand protecteur allait-il facilement accepter une femme moins vulnérable, ayant par conséquent -en apparence du moins- moins besoin de réconfort ? Car somme toute, même la plus forte personnalité nécessite quelqu’un à ses côtés. La vie se vit à deux, et chaque instant partagé vaut bien plus, se montre plus riche qu’un long moment passé en solitaire.
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Qu’il était étonnant en vérité que quelqu’un de paisible, pantouflard presque, comme Saïl, fût capable de réagir à l’évolution des évènements avec autant de cran et de franchise qu’il le faisait. Le garçon était en effet tout sauf un homme d’action, alors comment se faisait-il qu’il ne se racrapotât pas devant la scène d’une originalité si déstabilisante à laquelle il faisait pourtant face sans se dégonfler ? La réponse était que malgré toute sa timidité et sa malhabileté, il avait en lui quelque chose comme un point de rupture : lorsque les circonstances de la situation commençaient à rendre la conduite que se devait de suivre son grand cœur trop évidente, ses incertitudes s’envolaient, balayées sur le chemin de sa conviction.
Pour autant, il n’en était pas d’une assurance confondante ainsi que l’avaient pu indiquer les diverses hésitations et craintes qui avaient parsemé ses agissements jusqu’ici. C’était tout bonnement qu’à partir du moment où sa simple raison ne pouvait pas suffire à le faire réagir adéquatement, le regard de son âme prenait le relais de ses yeux, lui indiquant la conduite à suivre. Que l’on appelât ce phénomène l’intuition, l’instinct où bien la sincérité, il restait qu’il se faisait alors pareil à un aveugle volontaire ayant abandonné la vue pour n’en distinguer que plus clairement ce qui l’entourait, se fiant pleinement à ses autres sens.
En l’occurrence, dès les premiers instants de sa rencontre avec Aya, il avait pu sentir cet étrange guidage affermir sa résolution, instillant dans son esprit la conviction qu’il devait aller vers elle, s’y implantant avec la même force que met la foudre à frapper la terre. L’absence de fondements qu’il y avait à un tel comportement était effrayante, terrifiante, même, mais Saïl ne pouvait ressentir les atteintes de ces émotions, trop obnubilé qu’il était par la présence de la demoiselle qui l’avait envoûté.
Pour dire la vérité, le doux jeune homme avait déjà éprouvé des impressions similaires avec d’autres femmes, aussi aurait-il été mensonger de le présenter comme un profane absolument innocent en ce qui concernait de telles affaires. Il était vrai que son cœur d’artichaut s’était déjà laissé attirer par la compagnie de personnes du beau sexe qu’il avait côtoyées par le passé, se remettant entre leurs mains sans se montrer farouche.
En revanche, il n’était pas moins vrai qu’en la circonstance, la situation ne consistait nullement en un bis repetitas tant celle-ci s’avérait formidablement unique en son genre. Jamais, non, jamais, il en était définitivement certain, des sentiments aussi forts, aussi profonds, aussi francs, ne lui étaient venus que ceux que suscitait le simple fait d’avoir Aya à ses côtés. Alors même que sa patte se resserrait délicatement autour de la menotte de l’adolescente, il pouvait s’en rendre pleinement compte, la réalisation lui venant avec une clarté qui rendit de l’aplomb à ses idées jusqu’ici perdues dans l’ivresse d’affectueux égarements.
Cependant, s’il était plus conscient, il n’était pas moins prisonnier consentant des grâces de la jeune femme, cette remise sur pieds ayant rendu ses tendres élans attentionnés plus sûrs, mais non moins sincères, ceux-ci se manifestant désormais avec la force de l’indubitable. Naturellement, les concepts de conquête, de séduction, lui étaient presque étrangers en la matière, mais cela n’empêchait qu’il était pénétré du besoin aussi impérieux qu’inexplicable de s’accoutumer à cette fée juvénile, de l’adopter. Comme lié à elle d’âme à âme, il voulait se faire le garant privilégié de son bonheur, celui-ci s’affichant maintenant telle une composante rigoureusement nécessaire de la stabilité de l’univers qui ne pourrait aller bien tant qu’elle irait mal. Ayant embrassé l’indicible inexorabilité de ce qu’il ressentait, si follement malavisé que cela pût apparaître, Saïl ne parvenait à concevoir d’autre voie possible que de se rapprocher toujours plus d’elle.
Malgré ses travers, malgré ses caprices, malgré son imprévisibilité elle était à ses yeux un joyau de charme inégalable, et il scella en son cœur le serment de ne plus jamais permettre de laisser persister en sa présence l’incertitude, la crainte, la vulnérabilité qu’il lui semblait lire dans son regard. Chaque fois qu’elle en aurait besoin, il serait là pour dissiper toutes ses pensées les plus sombres, pour la rassurer, la combler de délicates attentions.
Et comme si, par un mystérieux effet de communion, elle avait pu capter ces pensées, elle parut contribuer dès à présent à la mise en application de ces mesures, répondant à l’affectueux mouvement de son dévoué serviteur en calquant ses gestes sur les siens, les amplifiant même. Surpris de trouver une telle hardiesse chez celle qui était la minute d’avant apparue si farouche, il se prêta néanmoins à un tel examen, pareil à un arbre dont la texture aurait été explorée jusque dans ses moindres sinuosités par les mains graciles d’une dryade.
Là où auparavant, il n’avait pas pu recevoir les attouchements d’Aya sans en ressentir des effets physiques presque violents, il s’avérait désormais pouvoir les apprécier plus posément, ses traits montrant la tranquille résolution de quelqu’un qui assiste à un phénomène d’une immense beauté tout en sachant que la meilleure conduite est de laisser l’effet se faire. Seules ses prunelles brunes affichaient de par la brillance enchantée qui les animait tout l’émerveillement qu’il avait à connaître ainsi la demoiselle par le sens du toucher.
Fusionnels étaient leurs contacts, approfondissant la plaisance suave qui les unissait, et Saïl assistait à l’évolution de ceux-ci tout en en étant le bénéficiaire, pénétré en cet instant d’un bonheur sans nuages. Il n’osait presque pas bouger de peur de décourager les avancées de la jeune femme, celle-ci se familiarisant doucement avec son corps, avec la texture de sa peau qui se hérissait momentanément d’une chair de poule grisée avant de retrouver son aspect normal sous la suavité du toucher qu’elle subissait. On aurait pu dire un animal sauvage dompté sans heurt avec une aisance proprement surnaturelle par la caresse d’une nymphe ; ou encore deux espèces jusqu’ici inconnues l’une à l’autre qui se découvraient.
De fait, ce ne fut pas parce qu’il acceptait docilement l’exercice qu’il resta pour sa part inactif, une de ses grandes paluches se levant pour aller soigneusement se déposer sur le côté du visage féminin en face de lui, sur cette joue encore empreinte d’infimes traces de rondeur juvénile qui ne la rendaient que plus jolie encore. D’une délicatesse presque incongrue, sa main, en écho à celle d’Aya, s’affermit voluptueusement contre ces courbures faciales, le pouce effleurant ces lèvres qui se mirent alors à se mouvoir pour s’exprimer.
Non, il n’était pas gêné, et il ne l’estimait pas trop instable, trouvant au contraire le moment absolument charmant, et elle non moins, appréciant à sa juste valeur la pétulance colorée de son caractère là où quelqu’un d’autre aurait probablement estimé n’avoir affaire qu’à une humeur bassement capricieuse. Lui la cajolant affectueusement et elle se cramponnant éperdument à lui, la tendresse de l’instant semblait à son paroxysme ; et agissant sans vraiment s’en rendre compte, il s’inclina dans sa direction, avançant sa bouche vers la sienne, laissant l’enchantement de la situation se concrétiser par cet acte si prisé des contes de fée…
Ce fut alors qu’il remarqua les regards.
Leur remue-ménage n’était en effet pas passé inaperçu, et à la manière de tout un troupeau de corbeaux, de nombreuses lignes de mire s’étaient braquées sur eux, ces multiples spectateurs les couvant tous les deux d’un air tantôt goguenard, tantôt dépréciateur, mais majoritairement incrédule, voire ébahi. En effet, un tel écart d’âge existait entre eux qui venaient d’ailleurs apparemment de faire tout juste connaissance ; dans quel monde vivait-on pour que de tels égarements fussent possibles de la part d’un adulte qui ne se gênait apparemment pas pour profiter de l’étourderie d’une enfant vulnérable ! Celui-là même parmi les clients qui, du haut de ses trente ans largement révolus, ne se serait guère gêné à la place du jeune homme, ne se privait pas de darder sur la scène un oeil désapprobateur.
Oh, Saïl n’avait guère d’allure féroce que sous sa forme d’homme-loup, mais en cet instant, quand il se dressa soudainement, ses prunelles parurent à ce point lancer des éclairs que beaucoup parmi les indiscrets se rétractèrent aussitôt, faisant tout à coup mine de n’avoir rien vu. Cela n’apaisa toutefois nullement et à juste titre son aigreur, et ce fut donc d’un pas catégoriquement énervé qu’il alla promptement jusqu’à la table qu’il avait précédemment occupée afin d’y laisser précipitamment un billet pour régler les consommations avant de revenir auprès d’Aya qu’il s’en voulait déjà d’avoir ainsi délaissée sans la moindre explication.
Espérant toutefois qu’elle comprendrait les raisons de ses agissements en l’ayant vu réagir comme il l’avait fait, il se pencha légèrement dans sa direction afin d’être à sa hauteur, presque ébahi à ce moment de sentir qu’à son contact, sa colère s’était dissipée pour ne plus laisser place qu’à une triste consternation. En une fraction de seconde à peine, la magie de la situation avait été malmenée, brisée par tous ces regards inquisiteurs, voyeurs, qui s’étaient piqués sur eux à la façon des pointes d’autant de frelons. En si peu de temps, ce lieu qui lui avait jadis paru si positivement agréable lui apparaissait désormais traître, hostile, presque malsain, et il n’avait plus qu’une envie ; en sortir sa protégée.
« Il vaudrait mieux ne pas s’attarder. » Aurait-il pu maugréer si la présence de sa fée n’avait pas transformé ses paroles en un murmure peiné « Il se fait tard. » Ajouta-t-il en une excuse à peine déguisée.
Mais s’il la faisait s’évader de cet antre désagréable, ce ne serait pas seule, jamais de la vie, se proposant avec la même dévotion profonde envers elle de continuer d’observer à son égard les mêmes attentions que jusqu’à présent. Comme pour renouveler et renforcer sa promesse intérieure d’être toujours là pour la réconforter en toute circonstance, il prit à nouveau sa main dans la sienne, refermant révérencieusement ses doigts de telle manière qu’avec son accord, rien ni personne ne pourrait lui faire lâcher prise excepté elle.
« Je vais te raccompagner. Si tu es d’accord, bien sûr. »
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Aya se sentait aveugle, totalement dépossédée de ses prunelles émeraude alors qu’elle effleurait chaque parcelle d’épiderme qui courait sous ses doigts. On dit souvent qu’il faut savoir toucher avec les yeux, mais rien n’est plus réel que le contact d’une paume pour appréhender véritablement l’imperfection de la beauté simple et évidente. La douceur ne se décèle pas seulement dans un regard, mais dans la courbe d’une joue, dans le contact lisse des traits du visage, bien trop souvent tirés chez d’autres personnes que Saïl en ce moment. L’émotion s’exprime tout aussi bien par les yeux que par les délicates tensions autour des lèvres, comme si un sourire se retenait de naître, comme si perpétuellement des mots rassurants s’écoulaient en silence de cette bouche si douce que la jeune femme avait à portée de main. Et, si son inspection pouvait paraitre bien impolie, déplacée ou peut être désagréable pour son compagnon, celui-ci s’empressa de lui rendre la pareille. C’est en cet instant qu’Aya savourait le plus le contact de Saïl, imaginant que la propre pulpe de ses doigts lui offrait les mêmes sensations délicieuses. Une moitié de son visage se vit bercée par cette immense paume qui englobait sans trop de difficultés sa joue et la naissance de son menton.
Temps éternel, sablier qui arrête sa course. D’une extrême lenteur, la scène se déroule tandis qu’Aya est persuadée de la rêver, de la vivre dans un autre univers. Ce n’était plus la réalité qu’elle connaissait, à partir du moment où Saïl passa, avec une sensualité exquise, le premier de ses appendices sur des lèvres qu’elle avait mises en mouvement à regret. D’autant diront que ce geste n’a rien d’exceptionnel et se trouve être parfaitement commun et anodin. Ceux là n’auront sans doute pas eu le plaisir de sentir une caresse à la fois fraiche et brûlante les cueillir par surprise, n’auront jamais ressenti l’attente extrême que ce simple geste faisait naître dans le cœur et le corps d’une femme. Bien ignorants alors, ceux qui prétendront ne pas donner autant de sens à cette approche impérieuse, suspendant le temps pour deux personnes uniquement. Aya gardait les yeux grands ouverts, pour ne pas manquer une seconde du merveilleux spectacle dont elle était, sans le savoir, une des actrices. Son cœur battait tout d’un coup à tout rompre, comme si jamais encore elle n’avait eu le loisir de sentir des lèvres sur les siennes avant même que le baiser ait eu lieu. C’est ce qu’il se passa pendant l’infime moment suspendu durant lequel Saïl se rapprochait inexorablement. Aussi long fut-il alors qu’il ne dura qu’une seconde, cet instant permit à la jeune femme de se préparer à répondre, tendant doucement ses lèvres et laissant la musique de fond de toute bonne situation romantique résonner dans son crâne avec une vivacité jusque là inconnue.
Puis plus rien. En un instant, ses attentes furent réduites à néant, son angoisse se mua en frustration et son impatience en regrets. Elle ne comprit pas tout de suite ce qu’il s’était passé, encore trop perdue dans un monde si particulier qu’elle était. Une seconde, elle se demanda même si elle n’avait pas rêvé la main contre ses phalanges, la bouche qui désirait rencontrer la sienne dans une union silencieuse. Mais elle n’avait pas pu, imaginer Saïl n’était pas possible. Il était tel, dans son comportement, à un prince maladroit et hésitant, puis aussitôt ferme et assuré. De tels contresens naissaient entre la première impression qu’on pouvait s’en faire, de son physique un peu bourru et imposant. Le cerveau linéaire et trop simple d’Aya n’avait pu tout seul monter de toutes pièces un personnage aussi riche et affectueux. Ni la désillusion qui venait de lui tomber dessus, comme une douche froide en pleine période hivernale. C’est donc un peu abasourdie qu’elle regarda en silence Saïl se lever brutalement. Un instant, encore, le doute s’empara de la demoiselle bien peu sûre d’elle qu’elle était. Avait-elle fait quelque chose qui lui aurait déplu ? Ou pas fait ? Peut être que, soudainement, son bienfaiteur avait réalisé le fossé qui les séparait, lui si rayonnant et doux, elle dérangée et lunatique. Un instant, oui, Aya sentit son cœur se serrer, bien loin des longues palpitations qui l’agitaient quelques secondes plus tôt.
Que la jeune fille s’en était voulue, après coup, de douter de la constance de Saïl. Celui-ci, en effet, ne s’était redressé aussi brutalement, délaissant la main et l’adolescente toute entière, que pour la défendre du regard des badauds et autres habitués. Quand elle l’eut compris, un pétale de joie vint illuminer son visage, lui rendant d’un coup toute sa sérénité et son bien être. Son corps tout entier criait le manque et le besoin de le voir revenir, mais son cœur en était tout autre, chantant les louanges d’un homme si attentionné et prévenant. Rien que par son geste, il effaça tout à coup les reproches et le jugement, allant même jusqu’à gommer l’existence des envieux et outragés, les laissant seuls dans ce bar. Mais la réalité rattrape trop souvent la fiction, et Aya se rendait bien compte qu’il n’était plus question de continuer ici ce qu’ils avaient à peine commencé. Et, même si ses lèvres dépérissaient rapidement de ne pas avoir reçu l’offrande évidente qui allait leur être faite, Aya se réjouissait de savoir que le jeune homme qui à présent réglait ce qu’elle lui avait fait commander était autant à l’écoute des répercussions et des convenances. Elle, si peu habituée, elle si familière des endroits singuliers pour des démonstrations pas toujours très prudes de son affection. Les hommes, en général, ne prêtaient que peu d’attention à l’environnement de la jeune fille qui les courtisait, et répondaient sans doute bien trop rapidement à des avances qui auraient pu souffrir d’un peu plus de dignité et de patience, comme c’était le cas ici, maintenant.
Si Aya comprenait et approuvait, louait même le comportement de Saïl qui l’avait obligé à s’éloigner, elle soupira d’aise lorsqu’il revint, se penchant vers elle alors qu’elle redressait son visage pour recevoir ses douces paroles, teintées de regrets quant aux réactions des autres. Oui, mais les autres ne peuvent pas comprendre. Il est trop dur de saisir avec finesse l’importance de cet échange, le précieux des regards entre une adolescente et son prince. Il est insurmontable d’imaginer que les sentiments et l’attirance n’ont d’autres barrières que leurs propres limites, sans se soucier de la morale ou du qu’en dira-t-on. Eux, si tristes derrières leur éthique bancale, eux qui passaient peut être à côté de la réelle raison d’être des émotions, eux qui se bandaient les yeux pour résister à une tentation qui pourtant, n’a que meilleur goût lorsque l’on y cède. Elle persistait dans leurs esprits depuis des années, et les rongeaient de l’intérieur alors qu’Aya s’apprêtait à l’accueillir en elle, faisant de cette fascination une sympathique compagne et la résolvant en s’y pliant bien volontiers. Alors, quand Saïl lui dit d’un air contrit qu’il valait mieux disparaitre de ce lieu de jugement et d’incompréhension, Aya hocha la tête avec véhémence, avant de s’arrêter brusquement. La main qui reprenait la sienne ne parvint pas à la faire oublier le sérieux de cette perspective.
La raccompagner, cela voulait dire rentrer en un lieu qui lui était connu. Elle n’avait pour attache que le dortoir du lycée, et elle se demandait comment une telle entreprise allait-elle être possible autrement que dans son rêve. Un homme de l’âge de Saïl pouvait difficilement se faire oublier dans un établissement d’adolescents, et même si elle rêvait de le voir l’escorter, la jeune fille commençait à se demander si sa vision des choses rejoignait une quelconque réalité envisageable. Et puis, le dortoir … Elle avait la chance d’être seule dans sa chambre, ayant fait fuir tous ses camarades de chambre précédents, mais elle ne voyait pas rappeler à son compagnon que son âge était si faible, qu’elle était régie par les règles d’un internat, d’une école, comme une enfant. Sa chambre terne, sans décoration ni fioritures reflétait trop sa simplicité, son manque d'originalité et de caractère. Il s'en apercevrait très vide, la fadeur de son lieu de vie ne faisait que refléter celle de sa propriétaire ... C’est donc avec une pointe d’inquiétude dans la voix qu’elle lui répondit, un brouillard au niveau de la poitrine :
- Ce serait avec plaisir mais … Oh et puis oui, allons y.
L’urgence n’était pas à la réflexion mais à l’action. Et si jamais le problème se posait de nouveau plus avant dans leur expédition, eh bien elle aviserait. Rien ne saurait gâcher son plaisir, né d’une déception tout aussi grande qui avait littéralement disparue depuis le début de la soirée. Puis, décidant que cet endroit était véritablement indigne de recevoir la suite de leurs partages émotionnels, Aya se leva à son tour et, passant un bras sous celui de Saïl, elle l’entraîna à sa suite à travers la longue salle. Longeant les tables occupées par diverses figures, aux regards identiques, la jeune fille se retourna une ou deux fois pour tirer la langue avec amusement à ceux là qui ne comprenait rien, et ne comprendraient sans doute jamais le plaisir qu’il y a à être considérée et entourée d’émotion réconfortante. Aya avait oublié sa jalousie, refusant de la laisser gâcher sa soirée. Si elle était une femme fragile entre d’autres, et bien tant pis. Il lui faudrait s’en accommoder et continuer à sourire, toujours. Peu lui importait en cet instant d’être la seule à être spéciale, tant qu’elle l’était un peu. Injonction bien égoïste dont elle se garda bien de faire part à Saïl, ne voulant pas briser l’image qu’il s’était sans doute fait d’elle.
Avant de quitter les lieux, pourtant, un détail s’imposait. Arrêtant soudain son pas téméraire et impulsif, Aya jeta un regard à la ronde et, se hissant encore une fois jusqu’au visage de Saïl, elle déposa une bise claquante sur sa joue. Pas forcément dans un contexte de tendresse extrême et de reconnaissance, comme la première, cette pulsion signifiait pourtant tout autant, mais dans un autre registre. Elle exprimait la fierté d’Aya d’être ici, avec lui. Un baiser qui la rendait heureuse, un simple petit rien qui manifestait sa joie et le peu d’importance qu’elle portait à toutes les idées reçues. D’un coup, l’adolescente se fichait d’être jugée comme une gamine, comme une mauvaise fille ou comme une inconsciente. Plus rien n’avait d’importance que leur départ immédiat, et le feu de joie qui brûlait avec force dans le regard et entre les côtes d’Aya, qui aurait pu crier son impatience et son émotion si on le lui avait demandé … Il était cependant temps de s’en aller vers un autre horizon, qu’eux seuls partageraient. Voyager, se laisser porter par sa seule envie de le connaitre, de se rapprocher de lui, par l’évidence de leur contact. Plus rien d’autre n’avait de sens ce soir, et dans le monde aucune autre vérité n’avait autant d’impact et de force que sa main dans la sienne.
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Comme une forêt bruissante du murmure d’un millier d’arbres, percée ça et là du regard d’animaux curieux et indiscrets, le groupe des clients du bar, à la dérobée, continuait de les observer, une remarque s’échangeant ça et là de temps à autre sur les deux étranges énergumènes que tous avaient devant les yeux. Les avis, les jugements, les condamnations même, fusaient ça et là tels des envols entiers de papillons aux ailes embourbées de mesquinerie, flottant doucereusement dans l’air pour passer d’une personne à une autre en évitant autant que possible d’effleurer les oreilles du drôle de couple.
Tentative bien vaine, car le propos général de ces messes basses emplissait si bien l’air que Saïl aurait dû être sourd pour ne pas en saisir le sens, mais celui-ci n’en avait cure, rendu invincible à toutes ces piques par le contact de sa dame qui l’emplirait toujours de tout le courage qu’il faudrait pour la garder de toute atteinte. Il n’avait d’autre bouclier que son frontal honnête, mais cela saurait bien être l’écu aux armoiries d’Aya qui ne supporterait pas que l’honneur de cette si estimable demoiselle fût bafoué.
Ce fut pour le jeune homme un ravissement pareil à celui d’apercevoir une trouée lumineuse au sein d’un ciel chargé de nuages lorsqu’il découvrit le visage de l’adolescente arborant une éclatante radiance d’une irrésistible alacrité et d’une conquérante bonne humeur. Lui qui avait craint qu’elle lui en voulût d’avoir interrompu leur moment de douce complicité comme il l’avait fait, le voilà à présent qui était complètement rassuré, un sourire d’une tendresse qui n’avait d’égal que sa dévotion marquant ses lèvres.
Oh, peu lui importait désormais définitivement ce que quiconque pouvait penser d’eux, le simple fait de l’avoir, elle, à ses côtés, effacerait irrévocablement jusqu’à la moindre trace de doute dans son esprit. Même l’idée que cette pensée sans doute puérile avait quelque chose d’irréalistement guimauve ne parvenait pas à en amoindrir la force, et ce fut donc en s’inquiétant mais sans s’alarmer qu’il vit l’objet de son affection perdre de son assurance : quel que pût être l’objet de son incertitude, il trouverait un moyen de le surmonter.
De fait, il y avait de quoi se demander ce qui trottait dans la tête de la brunette et perturbait ainsi son bonheur : avait-elle quelque chose de prévu qui se goupillerait mal avec ce qu’il venait de se porter volontaire pour faire ? Etait-il lui-même allé trop loin en lui proposant de la raccompagner, sans qu’elle se sentît pour autant de refuser ? Partageait-elle son logis avec un colocataire, un ami, de la famille, ce qui embarrassait par conséquent l’entreprise du retour escorté ?
Quoi que cela fût, elle le chassa manifestement bien vite de ses préoccupations, retrouvant en un clin d’œil cet allant presque désinvolte qui le ravissait. Il lui avait semblé voir une fée qui, ayant quitté son lieu d’origine, est parvenue à se trouver un refuge au creux d’un tronc, et craint un instant de repartir à l’aventure en laquelle consiste le chemin du retour avant de mettre de côté ses appréhensions et de rejoindre son protecteur d’un pas bondissant.
Quand leurs bras s’entrelacèrent d’un commun accord, les deux moitiés se retrouvèrent à nouveau soudées l’une à l’autre, et rien ne pourrait désormais les arrêter ou entacher leur félicité d’un quelconque nuage. Ils ne faisaient plus partie de ce rade sombre, turpide et torpide, où l’atmosphère semblait à présent si pénétrée de la souillure de quelque chose de malhonnête, de sournois, de libidineux, qu’ils n’avaient chacun qu’une envie ; le fuir en toute hâte pour ne plus avoir d’autre compagnie qu’eux-mêmes.
Ainsi qu’il l’a été assuré, Saïl n’était pas noble, et n’avait d’ailleurs pas été élevé au sein d’une famille particulièrement classieuse, mais cela n’empêchait que le spectacle de ce couple bras dessus bras dessous avait de quoi susciter plus d’approbation et d’émerveillement que celui d’un homme et d’une femme agrippés l’un à l’autre avec un air cérémonieux pesant. Oh, bien sûr, lui avec son allure quelconque et pataude et elle avec son physique juvénile empesé du gros manteau n’avaient pas la classe qu’un duo d’aristocrates guindés peut avoir, mais qui a besoin de standing lorsqu’il a déjà tout ce qui peut faire son bonheur à ses côtés ?
Ah, qu’il était bon de la voir si irréductiblement taquine à tirer de la sorte la langue à tous ceux qui osaient encore les fustiger du regard, ces maroufles se détournant alors sous la surprise en ayant seulement le réflexe de marmonner quelques déplaisants persiflages. Sa vivacité, son entrain, sa sagacité, tout lui plaisait chez elle, chaque ingrédient qui la composait venant d’ajouter au précédent pour constituer au bout du compte un être parfait délicieusement imparfait à visage féminin. La beauté est dans l’œil de celui qui la voit, et cela n’aurait pas pu être plus vrai qu’en cet instant où Aya avait l’apparence d’une gamine chichiteuse, capricieuse et immature, et où elle s’imprimait pourtant sur la rétine et sur le cœur de Saïl comme la quintessence de tout ce qu’un homme peut désirer chez une femme.
Il aurait pu lui aussi mettre la langue à la pâte et contribuer à faire la nique à tout ce monde, mais se contenta d’admirer le spectacle avec à la bouche un rire amusé si enthousiaste, si enchanté, si impulsif et un peu bêta à la fois, qu’en voyant le grand garçon, on aurait pu le croire sous l’effet des vapeurs de l’alcool. Il n’était cependant enivré par nulle autre chose que par la présence de celle qui le charmait tant, sa main et son bras se resserrant encore un peu plus contre elle pour lui montrer à quel point il l’affectionnait.
Tels une formidable parodie de couple impérial, ils s’acheminèrent joyeusement vers l’arche de triomphe en laquelle consistaient les simples doubles portes, mais avant même qu’ils ne les atteignissent, la demoiselle s’arrêta brutalement. Semblant alors défier la salle toute entière par l’éclat de ses iris d’émeraude, elle se dressa sur la pointe de ses pieds, et avant même qu’il n’eût le réflexe de réagir, fit claquer sur la joue de son serviteur une bise comme un vif coup d’aile.
Les honneurs les plus prestigieux, les cérémonies les plus fastueuses, les titres les plus ronflants pouvaient bien exister, rien au monde ne pouvait être plus gratifiant que d’avoir reçu ce baiser, marque insigne de tendres sentiments à l’épreuve de tout. Il lui appartenait déjà d’âme, mais à présent, elle se l’était aussi approprié de manière physique en apposant sur lui son sceau en lequel consistait l’invisible empreinte de ces lèvres sur la peau de Saïl.
Et puisque elle l’avait adoubé à la pointe de ses lippes, lui pouvait bien lui rendre la pareille, non moins désireux de non seulement lui faire plaisir, mais aussi lui prouver que ce qu’il éprouvait pour elle était absolu, ne dépendrait jamais des circonstances dans lesquelles ils se trouveraient. Cependant, il ne voulait pas bêtement l’imiter, non, il voulait le faire à sa manière, avec sa propre patte, cela bien sûr tout en n’oubliant pas le petit jeu qu’ils partageaient et qui consistait à toujours surprendre l’autre aussi agréablement que possible.
Ainsi, tout d’abord interdit, il se pencha ensuite en direction d’Aya, sa bouche paraissant dans un premier temps avoir la même destination que celle de sa compagne avant que sa trajectoire ne s’altérât sensiblement, se glissant sous le menton de l’adolescente pour aller se nicher sur son cou. Là, délicatement, aussi révérencieusement et délicatement que s’il avait embrassé une idole sainte, il se pressa tout doucement contre cette chair lisse, moelleuse et chaude, s’accordant le loisir d’en savourer parfaitement l’odeur, la texture, le goût, avant de se détacher tout aussi affectueusement, ne laissant pour trace de son passage qu’une zone très légèrement humide.
Sur ce, serrant sa protégée contre lui, il poussa la porte qui était tout ce qui les séparait du cheminement en solitaire qui les mènerait jusqu’à leur destination. Le panneau de bois s’ouvrit sans broncher sur le monde extérieur, celui-ci les accueillant de bien outrecuidante manière en faisant voler dans leurs visages sa chevelure d’air, de vent et de pluie en une soudaine bourrasque qui n’empêcha néanmoins pas Saïl de pousser plus avant, secondé de son inséparable partenaire.
Que d’eau, que d’eau, que d’eau tombait du ciel chagrin pour venir se déposer sur eux en trombes impitoyables, creusant des rigoles dans les moindres replis de leur peau et de leurs vêtements, empesant leurs silhouettes d’un nimbe détrempé, sapant leur chaleur ! Toutefois, calme, résolu et plein de bon sens en cette heure aux dehors de crise, le jeune homme se fit la réflexion que cheminer sans protection adéquate sous cette averse allait se révéler un véritable calvaire, aussi en vint-il rapidement à prendre une décision.
Il n’avait pas voulu le proposer plus tôt de peur d’avoir l’air suspicieux et d’instiller la crainte chez Aya, mais étant donné l’allure des intempéries qu’ils auraient à traverser, l’expédient s’imposait de lui-même, comme si quelque divine force régisseuse de la météorologie avait voulu pousser le bonhomme Ursoë dans la bonne direction, par la contrainte si nécessaire. Le garçon n’étant pas très mobile de nature, il avait choisi un débit de boissons pas trop éloigné de son domicile, et par conséquent, où que se trouvât le logis de sa demoiselle, il pouvait difficilement être plus éloigné que le sien ; et par ce temps où même les escargots se seraient mis à l’abri, la distance à parcourir comptait grandement !
Peu importait ce pour quoi cela allait le faire passer, il n’allait pas passer à côté d’une occasion de prêter assistance à cet amour d’adolescente, pas plus qu’il ne permettrait que ces hallebardes l’affligeassent de froid et de frissons. Ainsi, se tournant vers elle en ne pouvant au passage pas s’empêcher de la trouver encore plus belle avec son visage battu par les courants d’air et la pluie, il haussa un peu la voix pour surpasser les bruits environnants, annonçant :
« J’habite tout près. Si tu veux, tu peux passer la nuit chez moi, ça… »
Ça… ça serait pratique ? Ça éviterait que tu tombes malade ? Ça ne me dérangerait pas ?
Non, non et non, ils n’avaient pas passé les minutes précédentes à s’apprécier mutuellement toujours plus pour en revenir désormais à des platitudes ne relevant que d’une courtoisie de bien élevé ! Autant dans les premiers moments où ils s’étaient découverts, il aurait été disgracieux qu’il fût aussi cavalier, autant il mériterait maintenant des gifles s’il n’exprimait pas le fond de sa pensée avec une honnête clarté. Ses sentiments pour elle étaient sincères, purs et nobles, alors pourquoi aurait-il pu avoir une quelconque raison de les celer, de les déguiser sous l’apparence d’une simple amabilité ?
Ce fut en cet instant, sous les trombes d’eau, qu’il décida une bonne fois pour toutes d’être franc avec elle, de ne plus craindre de lui avouer ce qu’il ressentait pour elle sous prétexte de convenances, d’incertitude ou de timidité. Aussi preux et hardi qu’un chevalier, il la regarda donc droit dans les yeux, les siens dévoilant à sa pleine force toute la tendresse qu’il avait pour elle ; et il acheva :
« … ça ferait tout mon bonheur. »
-
Si Aya n’attendait pas particulièrement de réponse à son geste totalement inconsidéré et spontané, pour prouver aux clients présents dans ce bar qu’ils se fourvoyaient tous autant qu’ils étaient, elle fut surprise d’en recevoir une ! Surprise, mais bien évidemment ravie. D’autant plus que Saïl avait des manières moins puériles, et beaucoup plus sensuelles de lui prouver son affection. Quand elle sentit ses lèvres arriver, elle dut se retenir pour ne pas les intercepter en plein vol, et les laissa non sans étonnement glisser plus bas, toujours plus bas. Manquant de peu sa gorge, le compagnon d’un soir de l’adolescente s’empara de la naissance de son cou, avec autant de douceur et de précaution dont il était capable, autant dire une dose infinie. Aya eut la sensation de se faire cueillir par une plume tant le contact fut léger, et pourtant une marque définitive semblait s’être apposée sur sa peau lorsqu’il la quitta. Maitrisant ses ardeurs, de peur de paraitre un peu trop sujette aux rougissements, la jeune femme réussit à faire bonne figure suite à cette caresse qui avait fait chavirer encore un peu plus son cœur.
Et pourtant, qu’il lui était difficile de se contenir de l’embrasser là, maintenant, tout de suite, afin d’exprimer toute la gratitude et l’affection qu’elle éprouvait. C’eut été comme demander à un homme d’arrêter de penser, comme supplier une mésange de stopper son vol ou comme exprimer l’hypothèse que Saïl ne soit pas un prince des temps modernes. Tout bonnement inimaginable et farfelu, sans la moindre base sur laquelle se reposer pour y croire. Douce torture qu’était cette bouche contre son épiderme, ce dernier se battant entre la chaleur du baiser et le frisson du plaisir, sans que l’un des deux ne gagne véritablement. Entre la chair de poule de ses bras et le rouge de ses joues, Aya ne pouvait manifestement plus faire confiance à son corps et à ses réactions, qui devenaient aussi aléatoires et soumises aux actes de son compagnon que ses pensées. Quand votre esprit vous échappe pour vagabonder vers de plus belles contrées et que votre enveloppe charnelle décide de se détraquer en un rien de temps, il n’est évidemment pas facile de se fier à quoi que ce soit. C’est sans doute ce qui justifiera l’attitude inconsciente de la jeune femme, dont il ne faudra pas lui tenir rigueur.
Sur ces entrefaites, Saïl et sa dame se dirigèrent fièrement vers la sortie, et Aya fut rassurée d’avoir été bien inspirée en acceptant le manteau de cet inconnu qui n’en était plus un, tant le vent la cueillit avec force et l’aurait pu faire s’envoler si ce poids sur son dos ne la clouait pas au sol. Toutefois, en sentant la morsure de ce souffle glacé, la jeune fille regretta d’avoir ainsi dépossédé Saïl de toute protection, et se disait qu’il valait peut être mieux qu’il ne la raccompagne pas, au risque d’attraper froid à sa place. Elle n’était pas égoïste au point d’ignorer les risques qu’il prenait en se tenant là, sous le déluge d’un ciel colérique et orageux, alors qu’elle-même restait à l’abri de son vêtement. Toutefois, les deux jeunes gens ne s’étaient pas encore aventurés au cœur de la tempête, et la protection sommaire de l’établissement qui se trouvait à présent dans leur dos les empêchait pour l’instant de recevoir trop d’averses diluviennes sur le crâne. Ce n’est pas pour autant que le visage d’Aya ne se retrouva pas trempé très rapidement, ses cheveux épousant les courbes de son menton pour venir déposer une lourde moiteur humide sur son cou qui gardait encore sur lui la marque de Saïl.
Bien penaude, ainsi représentée sous l’averse, Aya devait avoir l’air plus misérable que jamais, et pourtant elle rayonnait encore, s’abreuvant de la présence de Saïl, envisageant à peine un départ dont elle ne voulait pas être la spectatrice. Levant son regard vers lui, elle cherchait quelque chose à dire pour le retenir, pour le conserver près d’elle comme une reine garderait son bien le plus précieux. Mais rien ne lui venait, et elle se contentait d’admirer ce visage battu par les sautes d’humeurs de la météo. Le tableau à la fois ridicule et romantique se dressait entre eux, alors que le silence s’installait, menaçant de se briser à tout instant. Si seulement elle prenait le courage de lui proposer de l’accompagner, si seulement elle trouvait les mots pour ne pas le voir partir … Mais ce fut, une fois de plus, Saïl qui la sauva d’un bien mauvais pas. Haussant le ton pour surplomber le tambourinement de la pluie et les mugissements du vent, il lui proposa de venir chez lui. A ces mots, son cœur explosa dans sa poitrine, dans un mélange de peur, d’angoisse et d’immense plaisir. Mais c’est à sa seconde phrase qu’elle se sentit la femme la plus heureuse du monde, au moment où il ancra son regard dans le sien et lui avoua sans détours ni hésitation, sans rougissement ou gêne que, si elle acceptait, il en serait très heureux.
Là, définitivement, les petits oiseaux et les angelots pouvaient parfaitement débarquer sans susciter un seul instant la surprise d’Aya. En quelques secondes à peine, elle eut l’impression d’avoir rêvé, de prendre ses désirs pour des réalités, de croire au père Noël et pourquoi pas d’avoir prononcé elle-même ces mots. Si bien que l’adolescente faillit lui demander de répéter, ce qui aurait été fort impoli, d’abord, et qui aurait brisé complètement la magie de l’instant. Ainsi donc, elle resta immobile, pour seule preuve de sa vivacité un raffermissement de sa prise autour du bras de Saïl. Quelques minutes peut-être s’écoulèrent, avant que son air interdit et stupéfait ne se transforme en quelque chose de bien plus complexe, mais éloquent. Et, même si elle était complètement folle d’accepter une proposition aussi inconsidérée de la part de quelqu’un qu’elle connaissait depuis si peu de temps, bien qu’Aya ait l’impression de toujours avoir été à ses côtés, elle ne put s’empêcher d’acquiescer en hochant la tête. Et de répondre, avec chaleur et émotion :
- Et très certainement le mien aussi, Saïl.
Son nom s’échappa des lèvres de la jeune fille, qui ne put le retenir. Elle ne cacha pas non plus toute la tendresse qu’elle y mettait, les espoirs qui s’y trouvaient et l’impatience qui l’habitait en cet instant. Et d’un coup, le jeu innocent de leurs preuves d’affection prit un tout autre sens. Il n’avait existé que pour les mener à ce moment précis de leurs échanges. Au lieu d’en saisir l’occasion dans un endroit confortable mais à l’air vicié de commentaires houleux, Aya préféra ce cadre bien plus glacial, et pourtant en totale adéquation avec son geste. Avec un sérieux qu’elle n’avait que rarement affiché aussi sereinement durant la soirée, Aya dégagea une mèche humide du visage de Saïl, la passant derrière une de ses oreilles. Puis elle laissa sa main dans son cou, caressant tendrement cette peau ruisselante, la couvrant d’attention. Sa deuxième paume vint se loger un peu plus haut, pour enserrer la joue de son compagnon, deux de ses doigts se perdant dans sa chevelure sombre. Et, en gardant cette sérénité imbibée de pluie, la jeune fille eut le premier geste véritablement conscient de la soirée. La première bise était un merci, la seconde un pied de nez. Mais là, ce n’était plus seulement ça. Aya fit mine d’honorer le dicton « jamais deux sans trois », mais elle s’orienta d’avantage vers les deux minces filets de chair vermeille qui l’attendaient. Y posant les siennes, elle créa l’espace d’une fraction de seconde une explosion de satisfaction en son cœur.
Oui, elle l’embrassait. Doucement, très doucement d’abord. A peine le toucher d’une brise de mai, puis un gentil mistral du sud, pour finir sur un baiser qui n’avait pas grand-chose à envier au vent qui dérangeait ses cheveux. Toutefois, elle se contenta d’unir ses lèvres à celles de Saïl, sans en franchir la barrière encore mystérieuse, décidant de garder un peu de surprise et de plaisir pour plus tard. Et après de longues secondes, c’est avec autant de dignité et d’assurance qu’elle s’écarta pour s’exprimer sans bafouiller ni rougir, avec la même prestance que Saïl quelques instants plus tôt.
- Je te suis.
Et sur ces simples trois mots, elle lui empoigna le bras et se jeta avec lui dans la tourmente, splendide union de la terre et du ciel dans un ballet de vent, de pluie et de feuilles mortes virevoltant dans cette froide nuit d’automne. Il fallait se dépêcher, puisque Saïl n’avait plus son manteau et qu’Aya n’avait plus beaucoup de patience en réserve. Et puis, à quoi bon faire attendre une telle situation, quel intérêt aurait-il à faire languir nos deux jeunes gens ? Jeunes gens qui prirent le parti de la rapidité sous l’ouragan naissant, avec comme beau souvenir une étreinte aussi fugace que délicieuse.
-
Saïl aurait-il pu regretter de s’être exprimé comme il l’avait fait, laissant son cœur à nu devant sa dame ? Non, car il n’avait fait en cela que laisser couler les sentiments qui n’avaient cessé de croître en lui depuis le début de cette soirée, parlant avec une sincérité que cet honnête homme n’aurait jamais reniée. Aurait-il pu craindre qu’Aya lui opposât un refus, voire qu’elle abandonnât toute confiance à son égard pour se réfugier dans une méfiance à lui fendre l’âme mais qui aurait hélas été bien compréhensible ? Non plus, car de la même manière qu’il était certain de l’avoir en affection plus que quiconque d’autre au monde, quelque chose en lui, comme une conscience intuitive née de la communion qui les unissait, lui soufflait avec une irréfutable certitude qu’elle était animée à son égard d’affects semblables.
Et pourtant, si fragiles sont les émotions, si impénétrables sont les voies du cœur que le garçon ne pouvait au fond de lui être sûr de rien, et n’attendait par conséquent pas la réponse de l’adolescente sans crainte. C’était comme si, pour concrétiser ce qu’ils ressentaient l’un envers l’autre, il ne leur restait plus chacun que quelques mots à prononcer, qu’un petit vide à franchir d’un bond ; mais si vertigineux était cet espace à traverser que si elle s’était détournée de lui, le coup l’aurait mis à terre, l’aurait projeté dans les abysses.
Mais tout cela disparut en éclats merveilleux lorsque sa nymphe adorée sauta à sa suite, lorsqu’elle lui accorda sa bénédiction en opinant simplement du chef, lorsqu’à cet acquiescement, elle ajouta un agrément verbal, prononçant en fin de phrase son nom d’une telle manière qu’il lui parut entendre résonner dans ses oreilles les trompettes de la félicité. Un sourire de bonheur certainement parfaitement idiot s’était collé sur la trombine de Saïl, mais cela ne sembla pas déranger sa compagne qui, sans cérémonies, avec une tendresse empreinte d’une sorte de gravité qui le subjugua, tendit la main vers lui.
Se laissant faire avec toute la docilité d’une personne irrémédiablement conquise, il savoura la douceur du contact de ses doigts lorsqu’elle repoussa une de ses mèches rebelles pour ensuite lui flatter la nuque, répandant en lui d’exquis petits frissons d’exaltation. Quand l’autre côté de son visage se retrouva à son tour emprisonné, il sut ce qui allait se passer, et son esprit se figea un instant, paraissant s’emplir de toutes sortes de sons et de couleurs sans queue ni tête alors qu’Aya se rapprochait de lui.
Oh, les fées qui font des mortels leurs esclaves par amour ne devaient pas procéder autrement qu’elle qui agit de la plus glorieusement captivante des façons, s’avançant vers lui avec toute l’émouvante prestance d’une princesse en triomphe. La recueillant à ses côtés avec toute son affection, il posa ses grandes mains câlines contre ses hanches, épousant la courbure de son délicat bassin comme pour l’accueillir d’autant mieux et empêcher quoi que ce fût d’interrompre cet enchantement.
Un moment, avant que leurs lèvres ne se touchassent, le temps eut l’air de se figer, interrompant sa course à la manière d’une bulle pour permettre d’autant mieux capturer ce spectacle. Pour quiconque les aurait vus, il n’y aurait eu là qu’un drôle de couple s’embrassant sous la pluie, mais pour qui aurait sondé leurs pensées, il y aurait vu un fabuleux vide ; un vide que chacun s’apprêtait à remplir chez l’autre en une merveilleuse consécration.
La bulle éclata, répandant un typhon contenu dans leurs corps tandis que le baiser se concrétisait, les deux bouches ne faisant momentanément plus qu’une pour quelques secondes de fantastique symbiose. Sans bruit, sans précipitation, sans heurt, Saïl laissa circuler le torrent de liesse qui coulait en lui, émanant d’elle pour se déverser à l’intérieur de son être, le gorgeant de sa présence, arrimant une implicite promesse d’union.
Etonnamment, ce fut empli d’une tranquille joie et non d’une déstabilisante excitation qu’il la vit se séparer de lui, ses yeux aux teintes forestières plus captivants que jamais alors qu’elle annonçait leur départ qu’il accepta d’un hochement de tête. A peine un infime instant pour serrer les dents, et les voilà en duo lancés contre les éléments hostiles, amarrés l’un à l’autre tels deux navires au sein d’un grain impitoyable, se donnant mutuellement la force de surpasser la fureur des éléments en attendant d’arriver à bon port.
Dès la première minute de course, le jeune homme eut ses vêtements complètement imbibés d’eau, et la seconde n’était pas encore achevée qu’il était trempé jusqu’à la moëlle. Pourtant, il n’en avait cure tant la compagnie d’Aya était tout ce qu’il lui fallait pour renouveler sans cesse ses énergies et ne pas faiblir sous les coups du battoir de vent et de pluie, lui-même tirant satisfaction et soulagement de savoir qu’elle était de son côté en partie protégée par le manteau dont il lui avait fait don.
Gardant toutefois leur objectif à l’esprit, il prenait garde de ne pas laisser cette fois-ci son attention être absorbée par sa partenaire, conservant le port altier et le regard éveillé pour discerner la bonne route à suivre, aussi coriacement alerte qu’un capitaine à la proue de son bateau. Il ne se serait pour autant pas permis de délaisser sa protégée n’eusse été qu’une fraction de seconde, et gardait donc son bras étroitement noué au sien, garantie qu’il ne l’abandonnerait pas plus maintenant que dans les temps à venir.
Lorsqu’ils parvinrent à leur destination au terme d’une course de dératé, Saïl s’empressa d’entrer les quatre chiffres régulant les allées et venues de l’immeuble devant lequel ils se trouvaient, déclenchant un bourdonnement mécanique confirmant le déverrouillage de la porte qu’il s’empressa de pousser, les faisant ainsi pénétrer dans un hall sobrement éclairé de quelques lampes paresseuses. Rependant derrière eux une traînée des gouttelettes dont ils ruisselaient, il conduisit l’adolescente toujours accrochée à lui jusqu’à un ascenseur dans lequel il pénétra, pressant ensuite le chiffre quatre pour les mener tous les deux aux étages supérieurs dans un vrombissement continu.
Ce moment de pause laissa à la tension de la cavalcade le loisir de retomber, celle-ci se retrouvant cependant aussitôt remplacée par une autre, moins éprouvante physiquement mais autrement plus taraudante. En effet, si jusqu’ici, tout s’était déroulé à la manière d’un enchantement régulé par le papier à musique de quelque indicible destin qui les avait unis, il allait désormais l’accueillir chez lui, et même s’il n’aurait pas bougé d’un pouce de cette résolution, il n’était pas sûr de savoir comment il devait se comporter. C’est que, comme on pouvait s’en douter, il n’avait jamais invité de fille à son appartement ; mais en fait, il n’y avait carrément reçu personne, y vivant dans la tranquillité de sa solitude qu’il s’apprêtait à présent à rompre sans regret.
Se tourmentant l’esprit pour décider de la conduite qu’il allait aborder, il acheva toutefois rapidement de se torturer en vain, se faisant la réflexion qu’il n’y avait pas de raison pour qu’il n’agît pas de la même façon que jusqu’à maintenant : spontanément, sincèrement, honnêtement. Ainsi, il laissa de côté ses incertitudes, appréciant simplement la présence humide d’Aya dont il délaissa le bras pour passer le sien autour de sa taille, l’attirant affectueusement contre lui pour dégager une mèche de son front et y déposer un tendre baiser alors que dans un bip sonore, leur moyen de transport s’immobilisait pour s’ouvrir.
Débouchant de la sorte dans un couloir qui les accueillit par l’allumage de ses lumières, Saïl alla jusqu’à une porte devant laquelle il farfouilla un moment dans une de ses poches détrempées pour en sortir un trousseau de clefs dont il inséra un exemplaire dans la serrure. Puis, activant la clanche, il dégagea d’une poussée la frontière qui les séparait tous deux de son humble demeure.
Si sur Terra, la maison de Saïl consistait en une grotte, il n’y aurait pas tant que ça eu maldonne à qualifier celle de Seikusu de la même manière, tant ce logis dégageait une sensation de confort, de douce intimité de cocon fort appréciable pour qui ne craignait pas trop l’exiguïté. En effet, à peine rentré, l’on pouvait d’un coup d’œil embrasser la totalité de la pièce principale d’une vingtaine de mètres carrés qui remplissait à la fois la fonction de salle à manger, de bureau et de chambre à coucher. Renforçant encore la similitude avec une tanière, il régnait ici une agréable chaleur acquise par chauffage ; et même s’il aurait été objectivement mesquin et injustifié de dire que ça sentait le fauve, il était indéniable que l’odeur du propriétaire imprégnait l’ensemble de l’endroit
Directement dans le coin gauche en arrivant, l’on pouvait discerner un assez imposant bureau en bon bois brut sur lequel trônait un ordinateur quelque peu vétuste, avec en face une chaise toute simple. Discerner, car en l’occurrence, la surface de la table était dans sa quasi-entièreté jonchée de feuilles couvertes d’écritures et de schémas brouillons. C’étaient là les derniers travaux en date de l’habitant des lieux qui, si rigoureusement soigneux qu’il fût dans plus d’une matière, ne se donnait hélas guère la peine de l’être en plein travail, couchant ses idées selon un ordre que lui seul pouvait s’avérer capable de discerner. Petit détail : avoisinant tout cela et donnant un peu de couleur à la demeure avait été accrochée une affiche représentant un paysage qu’un œil connaisseur pouvait reconnaître comme étant celui des terres d’Irlande, consistant en de vastes étendues naturelles mêlant principalement rocs, herbes et arbres.
A un mètre à peine en face de cette installation trônait un fauteuil aux teintes de safran fatigué, d’allure confortable, lequel allait manifestement de pair avec une bibliothèque qui était le meuble à la plus grande stature, garni de livres de toutes sortes rangés cette fois-ci selon une rigueur proprement scientifique. Enfin, rompant la monotonie blanche du mur à côté du siège rembourré, une grande porte-fenêtre occupant quasiment toute la hauteur de la paroi se découpait, laissant voir une petite terrasse en ce moment battue inlassablement par la pluie qui tombait toujours. Crépitant sur la surface bitumeuse en une sorte de grésillement interminable, les gouttes laissaient à l’unisson entendre leur monocorde mélodie tambourineuse, emplissant l’appartement de leur apaisante rumeur.
Continuant dans le sens des aiguilles d’une montre, directement en face de l’entrée, une ouverture menait sur ce que l’on devinait être une cuisine d’après les tons écrus du carrelage ainsi que la présence d’un placard surmonté d’un évier. C’était là tout ce qu’un nouvel arrivant discernait de ce local, mais -seul autre bruit avec celui des intempéries extérieures- on pouvait aussi ouïr le sourd et léger grondement d’un réfrigérateur qui ronronnait doucement.
Ensuite, au fond à droite de la pièce centrale, on pouvait sans problème identifier un lit de bonne taille, aux draps faits avec soin, contrairement à ce qui aurait pu être attendu d’un célibataire tel que Saïl. A la tête de cela, il y avait une porte fermée conduisant à la salle de bains, endroit qui pourra être résumé facilement par la présence de toilettes, d’une douche et d’un lavabo, sans compter un meuble blanc où était entreposé tout ce qu’il fallait d’affaires d’hygiène.
Pour finir par ce que l’on distinguait pile à droite de soi à partir du perron, une solide armoire qui remplissait tout ce coin à elle seule servait de garde-robe au jeune homme, renfermant donc tout ce qu’il pouvait compter comme effets vestimentaires. Telle était la description que l’on pouvait dresser de ce lieu dans lequel le couple pénétra, parsemant de flaques miniatures la moquette sous leurs pieds.
Se séparant alors d’Aya pour refermer derrière eux, il ne sut pas trop que dire ou que faire, annonçant pour l’heure d’un ton un chouïa gêné mais non moins tendre :
« Bienvenue chez moi. » Puis, désireux de se montrer un hôte digne de ce nom mais surtout de la satisfaire et de faire son bonheur autant que possible, il ajouta avec une chaleureuse attention. « Tu voudrais quelque chose ? »
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Le baiser était déjà loin, alors qu’Aya activait aussi vite que possible ses jambes qui battaient le bitume des rues qu’ils traversaient. Pourtant, si tout son être se glaçait sous l’impact de la pluie battante, un seul endroit restait protégé, comme un sanctuaire inviolable et sacré. Là où Saïl avait posé ses paumes, là où il l’avait enserrée pour répondre à ses attentes, là où elle avait senti toute la concentration de son affection. Ses hanches brûlaient donc d’une impatience difficilement dissimulée, alors que le reste de son corps tremblait, malgré la maigre protection du manteau de son compagnon. Il était impressionnant de voir qu’en aussi peu de temps qu’il n’en faut pour le penser, elle était complètement trempée. En quelques secondes, son pantalon avait absorbé goulument toute l’eau mise à sa disposition, comme s’il n’avait jamais été en contact avec cette étrange substance purificatrice. Pendant ce temps, ses épaules chauffaient du contact froid du manteau, par un bien étrange phénomène du à sa course effrénée en compagnie de Saïl. En temps normal, elle se serait promenée tranquillement, pour apprécier la douce enveloppe que formait la pluie autour d’elle, annihilant ses sens, elle qui adorait le mauvais temps. Plus rien n’existait alors au-delà de ce rideau liquide, qui assombrissait son champ de vision mais aussi l’activité de ses autres sensations.
Seule la main de Saïl dans la sienne réveillait en elle quelque chose de vivant, puisque le temps l’achevait peu à peu, en l’effaçant presque par la force des trombes d’eau qui la clouaient au sol sans autre sommation. Ses muscles se contractaient pour lutter contre ce refroidissement soudain, précaution bien inutile puisque les os d’Aya eux-mêmes protestaient avec véhémence contre ces agressions extérieures. Elle sentait au fur et à mesure de leur progression ses articulations se plaindre du traitement ainsi infligé, son vêtement le plus protégé n’ayant reçu que quelques minutes de répit tant il était trempé maintenant. L’adolescente se voyait en cet instant comme une serpillère géante que l’on pourrait tordre pour résoudre les problèmes de sécheresse de bien des pays … Sans savoir que cette pluie lui donnait un air vulnérable et conquérant particulièrement touchant. Bien sûr, personne n’était là pour le remarquer puisque Saïl se concentrait sur leur route afin de limiter tout risques d’attraper froid, même si cela semblait bien vain … Cependant, les cheveux plaqués contre le crâne, des mèches folles se liant aux relents de son discret maquillage qui coulait un peu sur les côtés de ses yeux et aux gouttes de transpiration nées de cette folle escapade vers la chaleur d’un abri formaient un tout véritablement attirant pour quiconque sait regarder.
Plus d’une fois, Aya faillit engendrer une rencontre précoce avec le sol, mais Saïl la retint à chaque fois, l’empêchant de chuter lamentablement dans une flaque d’eau. C’était sans doute de la faute de ses chaussures en toile, incapables qu’elles étaient à présent de faire la différence entre une flaque et le sol, tant ses pieds étaient gelés. Elle devait alors courir tout en remuant les extrémités de ses membres, pour ne pas risquer de ne plus les sentir, et de les voir abandonner leurs fonctions de façon momentanée. Au bout de quelques minutes de cette affolante fuite vers la chaleur d’une promesse, la jeune femme eut, comme bien d’autres avant elle, l’impression extrêmement désagréable de sentir des milliers d’aiguilles se ficher dans son corps menu, et certainement pas préparé à cela. Certains connaissent ainsi les migraines, d’autre l’extrême inconfort d’une nuit d’hiver trop froide. Ici, la pluie, en plus de la glacer jusqu’au plus profond d’elle-même, imitait avec perfection la force et la précision de ces aiguilles précédemment citées. Un véritable calvaire, donc, dont elle ne tenait pourtant pas compte grâce à la présence rassurante de Saïl à ses côtés. Décidemment, il suffit parfois d’un rien pour changer complètement d’état d’esprit et de dispositions. Seule, elle aurait apprécié l’averse mais se serait très certainement retrouvée à broyer du noir toute la soirée. Accompagnée, elle haïssait ce temps qui l’obligeait à se hâter avec trop de précipitation vers son but, sans profiter de chaque seconde, et pourtant elle était la femme la plus heureuse qui puisse être à cette heure avancée de la soirée. Tout cela bien qu’Aya n’ait strictement plus aucune notion du temps …
Et c’est tout d’un coup, sans réellement prévenir, que la jeune fille dut stopper un élan qui s’était accru au fur et à mesure, au risque de piquer du nez contre la porte d’un immeuble somme toute assez banal, alors qu’elle s’attendait à voir bien plus que cela, dans son esprit débordant d’imagination incongrue. Rapidement, ils passèrent le premier obstacle et se retrouvèrent enfin au sec. Mais l’agression de la météo contrastait auparavant suffisamment bien avec leurs efforts pour lui échapper, et maintenant que leurs jambes avaient cessé leur cavalcade enflammée, seuls les frissons restaient, sans plus ce contraste qui les avait encore protégés de la température. Heureusement, l’ascendeur se profila bien vite et fut pour Aya synonyme de satisfaction, surtout quand elle put retrouver un peu de chaleur perdue dans l’étreinte fugace du jeune homme, qui la fit venir à lui pour embrasser délicatement le haut de son crâne. Elle eut pour occasion de poser ses mains contre le torse de Saïl et se blottir dans cette rapide consolation, et toute aussi prompte promesse. Ce simple contact, toutefois, réussit à la réchauffer un instant, bien vite suivi par un rendement moins agréable mais tout aussi efficace : le chauffage fort apprécié qui tournait dans l’appartement dont elle venait de franchir la porte, lorsque Saïl eut finit de lui monter le chemin.
Une étincelle curieuse se logea dans le regard boisé d’Aya, qui se demanda avant tout si beaucoup de gens avaient eu ce privilège. Mais, ne voulant encore une fois pas piétiner sa bonne humeur ni inquiéter Saïl avec ses questions inutiles et futiles, la jeune fille écarta bien vite cette première interrogation. Ses yeux se promenèrent instantanément dans la pièce, si bien qu’elle en oublia un instant le propriétaire des lieux. Un cadre sobre mais accueillant, une douce chaleur qui ramena immédiatement son corps à une température acceptable, et une décoration épurée. Que de bons aspectes dans cette pièce principale, spacieuse malgré tout, et sans cette marque masculine de négligence et de désordre. Seule la table à travailler était, et cela faisait écho au bureau de sa propre chambre de lycéenne, remplie de papiers disposés dans un ordre qui, s’il relevait d’une certaine logique, ne l’était que pour le maître des lieux. Le reste de la pièce à vivre était celle d’un célibataire plutôt soigneux, avec un fauteuil qui paraissait divinement accueillant, un lit étonnamment bordé et lustré, une armoire et une bibliothèque. Rien de trop peu, rien de trop. La luminosité aurait cependant pu être plus impressionnante que par cette soirée pluvieuse, mais l’on devinait une vue agréable et un réveil accompagné sans aucun doute des rayons du soleil matinal, à travers les grandes vitres translucides. Celles-ci s’ouvraient pour l’heure sur un spectacle impressionnant, reflet exact de la tourmente qui avait cueilli nos deux compères à la sortie du bar.
Musique mélodieuse que le son de la pluie, lorsqu’il ne tambourine pas inlassablement sur vos tempes et à vos oreilles. Là, dans ce décor chaleureux et affable, Aya se délectait de la perfection du tableau. Et, tandis que Saïl refermait la porte sur elle, empêchant ainsi sa raison d’entrer à sa suite pour lui rappeler que cette situation n’avait rien de normal, et encore moins de raisonnable, elle savoura ce simple moment suspendu. Grelottante malgré la température de la pièce, Aya sentait ses vêtements coller sur sa peau nue, formant une coque oppressante et désagréable. Tout en ôtant la veste lourdée de pluie de son hôte, la jeune fille l’écouta avec attention lui souhaiter la bienvenue avec dans la voix une petite pointe d’anxiété, ce à quoi Aya voulait associer le manque d’habitude pour lui de recevoir une femme en ces murs. Se retournant pour déposer le manteau sur l’accroche prévue à cet effet au dos de la porte d’entrée, elle entendit la proposition de Saïl et eut un sourire avant d’exécuter un second demi-tour pour se trouver face à lui et de lui répondre d’un ton sérieux ce qu’elle aurait pu teinter d’ironie et de malice si elle était encore au bar :
- Pour l’instant, j’ai surtout besoin de me réchauffer.
Elle dit cela d’un air posé et détendu, alors que sa peau se hérissait sur ses bras et dans son cou, que ses jambes tremblotaient légèrement et que ses dents s’entrechoquaient par moment. Baissant les yeux, elle lança comme un regard d’accusation à son t-shirt émeraude qui, loin de donner l’effet aérien auquel la jeune fille était habituée, collait son buste exagérément. Aya se sentait tout d’un coup fort indécente, avec cette tenue totalement modifiée par la pluie. Pourtant, elle ne détourna pas les yeux de ceux de Saïl, ne rougit pas ni ne chercha à remettre le manteau pour rester là, avec toute la dignité dont elle était capable malgré les gouttes qui s’enfonçaient dans la moquette à ses pieds, vestiges de l’état d’humidité de son pantalon. Elle ne voyait pas trop quoi ajouter à cela, il n’y avait d’ailleurs sans doute rien à dire. Tout comme il n’existait pas de multiples façons de se réchauffer, si ce n’était en se débarrassant de tout ce qui pouvait l’encombrer. Lentement donc, elle se pencha pour défaire ses lacets et libérer ses pieds menus, qu’elle enfonça après coup dans la moquette moelleuse de l’entrée. Le reste ne dépendait pas uniquement d’elle. Puis, sans pour autant gravir les quelques centimètres qui la séparait de Saïl, elle lui tendit la main avec une question muette sur les lèvres, en profitant pour observer à son tour ce corps qui lui était si cher, également torturé par la dure loi de la pluie, ses vêtements aussi trempés que les siens. Il fallait bien faire quelque chose pour éviter la fièvre et autres complications …
Au diable la politesse des débuts ou la douceur d'une petite fille.
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Ô combien délicieuse était la paix dans laquelle ce home sweet home les immergeait, contrastant de manière si appréciable avec la fureur des éléments qui continuaient de rager dehors, frappant avec colère tout ce qui se trouvait à leur portée sans parvenir maintenant à les atteindre tous les deux, calfeutrés qu’ils étaient dans ce petit nid. Voir et entendre la pluie battre au dehors rendait en vérité l’asile encore plus chaleureux, et même si les atteintes de l’humidité et du froid se faisaient toujours durement sentir, la douceur de l’atmosphère commençait déjà à les envahir, rassérénant les sens et apaisant l’humeur.
Tout autant synonyme de soulagement était ce lieu en comparaison avec le bar dont ils s’étaient exilés, car non seulement ils bénéficiaient à présent d’un confort autrement plus douillet que celui qu’avait pu offrir le débit de boissons, mais en plus, ils étaient à l’abri de toute intrusion, quelle qu’elle pût être. Plus aucun regard pour les épier désormais, plus d’avis hypocritement défavorables qui ne pouvaient atteindre leurs oreilles, plus de cette espèce d’hostilité ambiante qui avait auparavant donné de quoi leur hérisser le poil et qui les avait fait fuir en hâte !
Non, à partir de ce moment, dans ce microcosme qui paraissait n’avoir été conçu que pour les abriter en cet instant, la soirée n’appartenait qu’à eux, leur laissant le champ libre pour profiter pleinement de la présence de l’autre. Le reste du monde n’avait plus aucune importance ; seule comptait pour Saïl la présence de cette jeune fille qu’il chérissait plus que tout au monde, qu’il voulait dépouiller de tous ses soucis pour ne plus lui offrir qu’un bonheur sans nuages dans lequel elle pourrait flotter.
Ce grand garçon, qui d’habitude aurait paniqué à la simple pensée de ramener une personne du beau sexe chez lui, se tenait devant Aya sans la moindre trace de honte, de confusion ou d’incertitude sur ses traits empreints d’une étrange sérénité captivée qui laissait voir toute la magie de cette nuit féerique. Bien sûr, il n’avait pas de château à lui offrir, humble chevalier qu’il était, mais pour sa princesse, il ferait en sorte que cette demeure aussi modeste qu’agréable pût égaler tous les palais afin de combler la dame qui avait si suavement conquis son cœur.
Plus que jamais désormais, elle pouvait s’assimiler à une merveilleuse dryade, son haut vert collant contre elle comme pour lui faire une seconde peau alors que ses cheveux d’écorce pure dégoulinaient en une petite cascade de feuilles mortes le long de son visage et s’achevaient contre ses épaules. Nimbée d’une chape de pluie, la senteur qu’elle dégageait n’en ressortait que plus fortement encore, semblant s’épanouir autour d’elle de la même manière que l’entêtant parfum d’une fleur, donnant à son protecteur l’envie de se coller contre elle pour humer son odeur à pleine force et s’en imprégner à jamais.
Et ses yeux, oh, ses yeux ! Il y avait là deux émeraudes à la valeur inestimable, deux portails vers une forêt pleine de mystères, d’exaltation, de joie, qui en cet instant paraissaient participer à ses traits avec plus d’ampleur qu’en temps normal, couvrant Saïl de leur champ ensorceleur. Là où d’autres ne se seraient pas fait une honte de permettre à leur regard de s’égarer pour profiter tout à leur aise de la vision des courbes de la jeune fille rendues plus évidentes par l’humidité, l’intéressé, lui, se contentait de se pâmer devant les iris si brillants de sa compagne.
Et en parlant de milieu végétal, ne pouvait-on pas avoir l’impression d’un tapis de gazon plutôt que d’une moquette, en voyant la fée se défaire de ses souliers pour laisser flotter dessus ses pieds maintenant nus ? Lui, en tout cas, en eut la sensation fugace lorsqu’il retira à son tour ses chaussures puis ses chaussettes, si bien qu’en fermant les paupières, peut-être aurait-il pu se croire transporté dans un tout autre univers, complètement empreint de cette magie qui les avait par hasard réunis pour les conduire jusqu’ici.
Toutefois, se rendre aveugle l’aurait privé du spectacle d’Aya qui, toute trempée, n’en était que plus mignonne encore, ayant dans son attitude quelque chose d’adorablement vulnérable et de farouchement vif qui aurait pu faire croire avoir devant soi quelque sublime créature à l’état sauvage capable de s’enfuir, de disparaître à tout moment. Mais elle n’avait manifestement nulle intention de le quitter après la période si courte mais si riche qu’ils avaient partagée, et il était pleinement conscient de la chance qu’il avait d’être avec elle, en cette nuit qu’il aurait voulu voir durer une éternité.
Mais plutôt que d’espérer du futur, il fallait profiter pleinement de l’instant, le cueillir dans toute sa fraîcheur comme cette main qu’elle lui tendait, cette menotte qu’il savait être à la fois si fragile d’aspect et si incroyablement tenace, et dont il se saisit avec autant d’égards qu’il en aurait mis à accepter l’invitation d’une reine à danser. Les mouvements qui suivirent n’eurent certes pas l’élégance leste et chaloupée d’un ballet, mais ils eurent en commun le même sens de l’harmonie qu’un tel spectacle, le maître des lieux menant son estimable invitée avec une parfaite certitude, même dans le noir quasi-complet qui les environnait. Depuis le temps, il connaissait chaque recoin de cet appartement comme sa poche, et aurait donc pu y circuler les yeux fermés, conduisant donc pour l’occasion sa belle à travers la pièce qui diffusait en cette heure un si étrange mélange de mystère et de relaxante intimité.
Quelques pas à peine, et déjà, ils se retrouvaient devant le lit de la maison, lit sur lequel une impulsion de passion bestiale l’aurait pu faire pousser Aya pour enchaîner en se précipitant goulûment sur elle. Ce fut comme on pouvait s’y attendre tout le contraire, Saïl escortant sans un mot sa demoiselle jusqu’au pied du confortable meuble à l’extrémité duquel il l’assit, s’éclipsant ensuite prestement avec un « Je reviens » comme assurance renouvelée de sa dévotion.
En effet, devant les paroles moitié requête, moitié invitation de la jeune fille, sa première inspiration avait été de la serrer fort dans ses bras pour lui transmettre corps à corps toute la chaleur dont elle aurait pu avoir besoin. Cependant, si le sens des réalités de l’attentionné garçon avait été mis en sourdine, tel n’était pas le cas de celui de la logique, et son bon sens lui avait donc indiqué que, certes, le geste aurait été des plus touchant, mais que d’un point de vue pratique, il n’était guère recommandé. Agissant ainsi avec autant de raison que d’égards, il s’absenta quelques secondes à peine dans la salle de bains dont il revint avec deux bonnes serviettes de coton bien épaisses et chaudes qui sauraient rapidement chasser le froid qui les harcelait.
Reparaissant de la sorte promptement auprès de la dame de ses pensées, il s’assit à ses côtés, déposant sur ses genoux tout mouillés les promesses d’un agréable séchage pour ensuite fixer l’adolescente droit dans les yeux, son propre regard mêlant douceur, adoration et un profond respect. De fait, pour qu’ils s’essuyassent tous les deux, les vêtements qu’ils portaient étaient de trop, aussi cherchait-il dans les ravissantes prunelles de sa chère et tendre l’autorisation de faire ce qu’il fallait pour prendre soin d’elle, la chouchouter de son mieux.
« Oui », parut dire mieux que mille discours son attitude toute entière, aussi se mit-il à la tâche, tendant vers elle ses mains qui, si exercées qu’elles fussent dans la pratique de son métier, n’auraient pu lui paraître en cet instant assez délicates pour la tâche qui leur incombait.
Avec une affectueuse minutie qui n’excluait nullement l’expertise dont ils avaient toujours su faire preuve, ses doigts se saisirent précautionneusement du col du t-shirt d’Aya, par l’avant et par l’arrière, pour ensuite tirer lentement et retirer la gangue mouillée qui avait autrefois été un élégant habit. Au fur et à mesure de cette opération, le nombril pareil à un bouton de rose, l’abdomen souple, la poitrine rebondie, tout cela se révéla tour à tour. Chacun de ces éléments d’apparence si séduisante auraient été de nature à pousser à déchirer les effets de la demoiselle plutôt qu’à les effeuiller à la manière d’une fleur ainsi que Saïl le faisait.
Mais rien n’aurait pu le faire se départir de sa grande tendresse, et ce fut donc sans précipitation qu’il acheva de la dénuder, posant ensuite le haut de côté sans dire un mot, toute la passion la plus affectueuse du monde se lisant cependant dans ses iris bruns. Il marqua un instant de pause, comme pour immortaliser dans son esprit ce moment où il commençait à la découvrir dans le plus simple appareil, la vision s’avérant si magnifique que son cœur aurait pu en éclater de ravissement s’il n’avait pas battu avec tant de paix près d’elle.
Pour autant, ce n’était pas une raison pour la fixer bêtement sans rien faire, aussi reprit-il en passant cette fois-ci ses mains derrière son dos, cherchant les attaches du soutien-gorge de l’adolescente qu’il trouva sans difficultés. On aurait pu croire de quelqu’un d’aussi timoré que lui qu’il se débattrait avec les agrafes sans savoir quoi faire, mais il ne fallait pas oublier qu’il avait œuvré comme urgentiste, formation dans l’exercice de laquelle les premiers secours nécessitent de savoir ôter de tels sous-vêtements.
Par conséquent, la pièce de tissu partit à son tour, laissant à l’air libre les seins de la jeune fille ; ces deux globes de chair emplis d’une graisse qui les rendait fermes et doux au toucher. Encore une fois toutefois, il trouva mieux à faire que de s’attarder à baver stupidement devant ces attributs féminins, dépliant au lieu de cela une des serviettes d’un coup sec pour ensuite en recouvrir Aya de la tête jusqu’à la taille, l’y emmitouflant avec amour.
Poursuivant sur sa lancée, il la frictionna ensuite à travers l’étoffe de coton pour la sécher, mettant toute sa tendresse dans ces gestes protecteurs, ébouriffant avec attention cette pétulante broussaille de cheveux pour ensuite passer de haut en bas, ne se permettant pour l’heure, en bon gentleman, de ne mettre la main sur elle qu’à travers l’ustensile dont il se servait pour la choyer.
Lentement, pour ne pas brusquer le délicat charme du moment, il essuya aussi bien à l’avant qu’à l’arrière son cou, ses côtes, son ventre, s’abstenant néanmoins de s’affairer sur sa poitrine pour ne pas brûler les étapes. Une fois son œuvre achevée, il prit à nouveau un moment pour l’observer dans cette posture digne d’une intimité de boudoir, et en un soupir admiratif, des mots s’échappèrent alors de ses lèvres sans qu’il ne lui vînt pourtant à l’idée de faire quoi que ce fût pour les retenir, exprimant une vérité immensément évidente qu’il n’avait pourtant pas pris la peine de mentionner de vive voix jusqu’ici :
« Tu es si belle. »
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Imaginons un seul instant, improbable, qu’Aya ne se soit pas trouvée en présence de Saïl ce soir. Elle ne serait très certainement pas allée dans l’habitat d’un inconnu si celui-ci ne lui avait pas inspiré autant de confiance et de respect. Elle n’aurait jamais embrassé un homme sous la pluie, elle n’aurait pas fait la douce insulte aux clients du bar d’assumer la situation. Elle n’aurait sans doute d’ailleurs même pas accepté le bol de soupe. En remontant un peu en arrière, sur cette étrange soirée totalement hors du temps, on se rend bien compte que si Aya est une grande romantique et s’entiche facilement des hommes qui l’abordent, rien ne se serait passé dans les mêmes circonstances. Cela aurait d’avantage ressemblé à un mauvais conte de fée, où le prince dévisage sa dame, où il disparait au petit matin et ne pense même pas à lui offrir la moindre promesse. A cette heure-ci de la nuit, eh bien qu’Aya et Saïl n’aient pas trainés leurs bottes au bar, la jeune fille serait très certainement seule dans son lit, après être passée entre les mains d’un énième goujat, en pleurant toutes ses larmes de son corps de petite fille.
C’était toujours le même schéma, avec ces pseudos gentlemen qui ne savaient s’y prendre que pour séduire au premier regard. L’adolescente tombait facilement dans leurs filets, en état de faiblesse. Et elle y replongeait juste après leurs bras, juste après avoir espéré en vain, se faisant femme l’espace d’une seconde seulement, redevant bien rapidement la gamine qui serrait son oreiller en geignant de ses malheurs. Alors que là, Aya ne se sentait plus adolescente. Ses dix sept ans semblaient s’être envolés, alors que le livre de sa rencontre avec Saïl s’écrivait au fur et à mesure, sans un « Il était une fois » aussi évident, ni un « et il la quitta, la laissant désespérément seule » de prévu. D’ailleurs, la jeune femme n’avait plus que faire de ses idées enfantines et puériles. Elle se contentait de vivre, au lieu de penser, et c’est très certainement cela qui lui donnait cette assurance, cette confiance et ce charme mature dont elle n’était habituellement pas longtemps dotée. En d’autres circonstances, elle aurait gardé la mutinerie dont elle avait fait la démonstration plus avant dans la soirée, restant taquine et rougissante. Alors que là, elle se sentait sur la même longueur d’ondes que Saïl, ayant l’impression fugace de se fondre dans le décor et de faire partie d’une évidence le concernant.
Qu’il était bon, alors, de se sentir observée avec respect. Aya ne connaissait pas moult jeunes gens capables de la fixer avec honnêteté et assurance dans les yeux, alors que sa poitrine était dans une démonstration flagrante de ses charmes, sans qu’elle y soit pour quelque chose en particulier. Sentir une telle adéquation dans les attitudes sereines d’Aya et de son compagnon rendait tout beaucoup plus beau, sans la gêne de la découverte ou la honte de soi. Tous deux étaient là, postés tel un axiome, une vérité inattaquable et authentique. Après que lui aussi ait eut la bonne idée de se débarrasser des loques dégoulinantes que ne pouvaient qu’être des chaussures après un tel traitement, Aya sentit sa main se faire saisir avec une force comme toujours teintée de dilection. Et, bien que ce soit exactement ce qu’elle espérât, l’adolescente fut fortement surprise de ne pas sentir tout d’un coup l’agression pressante d’un corps contre le sien. Elle osa même se demander si Saïl se retenait ou s’il était naturellement aussi protecteur. Mais cette question qui n’en était pas une s’illustrait comme le comble de l’ineptie, tant le contrecoup de la réponse était manifeste. De même, tandis qu’il l’accompagnait jusqu’à son lit et qu’Aya se demandait ce qui allait suivre, elle le vit s’éloigner avec une petite déchirure au niveau du cœur, même s’il était plus que criant qu’il allait revenir.
S'écoulant une durée qui pourrait s’estimer à un claquement de doigt, la jeune femme alla jusqu'à se demander si leurs intentions étaient les même. Certes, Saïl ne pouvait ignorer l’immense invitation qu’elle lui avait tendue en même temps que sa paume, mais comme elle s’était elle-même laissée dans l’expectative d’une réponse, il était encore possible que son hôte n’ait pas les mêmes desseins. Et qu’elle reste là, penaude et ridicule. Seulement, Aya avait ce soir décidé de confier son cœur à Saïl, et il y résidait également ses doutes et autres angoisses, dont elle se départait volontiers, convaincue que son compagnon saurait les faire disparaitre sans efforts ni difficultés. D’ailleurs, comme il le lui souffla, Saïl revint. Avec entre ses mains deux promesses d’idyllique réconfort, de quoi soulager ses frissons, tout du moins ceux causés par le glacial vent de ce mois d’automne.
Comment exprimer à chaque fois le plaisir qu’avait Aya de voir cet homme répondre à ses espérances, à ses attentes, à ses moindres pensées ? Elle ne voulait en effet pas s’arrêter à ces deux tissus moelleux, la serviette seule ne la réchaufferait pas suffisamment. Car le corps n’était pas tout, l’intérieur de son être avait tout autant besoin d’attention et de proximité. Aussi, quand il parut lui demander l’autorisation de prendre une initiative dont elle n’osait même pas rêver, elle faillit parler. Mais pour ne pas briser l’instant merveilleux d’une parfaite symbiose entre eux, Aya se tut et se contenta d’un faible sourire, laissant plutôt s'exprimer son cœur. Qui fut instantanément rassuré lorsque Saïl s’empara avec détermination de ce tissu verdoyant qui les gênait tant. En d’autres situations, on l’a évoqué plus haut, la donzelle aurait très certainement ressenti une grande honte d’être ainsi mise à nue, dans le sens littéral du terme. Mais là, l’aisance ne quittait pas ses traits apaisés et ravis. Ce simple défeuillage lui fit l’effet d’un feu de cheminée, tant cela la réchauffa rapidement et en profondeur. Le sang s’accéléra sous sa peau diaphane, et la jeune fille en eut presque incliné les paupières pour mieux profiter du glissement du tissu imbibé sur son épiderme hérissé, mais elle ne quittait pas Saïl du regard, le rassurant si besoin était de sa détermination, l’engageant à continuer, ce qu’il fit.
Quoi de plus sensuel que de se voir lentement déshabillée dans un silence religieux et admiratif, quoi de plus sensitif que de sentir l’admirable union d’un homme et d’une femme. Quoi de plus simple, également. Aya ne faisait pour l’instant rien, laissant le temps à son partenaire de s’habituer à elle, à ce corps qui n’aspirait qu’à lui plaire. Trop peu de mots pour décrire le silence, l’intime respect du temps et de la découverte, la lenteur de Saïl qui s’aventurait en terrain inconnu pour la première fois. L’un comme l’autre appréciaient ce laps de temps qui leur était offert pour se familiariser avec l’étranger, l’Autre. La parure émeraude d’Aya finit donc rapidement à côté d’eux, tout comme son premier sous-vêtement qui fut évincé sans mal par des mains manifestement experte -mais qu’importe ! Ce n’était ni le moment ni l’opportunité pour se relancer sur un discours maintes et maintes fois développé.
Une fois partiellement offerte au regard de Saïl, Aya dut retenir le réflexe de toute fille de cacher pudiquement son corps, ce qui ne fut pas bien dur tant le regard du jeune homme n’avait rien d’un inquisiteur ou d’un juge appréciateur. Libérant sa poitrine, qui reprit avec plaisir son galbe naturel, Saïl ne prit même pas le temps de s’attarder, et vint la couvrir avec diligence. La jeune fille laissa un soupir de satisfaction échapper de ses lèvres, tant pour l’attention dont elle était la cible que pour la chaleur du contact d’un tissu rugueux et bienfaiteur sur sa peau nue. Toujours immobile, Aya laissa patiemment son épiderme se réchauffer sous les caresses encore précautionneuses de Saïl. Délicieuse frustration de ne pas recueillir ses mains sur son corps, de ne les sentir que par un intermédiaire prévoyant et soigneux. Tandis qu’il finissait son œuvre, le prince charmant de cette dame se fendit d’un compliment aussi simple qu’il était sincère. Aya le saisit au vol, affichant un grand sourire qui ne souffrait pas de réponse inutile. Puis, se relevant lentement, la jeune fille fixa son regard dans celui de son compagnon et continua le travail qu’il avait entrepris. Déboutonnant son jean souillé de pluie et de boue, elle le fit glisser avec précaution sur ses jambes humides, l’abandonnant par terre tel un fardeau trop lourd à porter.
Gardant pour simple parure que son dernier vêtement, elle récupéra la serviette qui avait si bien accomplie son œuvre pour la passer sur des jambes qu’elle étendit une à une sur le rebord du lit sur lequel Saïl était toujours assis. Cela ne prit pas longtemps et, une fois sûre d’avoir suffisamment bien passé et repassé le morceau de tissu, elle abandonna la serviette sur le lit et répliqua, comme à la suite du compliment du jeune homme :
- Et bien égoïste.
Elle était en effet sèche et débarrassée de ces si embarrassants vêtements détrempés, mais Saïl était encore ruisselant. Revenant vers lui, en gravissant les infimes centimètres qui le séparaient d’elle, Aya se positionna juste devant lui, et lui vola la deuxième serviette, qui trônait encore sur ses genoux. Elle la déplia, et enjamba Saïl. Oui, elle l’enjamba. S’asseyant littéralement sur lui, elle posta ses jambes le long des siennes, les enroulant autour de ses mollets, ses rotules appuyant contre le cadre en bois du meuble sur lequel ils étaient installés. Toujours sans la moindre trace de honte ou de pudeur, alors même que sa poitrine s’étalait sans complexe, Aya reprit la douceur des gestes de son compagnon et la direction que ceux-ci avaient prise quelques instants plus tôt. Évinçant elle aussi ce haut qui l’empêchait de partager la chaleur qu’elle ressentait avec Saïl, Aya reproduit une pâle copie qui avait cependant le même atout de procurer un plaisir qu’elle espérait tout aussi intense. Ses petites mains marquaient la peau dévoilée de Saïl, tantôt effleurant, tantôt insistant, découvrant avec majesté ce corps si rayonnant, si exempt de la déchéance qu’on aurait pu prêter à ce drôle de couple trop vite formé.
Une fois le carcan ôté, Aya posa ses mains sur ce torse offert, pour sentir le contact d’une peau chaude malgré tout, aussi vivante que la sienne. Se saisissant de la serviette restante, elle la passa dans le dos de Saïl, couvrant le début de ses épaules. Résistant à l’envie de s’y blottir instantanément, elle commença par retrouver des lèvres qui lui avaient bien manquées, les cueillant avec un plaisir non dissimulé. Ce même baiser profond et superficiel à la fois se fit cependant plus insistant, et quand la jeune femme passa ses bras autour du cou de son compagnon, elle en profita pour laisser pointer timidement, comme une demande peu assurée, le bout d’une langue, celle-ci venant effleurer les deux minces lignes rosées qui trônaient sur le visage de Saïl. Plus entreprenante, avide de le sentir toujours plus proche, Aya restait néanmoins dans la simplicité et la lenteur, pour savourer chaque instant et apprécier la saveur de toutes ses décisions. Elle ne voulait surtout rien précipiter ni gâcher, vouant un culte au temps qui s’était étalé entre eux, en filant pourtant aussi vite qu’une étoile filante. Les doutes s’envolaient, seuls le plaisir et la tendresse demeuraient. Et bien qu'elle soit courtement vêtue, elle n'en avait que faire, se concentrant sur Saïl et rien que sur lui. Un baiser plein de sentiments et de tendresse, tandis que l'étreinte de ses jambes raffermissait inconsciemment sa prise.
Un soleil miniature avait élu domicile quelque part entre ses côtes, là où son cœur aurait du se trouver. Aya était heureuse, brûlant de ce sentiment exaltant et addictif.
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Parfois, la première fois est un instant magique, plein d’une espèce d’émerveillement issu de l’expérience à l’inexorable unicité qu’un homme et une femme partagent, chacun découvrant le corps d’un membre de l’autre sexe de manière inédite. Un tel charme est plus rare que les légendes veulent le laisser croire, tant de multiples choses peuvent gâcher ce moment, en entacher la pureté d’une telle manière que ce que l’on s’était représenté comme une sorte de nirvana n’en vient à consister en fait qu’en une triste caricature d’accouplement.
Car il arrive également, et hélas trop souvent, que la première fois vienne trop vite, qu’elle ait été mal préparée ou qu’elle se passe entre deux êtres qui ne vibrent pas à l’unisson des mêmes affects, ne résultant alors qu’en une terrible déception. C’est très généralement là le triste chant du cygne d’un couple qui, peu de temps après un tel flop, résout avec une affligeante facilité de ne plus se fréquenter, chacun n’emportant avec lui que d’amers regrets au lieu d’un souvenir à chérir.
Il faut bien le dire, le second scénario s’était produit en ce qui concernait Saïl, celui-ci de même que sa partenaire ne s’étant principalement laissés aller à un tel acte que par curiosité scientifique, ce qui avait donné une bien peu exaltante séance de sport de chambre dont chaque partie était ressortie déçue. Depuis ce jour, et jusqu’à relativement récemment, il en avait non pas conçu un dégoût des relations d’un tel ordre, mais une sorte de désabusement qui lui avait toujours fait trouver les prétentions à ce sujet bien exagérées.
Mais désormais, plus que jamais, les raisons de récits aussi mythiques lui apparaissaient comme le nez au milieu de la figure, alors que lui et Aya étaient si proches l’un de l’autre, autant physiquement que spirituellement, que la question de savoir si l’alchimie fonctionnait ne se posait même pas. Les émotions tremblantes et délicates, l’adoration respectueuse et sacrée, l’égarement doux et complice, l’ivresse totale des sens ; tout cela se manifestait de façon si surnaturellement puissante que ç’aurait pu en être effrayant sans la présence rassurante de sa dame. Telles les moitiés que la conception platonicienne de l’amour décrit, ils agissaient l’un envers l’autre avec une si grande douceur, une si belle harmonie, une si admirable symbiose qu’à les voir, on pouvait jurer que rien n’aurait pu les détacher.
Ah, voilà bien une image d’Epinal qui peut facilement agiter le visage des plus cyniques d’un sourire grinçant, mais le fait était qu’il aurait été impossible de nier qu’entre ces deux personnes, tout fonctionnait avec une perfection absolument idyllique. La preuve en était que de lui à elle, le bonheur d’être en une telle compagnie se voyait sans cesse renvoyé comme par un effet de miroir, nourrissant de la sorte l’effet d’un cercle vertueux qui paraissait ne jamais devoir se briser. Respect et émerveillement existaient du côté du jeune homme, ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier à leur juste valeur les charmes physiques de sa compagne qui le faisaient se sentir presque honteux en comparaison tant il se jugeait plat avec son corps de grand garçon aux longs bras que, dans ses mauvais jours, il aurait jugé difforme plutôt qu’original.
Ce fut donc avec un plaisir d’esthète certes pas platonique mais plein d’une admirative estime que Saïl la regarda continuer de se dévêtir, laissant glisser contre ses jambes son pantalon avec une adresse et une vivacité dignes d’une gazelle, exposant dans la pénombre intime le galbe à la juvénile délicatesse de ses cuisses. D’un mouvement leste, elle déposa sur le sol ce vêtement désormais superflu, s’exposant devant son galant dans le plus simple appareil, ne gardant comme trace de pudeur que le sous-vêtement qui lui restait et qui cachait ses parties intimes. Toujours ensorceleuse, toujours féerique elle était, s’exposant de la sorte dans toute sa magnificence dépourvue de réserve, privilège dont il avait en ce moment même l’exclusivité et dont il était bien conscient, le savourant avec une émotion qui lui étreignait la gorge de joie.
Se montrant aussi docile qu’elle l’avait été quand il s’était proposé de la sécher, il la laissa opérer lorsqu’elle prit possession de la seconde serviette, son tour étant venu de bénéficier des attentions de sa partenaire, de rester aussi tranquille qu’on peut l’être alors que la personne qui vous émeut tant vous met à nu. En venant à lui, Aya, dont la tristesse disparue lui avait toutefois laissée en vil souvenir une certaine mésestime d’elle-même, se fustigea à mi-voix, semblant se reprocher d’être à ses côtés en cette soirée.
Voulant la détromper, il ouvrit la bouche, mais la parole lui fut bien rapidement coupée quand elle s’installa littéralement sur lui, déposant sans façon sa croupe à peine vêtue sur ses genoux alors même que les parties de son corps nouvellement mises à découvert s’enroulaient autour de leurs semblables chez Saïl, tout comme l’aurait fait une dryade de lierre. S’il y avait eu le moindre motif de douter qu’il fût sous son emprise, leur posture présente aurait pu dissiper tout doute tant il était désormais plus que jamais le prisonnier consentant de l’envoûtante adolescente.
Voilà qui donna du fil à retordre au jeune homme par un effet qu’il va bien falloir expliquer, car si ce récit a pour intention d’être aussi joliment lyrique que possible, il a également pour prétention d’être sincère et fidèle. Ainsi, si prévenant, attentionné et doux que le gentil garçon pût être, il restait un représentant de la gent masculine, et donc, inutile de s’étendre sur la raison pour laquelle avoir une ravissante demoiselle en sous-vêtement tout contre lui le stimulait d’une manière qu’il s’efforçait en ce moment de contrecarrer de toute la force de sa volonté.
Difficile de rester de marbre alors que sa chemise se voyait défaite pour dévoiler son torse devant la belle brunette, laquelle s’affairait à sa tâche avec diligence, ses doigts fins et frais effleurant de temps à autre sa peau en une délicieuse torture. Néanmoins, se braquant obstinément afin de ne pas rompre le charme de leur situation, il parvint à ne rien laisser paraître de son trouble, ou tout du moins, à ne pas le laisser se manifester trop physiquement, pouvant par conséquent continuer d’apprécier la douceur de l’instant tandis que son sort suivait celui d’Aya.
C’est ainsi qu’il ne se retrouva plus qu’avec son pantalon toujours complètement trempé comme habit, le haut de son être se retrouvant pour sa part bichonné par sa compagne qui, contrairement à ce que son manque d’amour-propre l’avait fait crainte, ne parut nullement repoussée par ce qu’elle découvrit. Au contraire, avec une affectueuse précipitation, elle vint vers lui, posant ses mains sur le ventre de Saïl, la sensation des paumes tendres se faisant fortement agréable alors que sa respiration lui en faisant sans cesse découvrir le toucher sous un nouvel angle.
Mais à nouveau, l’adolescente ne s’embarrassa pas de cérémonies, et, lui passant la serviette autour du cou, elle fit venir ses lèvres contre les siennes, faisant ainsi à nouveau venir leurs deux corps à l’apex de la symbiose qui les unissait. Surpris dans un premier moment, il le fut encore plus lorsqu’il sentit un petit bout de chair moite venir se blottir contre sa bouche, invitation timide mais résolue à laquelle il eut bien heureusement vite le réflexe de répondre, faisant venir sa propre langue vers celle de celle de la jeune fille pour un contact plus rapproché que jamais.
Il a été empiriquement prouvé que les échanges salivaires renforcent la sensation de bien-être envers un couple, et même si celui concerné n’en avait de toute évidence pas besoin, cette manifestation de passion n’en fut pas moins d’une appréciabilité exaltante. Réagissant sans même avoir à réfléchir au comportement qu’il devait adopter, il ajouta alors l’étreinte de ses bras à celle des jambes d’Aya, enserrant avec toute son ardente dévotion son enveloppe charnelle si désirable.
Oh, il pouvait en être sûr, il n’avait jamais rien vécu de tel, cet instant où rien ne pourrait paraître être plus vrai, de plus estimable, de plus important que l’objet de ses sentiments, où la Terre a l’air de s’arrêter de tourner comme pour mieux laisser chacun profiter pleinement de la chimie qui opère à son plein régime. Et tandis qu’il la prenait fort contre lui, que leurs poitrines s’écrasaient tendrement l’une contre l’autre, que leurs cœurs désormais si étroitement liés semblaient battre à l’unisson, la situation se fit étonnamment proche d’une que Saïl s’était vue narrer.
Cette histoire n’était autre que celle de la déclaration de l’amour de ses parents, et s’était déroulée ainsi : c’était une soirée dansante, et rien dans l’atmosphère simple, dans le brouhaha ambiant ou même dans le gai enthousiasme présent n’aurait pu laisser présager de romantisme. Pourtant, c’était avec une douce complicité que les deux dansaient, chacun collé à son partenaire, et, comme lui était naturellement de fort haute taille, sa tête à elle lui arrivait au niveau de son torse, si bien que son oreille était collée contre sa poitrine. La chorégraphie se poursuivait paisiblement, et sans prévenir, alors que les pas s’enchaînaient avec harmonie, il se pencha vers elle et lui murmura : « Tu entends mon cœur ? C’est toi qui le fais battre. »
Ce souvenir ne manqua pas de repasser fugacement dans l’esprit du jeune homme, et l’échange de leurs baisers enfiévrés continuait, emplissant la petite pièce de légers bruits de succion, pendant que les pensées circulaient dans sa tête. Ce fut au beau milieu de la fougue pleine de passion réciproque de cet acte amoureux qu’il se rendit compte que de toute évidence, il l’était. La certitude pouvait paraître encore plus grotesque et saugrenue que ne l’avaient été leurs agissements jusqu’ici, et pourtant, elle s’imposait à lui avec une telle force qu’il ne lui serait pas venu à l’idée de la remettre en cause.
Après tout, si, envers et contre tout ce que les conventions dictaient, ils avaient pu faire connaissance, s’apprécier puis se sentir si pénétrés d’affection, n’était-ce pas un signe qu’ils étaient faits l’un pour l’autre, ainsi que le sentiment de complétude qui les unissait l’indiquait ? En vérité, en dehors de ce qui était scientifiquement prouvable, Saïl n’était pas sûr de grand-chose, mais en l’occurrence, en ce moment si incroyablement unique et parfait, toute trace de doute avait déserté son âme. Pour lui, même l’exaltation hormonale issue de tels actes ne pouvait suffire à expliquer n’eusse été qu’une parcelle de l’impression d’irréductible attachement qui avait commencé à s’emparer de lui depuis le début de cette soirée pour désormais gouverner son cœur.
Il devait lui dire là, pendant qu’ils n’avaient pas encore commis ce qui aurait pu être l’irréparable : s’il lui révélait cette précieuse vérité après coup, et qu’il s’avérait que pour elle, cela n’était pas réciproque, il regretterait de façon mortifiante de ne pas avoir osé avant. Mais dès à présent, il pouvait le lui dire, il pouvait risquer la présence de celle qu’il tenait dans ses bras avec de si suaves affects qui s’épanouissaient toujours en lui, il pouvait s’afficher dans toute la vérité de ce qu’il éprouvait à son égard.
S’il tenait vraiment à elle autant qu’il en était certain, alors oui, il était de son devoir de se confesser immédiatement ; il le sentait jusqu’au plus profond de ses entrailles, c’était en quelque sorte maintenant ou jamais. L’irrémédiable, l’irrévocable étreinte charnelle qui s’annonçait indéniablement allait venir, et s’il attendait lâchement la fin de leurs ébats pour se confier à elle, il s’aventurerait à les briser en mille morceaux tous les deux, ou en tout cas lui, tant il se sentirait lié à elle. Si tout devait s’achever avant d’avoir réellement débuté, alors lui s’efforcerait d’encaisser le choc comme l’imbécile émotif qu’il se serait avéré avoir été, et elle, du haut de sa jeunesse, pourrait passer à autre chose, l’oubliant pour son bien, pour ne pas être hanté par ce fantôme trop tendre.
Tandis même que ces réflexions défilaient en lui, ses baisers n’avaient pas cessé de répondre à ceux de sa partenaire pour continuer ensuite en ne quittant la bouche de l’adolescente que pour courir le long de sa gorge, apposant encore et encore ses lèvres avec passion sur cette chair chérie dont l’odeur le rendait à moitié extatique. Doucement, ne voulant jamais de la vie lui jeter ses sentiments au visage comme on jette un ballon à un enfant, il remonta au niveau de son oreille, se préparant aux mots qu’il allait prononcer.
Saïl, Saïl qui n’avait toujours jamais voulu que le bonheur des autres sans jamais rien demander en échange, sans jamais même exiger de reconnaissance pour toute la dévotion dont il avait su faire preuve, s’autorisa en cet instant à être égoïste. Prenant son courage à deux mains, il fit taire la boule d’appréhension qui lui nouait l’estomac, et, dans un souffle, il glissa à Aya ce qui était devenu en même temps son plus précieux secret et la plus criante des évidences :
« Je t’aime. »
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Si Aya, dans un moment comme celui-là, ne perdait pas toute capacité réflexive, elle n’en était pas moins très loin des considérations aussi simples que les réactions physiques dans ce genre de situation. Elle ne remarqua donc même pas les efforts de Saïl pour se contenir. Bien trop prise dans un enchevêtrement de jambes et de lèvres, elle ne prêtait guère attention à son propre désir qui montait pourtant en flèche, incendiant le moindre recoin de son corps lorsque le jeune homme lui rendit son baiser. On ne se rend pas suffisamment compte de la portée de deux bouches qui s’apprivoisent et s’accompagnent, de la sensualité qu’elles dégagent dans un naturel mais pourtant si complexe ballet d’émotions et de réflexes inconditionnés. Il est si facile, et pourtant si dur de s’embrasser. Le moment qui précède l’acte a toujours quelque chose de religieusement sacré, d’angoissant et de frustrant, tandis que la libération est souvent vécue comme un soulagement empli de passion non contrôlée, les pieds perdant quelque peu le contact du sol.
C’est dans ce schéma là que la jeune femme se trouvait à présent, complètement déroutée par la simple chaleur de la langue de Saïl contre la sienne. Sentir ce corps dans sa plus complète intimité -un baiser aussi lourd de sens ayant bien plus d'impact que de nombreux coups d’un soir-, caresser enfin l’objet de sa convoitise, tout en serrant dans ses bras ces épaules, ce cou, tout ce qui lui passait sous les doigts. La peau se rencontrait enfin, les cellules de leurs corps semblaient se fondre les unes dans les autres, recréant ainsi un nouveau eux, un nouveau tableau sensiblement similaire, mais totalement différent à la fois. Aya ressentait avec plus de force que jamais chaque geste de son compagnon, éprouvant une absence ou un rapprochement par un frisson ou un soupir, sentant leurs épidermes se froisser dans un contact impérieux et pressant. Voulant rester dans cette lenteur magique et irréelle, Aya sombrait pourtant de plus en plus vers la passion qui guidait ses gestes, en l’occurrence son baiser qui se faisait plus insistant à chaque seconde. Conserver une part de distance et de patience permettait de prendre du recul sur les évènements et les intellectualiser, afin de ne pas fléchir à la beauté du moment, ressentir la joie procurée par chaque instant passé en compagnie de Saïl. Et surtout, se convaincre de ne pas faire de bêtise, apprécier toujours plus sa présence éclairée en ces murs.
Pourtant, et en dépit de toute la tendresse qui naissait dans le cœur d’Aya, l’adolescente qu’elle était n’aurait jamais pu appréhender la suite, qui s’imposait pourtant de plus en plus dans l’esprit de son partenaire. Elle se contentait de vivre l’instant, le moment, en y mettant autant de vie et de sentiments qu’elle pouvait. Se concentrer sur ses lèvres qui se moulaient dans d’autres, épousant parfaitement les courbes d’un visage fait pour la recevoir. Sublimer la sensation d’une peau contre la sienne, la réchauffant définitivement, jouant avec sa poitrine et les creux qu’elle laissait derrière elle. Puis, se déchirer à la fin du baiser, et renaître sur le coup d’autres assauts tout aussi délicieux, dans un chemin d’ores et déjà connu de Saïl. Sa gorge fut ainsi aussitôt la cible de douces attaques, qui laissaient toutes une délicate marque invisible, qui s’imprimait d’avantage dans le cœur de la jeune fille que sur la peau délicate de son cou. Pour mieux offrir à Saïl le loisir de promener son visage dans les détours de la naissance de son buste, Aya inclina légèrement la tête en arrière, et se figea lorsque son compagnon prit la parole.
Elle crut tout d’abord avoir mal entendu, puis avoir rêvé. Mais toutes les réactions qui s’enchaînèrent sous son crâne le firent si rapidement, que très peu de temps ne s’écoula au final. Aya, encore une fois, eut presque envie de faire répéter à Saïl sa déclaration aussi soudaine qu’inattendue. Il l’avait pourtant apportée avec moult précautions, et l’on sentait bien que ces simples petits mots revêtaient pour lui une signification profonde et sincère. Mais comment exploser de joie quand on doute, à se demander s’il est normal, malgré leur profonde et entière cohésion évidente, d’avouer son amour à une fille trop jeune rencontrée dans un bar. S’il était sérieux, peut être s’attachait-il trop rapidement. S’il ne l’était pas, c’était une diversion bien cruelle. Et, malgré la communion intense et pénétrante qu’il existait entre elle et lui, la jeune fille était bien incapable de réaliser, de se décider pour l’un ou l’autre. Existait-il une troisième solution ? Un échappatoire, qui lui permettrait de ne pas juger Saïl, de ne pas lui coller une étiquette trop réductrice, sans chercher à comprendre ce qu’il avait voulu faire passer …
Elle-même étant sans doute trop perturbée en cet instant pour se rendre compte qu’elle était tombée sur un véritable partenaire particulier, et que le carcan de la norme et des convenances ou autres mauvaises habitudes de soirée s’effaçaient au contact de cet homme, encore imprévisible malgré le début de connaissances qu’Aya engrangeait sur lui. Certes, l’on peut aisément ne faire qu’un avec un inconnu, mais alors l’expression est mal choisie, et c’est d’avantage faire deux en cherchant maladroitement à s’atteindre. L’adolescente avait pourtant pensé ce soir être sur la même longueur d’ondes que Saïl, mais cette soudaine affirmation, qu’il portait comme un truisme aussi simple qu’abscons, atteignait difficilement les affres de son esprit. Comment était-elle supposée réagir ? Lui rendre la pareille ? Bien vaniteux et déplacé, alors qu’elle ne ressentait qu’une angoisse grandissante. Le stopper net, pour lui éviter une désillusion ? Plus sage. Sans doute aurait-elle du l’empêcher d’avoir à regretter ces mots en l’empêchant de s’impliquer plus avant. Aya aurait pu prendre les rênes de ses sentiments pour les brider, se rhabiller et s’excuser. Mais il n’en était pas question. Tout simplement parce qu’elle n’avait pas peur.
On tremble toujours un peu en entendant ces mots tant rêvés pour la première fois. Surtout ici, étant donné que la jeune fille qui reçut ce cadeau surprenant vivait dans un conte de fée où jamais le prince ne prononçait de telles paroles, alambiquant tout pour fuir une réalité qui n’était pas la sienne. N’ayant jamais eu le courage de le dire depuis l’incident de sa jeunesse plus reculée, Aya n’y songeait plus. Trouver quelqu’un qui la respecterait et se contenterait de sa présence voulait déjà signifier beaucoup pour elle. Elle ne demandait pas à ce qu’on l’aime, n’osait pas exiger une passion comme elle la souhaitait, et comme elle était en train de la vivre, peut être même de la gâcher. Cela relevait clairement du fantasme, pas d’une quelconque réalité, même avec un peu de chance pour parsemer le tout. Saïl était soit fou soit trop sensible, aucune autre solution ne venait à l’esprit de la jeune fille, qui n’avait toujours pas réagi, laissant ses émotions se heurter sous sa tignasse chocolat. Comment pouvait-elle répondre sans le froisser et sans employer ce mot aussi fort, qui pour elle était un mythe totalement inaccessible ? C’est avec bien peu d’assurance qu’elle se blottit contre lui, trouvant une place contre son cœur. Posant sa petite tête sur ce large point d’appui, elle y dressa une succession de petits baisers, pour se laisser le temps de remettre en place ce qu’elle ressentait réellement. Dur dur, quand on n’a que dix sept ans et aucune expérience dans le monde de l’amour comme le concevait Saïl.
- Merci.
Pause. Ça n’allait pas. Ce n’était pas ça, ce n’était pas du tout ça. Elle ne voulait pas le remercier, comme aurait pu le faire une fille gênée et embarrassée de ce si lourd fardeau. Elle voulait lui exprimer sa gratitude d’avoir osé, d’avoir prononcé les mots qu’elle avait toute sa vie espéré en secret d’entendre. Le couvrir de remerciements pour son attitude si touchante, pour les sentiments qu’il faisait naitre en elle sans qu’elle parvienne à les mettre en mots, pour les frissons que lui procurait une déclaration si belle et unique. L’ensevelir sous la tendresse qui fleurissait là où il posait le regard, lui faire comprendre. Lui transmettre qu’elle ne lui répondait pas, non pas par manque de sentiments ou par mécontentement. Tout simplement parce que ce genre d’idées ne pouvaient que s’épanouir dans sa tête, et qu’elles se désintégreraient dans sa bouche avant même d’avoir délivré leur message. Comme si la réalité était un puissant corrosif à ses rêves, tel le pesant réveil, au crépuscule d’un songe. Elle n’en était pas capable, mais ne voulait pas qu’il se trompe.
En mettant toute ses inclinations envers lui dans ses yeux brillants, Aya fixa ses prunelles dans les deux océans sombres de Saïl. Longuement, elle le prit en captivité, sans détourner le regard. Il fallait qu’il comprenne que cela n’était pas tout, que son cœur s’exprimait de manière autonome, en totale inadéquation de ses lèvres. Il l’avait jusque là surprise, magnifiée en répondant à ses moindres pensées, aussi devait-il absolument saisir ce soir, maintenant, l’impact de ce regard. Elle n’en pouvait pas plus. Puis, tout en gardant la dose pharamineuse d’émotions dans chacun de ses gestes, elle vint de nouveau placer un baiser sur les lèvres qui venaient de laisser échapper une partie de son cœur, qui avaient percées à jour une attente muette à laquelle Aya ne pouvait même pas se résoudre. Un unique claquement de lèvres, durant lequel la jeune femme positionna ses mains sur les lourdes épaules de son compagnon et, appuyant avec conviction, l’entraina dans une douce chute que le moelleux du lit amortit sans problème. Se penchant sur lui, elle couvrit son visage des plus tendres attentions en picorant chaque recoin de peau qui s’offrait à elle. Puis, affichant enfin ce grand sourire qui se devait d’apparaitre, elle compléta son petit manège d’une simple phrase.
- Tu comprends. Pas une question, une affirmation teintée d’une dose infime d’appréhension. Patience.
Seule recommandation possible, qui justifiait à la fois tout et rien, si Saïl décidait de ne pas comprendre et de s’échapper, blessé avec autant de justesse qu’il pouvait l’être. Un jour, peut être. Quand elle serait guérie de ces mots. Quand elle pourrait les lui dire autrement qu'avec les yeux.
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Ces simples mots qu’il avait prononcés, cette petite phrase d’apparence si anodine et qui pourtant renferme certainement un sens plus grand et plus fort que n’importe quelle formule dans n’importe quelle langue… C’est qu’il ne faut pas en négliger le pouvoir : à l’énonciation de ces paroles, le meilleur comme le pire avait pu se produire, des couples se formant pour une fantastique éternité aussi bien que des royaumes entiers se livrant sous la jalousie de leurs monarques une guerre sans merci.
Oui, on ne badine pas avec l’amour, et ainsi, comme on manie avec précaution une arme à la puissance formidable, il convient de ne faire usage d’un « Je t’aime » que pour les cas les plus exceptionnels, tant ces trois syllabes sont à elles seules un trésor unique. Elles ont traversé les siècles sans perdre de leur immortelle vigueur, et encore maintenant, lorsqu’elles émanent de la bouche de quelqu’un, on pourrait croire à la résurrection de quelque incantation magique d’autant plus terrible qu’elle parait si innocente en prenant aussi peu de place.
Hélas, de nos jours, de la même manière que le glamour d’anciens rituels s’est terni, ces si doux phonèmes se sont vus tant et tant de fois bafoués dans leur caractère sacré qu’aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ne veulent plus y croire. C’est que les portes qu’ils ouvrent béent sur une promesse si vertigineuse qu’elle peut bien facilement en paraître trop belle pour être vraie, forçant par conséquent plus d’un visage à détourner en hâte les yeux sous la crainte d’une infâme déception à venir.
Et pourtant, Saïl avait relâché cette entité éternelle de sa cage, prononçant l’irrévocable mot de passe qui en avait déverrouillé la cage ; et désormais, dardant son faciès léonin et battant de ses ailes de phénix, elle attendait, muette et redoutable. Sous le souffle de vent à couper le souffle qu’une telle manifestation suscita, le jeune homme en eut un instant de frémissement, mais vacillant sans se mettre à s’écrouler, il rallia à lui toute son honnêteté et se tint prêt à accuser le choc.
Il avait fait ce qu’il avait fait, en toute conscience de cause, et à présent, il ne lui restait plus qu’à affronter les conséquences de ses actes, quelles qu’elles fussent, en homme d’honneur. Peut-être avait-il commis une grosse erreur, mais il sentait au fond de lui que, malgré toute l’étourderie apparente de son initiative, c’était une de ces erreurs potentielles que l’on doit faire, de la même façon que si l’on veut se mettre à marcher, il faut bien commencer par se lever au risque de chuter. Le risque est grand, la souffrance possible immense, mais il y a tant à en espérer que même face à l’adversité la plus cruelle, il faut savoir ne pas hésiter et s’armer de tout son courage pour foncer ; aveuglement, tout comme l’amour l’est.
Le sieur Ursoë n’avait peut-être pour lui ni terres, ni richesses, ni hauts faits, mais il restait en dépit de cette humilité de moyens une personne de parole, aussi se tint-il contre Aya sans trembler ni laisser paraître dans la moindre parcelle de son être quoi que ce fût qui aurait pu assimiler sa déclaration à un malheureux débordement de passion. Oh, bien sûr, il avait l’âme en ébullition dans l’attente de la réponse de l’adolescente, tant un simple mot trop dur de sa part aurait pu le briser, mais il devait plus qu’en une quelconque autre occasion se comporter avec bravoure.
Voilà un tableau : un chevalier, son cœur volé par une nymphe des bois, suit celle-ci jusqu’en sa demeure pour qu’ils aillent s’y ébattre, mais alors même que le gentilhomme se défait de son armure pour s’allonger aux côtés de sa belle, il ne peut résister au désir de lui faire part de la pureté de ses sentiments. La créature enchantée, pétrifiée par l’audace du mortel, se tient coite, ses yeux de jade fixant son galant avec une incrédule confusion, son esprit oscillant alors entre accepter le paladin comme son compagnon ou le renvoyer à jamais de sa forêt.
De son côté, le preux personnage reste sans courber l’échine, droit, digne et fier, ne pouvant concevoir de revenir sur la véracité de ses dires, se montrant à la hauteur de la tendre franchise qui gouverne es actes. Lorsque sa dame à la brune chevelure vient timidement à sa rencontre, ne sachant pour quel parti se décider, il la recueille affectueusement sans se faire prier, désireux non pas de la mettre dos au mur, mais de la rassurer autant que possible. Douce sensation que celle de cette bouche à la suave élasticité légère qui, quémandant de la sorte le temps de prendre sa décision, semble s’efforcer de relaxer un peu cette poitrine tendue sous l’expectative.
Et de ce même organe dont les louanges les plus galvanisantes comme les blasphèmes les plus horribles peuvent émaner, il sortit un petit son modeste et obligé, presque intimidé, dont la rumeur plongea momentanément Saïl dans la confusion. Merci ? « Merci, mais… » ? Merci de te révéler ainsi à moi, et de répondre par là à tout ce que j’aurais pu attendre de ta part ? Les différentes possibilités défilaient dans son esprit à la manière d’un cortège de diablotins harceleurs, la dryade ayant à ce point déstabilisé l’intrépide qu’elle paraissait lui avoir à dessein jeté quelque sort pour le neutraliser.
Mais rassure toi, noble garçon, et cesse de te tourmenter, car voilà ta princesse qui déjà, se fait plus loquace, ayant manifestement résolu de s’expliquer non pas par la voix, mais par le regard, ses yeux sylvestres plongeant dans les tiens pour divulguer un message avec plus d’éloquence qu’une oraison ne serait capable d’en faire montre. Ô vous, iris verdoyants, âme du monde capturée par les deux plus précieuses émeraudes qui soient, vos propos n’ont pas à être audibles pour être compris. Inutile par conséquent de chercher à rendre par écrit ce que les mots ne sont que trop impuissants à décrire ; plume trop rigide, repose toi un peu tandis que de regard à regard, le cœur communique, exprimant en un instant ce que des discours élaborés pendant des éons entiers ne sauraient balbutier.
Chevalier, apaise donc en ton être la tourmente qui l’habite, et ainsi que tu délaisses pour l’heure ton écusson, abandonne pour l’occasion les paroles, les déclarations, les serments. Ne vois-tu pas que par gestes, ton amante féerique tient un langage bien supérieur au tien ? Ne fais pas front, abandonne toi à l’ensorcelant charme ambiant, et si dans toute ta vie, tu ne dois passer l’éponge que sur une seule faiblesse, sois permissif envers celle-là, et celle-là uniquement. Les nymphes, ces entités immortelles dont le caractère est pourtant si juvénile, ne peuvent décemment pas prendre une décision en si peu de temps, alors sois patient, sois prévenant, sois galant, et le jour viendra où ce que tu as dit trouvera sa réponse.
Docilement, Saïl profita donc du baiser dont il lui était fait don, mettant de côté ses doutes pour savourer pleinement ce moment de voluptés charnelles ainsi qu’Aya l’avait muettement souhaité. Sans opposer de résistance, il se laissa renverser par cette adolescente à la carrure si moindre à la sienne que la vision en devenait d’une complicité presque cocasse, le jeune homme ayant alors l’air d’un ours grognon se faisant adoucir.
Et de part et d’autre, le remède fait d’une véritable infusion de bisous fonctionna manifestement de la plus efficace des façons, car si lui reprit cette gaieté et cette nonchalance propice aux ébats en couple, elle se fit à nouveau divinement mutine. Son sourire de lutine aurait pu avaler tout rond même les soucis les plus terribles, et en écho, le visage de son partenaire se nimba sans détour possible de la même expression joyeuse en une réplique qui, là aussi, se passait de mots.
Oui, il comprenait ; il comprenait qu’il avait sans doute été trop pressant, que ces choses là ne peuvent se faire d’un claquement de doigts, et que par conséquent, il lui faudrait faire preuve d’une durable fidélité qu’il se résolut irrévocablement à observer. Oui, il saurait être patient, contre vents et marées, et en attendant le jour où le sceau sur son cœur mal assuré se détacherait afin de le laisser parler sans détours, il serait toujours là pour elle, inconditionnellement.
Mais pour l’heure, l’occasion se prêtait à quelque chose d’autrement moins saint, tous les ingrédients s’étant désormais retrouvés réunis pour une soirée de la tendresse la plus étroitement rapprochée qui pût être. Après les initiatives si fougueuses de la demoiselle, c’était maintenant à son tour d’agir, et il commença par lui rendre la pareille, soudant ses lèvres aux siennes en un geste plus décidé que jamais ; un geste qui ne laissait entrer en compte nulle inquiétude, nulle rancœur, nulle insatisfaction. De la même manière que, plutôt que de paniquer, elle avait su garder la juste mesure des choses, il saurait se montrer parfaitement conscient de leur situation, ou plutôt en profiter pleinement, reprenant ainsi leurs attouchements interrompus en mettant dans ce baiser toute son affection pour elle.
Cependant, avant tout, pour que de telles manifestations reprissent comme elles le devaient, ils devaient d’abord être dans la même posture, aussi Saïl se déroba-t-il doucement à Aya pour se remettre debout à côté du lit. Sans avoir honte de son corps, il n’en avait jamais été fier, de là une certaine pudeur de laquelle il passa en cet instant outre, se débarrassant une bonne fois pour toutes de son pantalon détrempé pour ne plus être qu’en un caleçon vêtu duquel il revint au contact de sa partenaire. Pour dire la vérité en toute objectivité, de la même manière que son comportement en règle générale, l’acte n’avait pas eu l’intention d’être érotique ou même sensuel, reflétant simplement la confiance qu’il avait envers l’adolescente.
Toutefois, séance tenante, il ne tarda pas à se rattraper, se laissant glisser sur les draps du lit pour revenir tout contre sa belle qu’il embrassa à nouveau ; une fois, puis encore une, puis encore et encore sans compter, n’éprouvant à chaque fois aucune lassitude à renouveler cet exaltant ballet buccal. Probablement, un homme qui aurait eu la chance incommensurable de se retrouver en compagnie de cette jeune fille si désirable sur tant de points ne se serait à ce stade pas contenté de cela, mais en l’occurrence, puisqu’ils avaient toute la nuit devant eux, pourquoi se presser ?
Pour autant, il n’en resta pas à cela, voulant définitivement rassurer la demoiselle en lui montrant que les sentiments qu’il avait à son égard ne le feraient assurément pas s’arrêter aux baisers. Ainsi, comme pour la soutenir au cœur de leurs ébats amoureux et les rapprocher plus que jamais, il apposa sa paume sur le bas de son dos, le cajolant un moment du bout des doigts avant de remonter lentement vers le haut, parcourant de la sorte toute la cambrure de son échine d’une longue et tendre caresse. Quant à son autre main, ce fut délicatement, avec la même légèreté que s’il s’était affairé à cueillir un fruit précieux, qu’il la déposa sur le sein gauche de la brunette, sans rien de libidineux ou de pervers, son geste ne consistant qu’en une manifestation d’harmonie et de douceur. Leur intimité à tous les deux aurait tout le temps de se dévoiler fragment par fragment, alors inutile de risquer de brusquer les choses, retirer peu à peu les voiles de mystère qui environnaient Aya promettant d’être bien plus plaisant que de rechercher tout de suite la jouissance immédiate et brutale.
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Et la jeune fille s’insurgeait. Contre ces méandres qu’empruntait le fleuve de sa petite existence. Contre elle-même. Contre ces étreintes qui pourraient être plus belles. Contre elle-même. Contre cette assurance qu’elle n’avait pas, cette part d’elle qui s’ouvrait sur l’improbable. Contre elle-même. Une fin à cette colère s’imposait, évidemment. Qu’il s’agît d’une solution ou non, ils devaient tous deux aboutir à une conclusion saine et évidente, pour voir ce début de quelque chose d’un œil nouveau. Et s’il fallait que cela passât dans un mensonge, alors le dirait. Ça lui allait. Tant que rien ne se brisait, tout lui allait. Mais ce dénouement là, qu’Aya se proposait à l’instant, elle n’en voulait pas. L’imaginer, oui. Le mettre en œuvre, jamais. Elle le refusa instantanément, presque aussi vite que le cours filandreux que son esprit suivait. Parce qu’elle ne pouvait pas accepter de le voir prendre le large, de le laisser mettre les voiles pour un ailleurs. Et parce qu’elle ne pouvait pas non plus adhérer à ce faux consensus, qu’elle adopterait pourtant très certainement s’il ne comprenait pas. Elle avait besoin de faire partie de ce ici, de ce maintenant, mais en toute connaissance de cause.
Il fallait évidemment être totalement fou ou bien exceptionnel pour entrer dans le partage qu’Aya offrait à Saïl, pour saisir la portée des mots qui ne franchissaient pas ses lèvres, pour les entendre malgré le vacarme de son cœur. Eh bien, minute après minute, la jeune fille se rendait compte dans quelle dimension elle avait eu raison de suivre cet homme hors du bar. Au lieu de lui demander de s’occuper de ses affaires comme elle l’aurait très certainement suggéré en temps normal. Merci l’alcool, merci les idées noires. Sans cela, elle ne serait pas là, à saisir toute la magnificence de ce prince camouflé, de cette révélation occultée derrière une apparence un peu pataude et brave. Qui eut cru que tant de finesse et de délicatesse reposaient dans des yeux sobres, derrière un visage compatissant mais qui restait banal ? A présent, toute la particularité et le rayonnement de son partenaire éblouissaient Aya, qui ne pouvait rêver mieux. Il était là, il venait de lui murmurer religieusement une formule magique que toute petite fille exaltent d’entendre un jour, et comprenait même sa réponse étrange et peu appropriée.
Car, s’il parut légèrement déstabilisé par sa gratitude, il répondit merveilleusement à son baiser, et se laissa fondre sur le lit qui les recevait à présent tout deux, sans se formaliser d’une réponse aussi vague et peu assurée. Le reflet parfait de son propre sourire sur le visage du jeune homme finit de lui confirmer qu’il ne faisait pas semblant d’avoir intégré son message, afin de continuer la soirée en bonne et due forme. Le chevalier servant avait saisi la moindre pensée de sa dame, et s’y pliait sans négocier ou regretter. Malgré les difficultés et les contraignantes « égoïsteries », il était là, fidèle au poste. Ah, Saïl. Si tu savais … Si tu savais combien Aya te sent, te respire, te vit. Si tu savais comme elle t’aime, comme elle appréhende en cette nuit le coup de foudre tant romancé. Si tu savais tout ce qu’elle ne savait pas … Mais l’heure n’est pas aux suppositions, et pour l’instant Aya n’a toujours pas réalisé que cette chaleur inconnue, que cette tension délicieusement palpable était bien ce qu’elle pensait ne pas être. Les étoiles dans les yeux, le souffle court, l’admiration et la volonté d’être toujours plus proche. Mais c’était comme si la jeune fille croyait en une sorte d’état intermédiaire, qui n’aurait d’existence que pour elle, alors qu’elle camouflait le mot amour sous d’autres représentations factices. Naïve jeune fille ignorante.
Seulement, pour sa défense, l’on pourrait lui accorder le peu de possibilités de réflexion dans une telle ordonnance des faits. L’étreinte des bouches débordantes d’empressement ne lui accordaient pas un délai suffisant pour penser à autre chose qu’à une prochaine union. Et la suite ne lui en laissa pas plus le loisir. Saïl s’éloigna, bien que sa compagne ait du mal à le laisser filer entre ses doigts. Il le fit pourtant sans peine, tant leur différence de corpulence était évidente. Se relevant, il la subjugua sans le savoir, se dénudant comme elle l’avait fait auparavant : sans aucune volonté d’être autre chose que ce qu’il était, ce qui n’en était que plus beau. Sans artifice, sans tentative de paraitre aguichant. Nul n’en était besoin ici, puisque la simple présence du jeune homme dans la pièce étayait chaque sens d’Aya, qui ne se serait quant à elle rhabillée pour rien au monde. Elle posa un regard franc sur ce corps qui lui était offert avec tout autant de sobriété que possible, rendant l’instant encore plus apprécié.
Mais l’on est rien sans ce cœur qui vous manque, et Aya ne se sentit bien que lorsque Saïl revint, pour venir se coller à elle dans un ultime baiser, qui se répétait à l’infini. Elle sentait les désirs de deux êtres monter inexorablement, dans une même ascension délicieusement maîtrisée. Une main vint se glisser le long de sa peau, épousant la naissance d’une croupe somme toute suffisamment rebondie pour arrêter la descente du jeune homme, le faisant remonter prestement pour cajoler avec application son dos, totalement offert. Puis, c’est sans étonnement qu’Aya sentit une autre paume, plus délicate mais aussi plus aventureuse, sur sa poitrine. Elle devinait Saïl timide et peu enclin à ce genre de contact, pourtant ils étaient tous deux embarqués dans un tel ballet de simplicité et d’authenticité que la barrière de la gêne n’était plus qu’un lointain souvenir. C’est avec plaisir qu’elle accueilli donc l’aventurière en son sein, tel est le cas de le dire !
Mais ça, elle ne le saisissait toujours pas. Concevoir qu’il veuille d’elle et de la noirceur qu’elle lui avait laissé entrevoir là où lui irradiait de lumière … Aya n’intégrait pas, ne pouvait pas intégrer de telles réalités. Et chaque baiser de sa part était un éveil précoce qui surgissait selon elle sur une autre partie du mythe. Mais il l’embrassa tant de fois que son esprit ne put bien longtemps tenir la barrière la séparant de sa conscience. Tout lui passait tellement au dessus, et pourtant l’adolescente réalisait pas à pas que Saïl n’était pas là par hasard. D’autant plus qu’il était suffisamment posé pour ne pas succomber au simple délice de la chair. Et qu’il était impossible de mentir sur ces trois mots. Trois mots qu’elle ne cessait de ressasser, ce leitmotiv, cette ritournelle aux accents d’espoir. Aussi le répétait-elle encore, tandis qu’elle se plaquait contre lui à l’étouffer, qu’elle vouait à cette étreinte des forces qu’elle ne possédait pas. Il avait prononcé la formule magique pour combattre ce qui rongeait ses nuits et glaçait ses journées. Aya voulait qu’il l’écoutât, si elle avait eu le courage de parler. Entendre ne lui suffisait plus, elle voulait qu’il sache. Elle voulait qu’il lui réponde d’un baiser, encore et toujours. Tant qu’il savait ce qu’elle cachait en son cœur. S’approchant de son oreille, ce fut sur le même ton de confession qu’elle lui dit enfin :
- Fais-moi l’amour.
Un « Faisons » plutôt qu’un « Fais-moi », mais ces termes n’étaient pas impérieusement catégoriques, même s’ils ne souffraient d’aucune répartie. Ils ne revêtaient pas non plus une connotation réductrice, bien au contraire. C’était les plus beaux mots qu’auraient pu prononcer Aya. Et surtout, ils étaient avant tout une réponse à ses mots d’avenir, une promesse. Elle qui n’avait jamais fait l’amour avec un homme, se contentant de partager leur couche. Partager. Un mot qui engageait forcément deux personnes. Or, en cette soirée si particulière, Aya ne se dissociait pas de Saïl. Du moins pas émotionnellement parlant. Et physiquement, elle tentait d’y remédier. Écrasant avec douceur sous l’oreille de son partenaire les lèvres qui venaient de lancer tout son cœur en trois autres mots, bien différents et pourtant si semblables à ceux de Saïl, la jeune fille passa ses bras sous les épaules de son partenaire, pour l’attirer à lui toujours plus. Passant une jambe par-dessus les sienne, venant caresser de sa menue cheville toute la peau qui lui était donné d’atteindre, remontant le long de cette chair enfin mise à nue. Pendant ce temps, ses menottes le découvraient avec une grande application et quelques touches de maladresse, celle-là même qui rime avec passion, lorsqu’elle se fait trop forte. C’est presque en tremblant de retenue qu’elle s’aventura à parcourir toute la face antérieure de ce corps contre le sien, promenant sa paume sans s’arrêter véritablement nulle part, et sans rebrousser chemin au bas du dos. Glissante, insistante, Aya se faisait d’ores et déjà plus impatiente, moins romantique. Que voulez vous, il y a des choses qui n’attendent pas, et comme elles sont tout aussi belles que les sentiments qui les accompagnent, pourquoi s’en cacher ?
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A la manière d’un rituel minutieux et pourtant évident dont les débuts s’étaient produits dans le bar pour se parachever dans cet appartement, les gestes et les mots qu’ils avaient partagés avaient tissé sans cesse de nouveaux fils d’une magie puissante et unique. Rares sont les pratiquants d’un tel sortilège dont les mérites sont bien souvent chantés ou narrés, mais tous deux en étaient les bénéficiaires, baignant dans les trames bienheureuses de cette chape enchantée. Encore à présent, toute leur gestuelle se déroulait dans l’esprit d’une symbiose si parfaite, si instinctivement coordonnée, que l’on aurait pu croire à la concrétisation de quelque chimère rêvée par beaucoup et réalisée uniquement dans une secrète intimité, de façon complètement retranchée au monde extérieur qui, en l’occurrence, n’importait définitivement plus.
Pour un moment d’idyllique harmonie charnelle délicieuse, ils n’avaient plus à se soucier de qui ils étaient, de ce qu’ils avaient pu faire dans leur vie et de ce qu’ils en feraient. Il n’y avait plus ni profession, ni origine, ni allégeances ; tout cela leur avait lentement été retiré pour qu’ils ne constituassent désormais plus qu’en Lui et Elle, chacun se donnant à l’autre dans la plus entière complétude de son être. « Demain », « hier » ou même simplement « plus tard » n’étaient devenus que des concepts abstraits dont la notion s’était faite de plus en plus floue pour finir par ne se réduire qu’à un « ici et maintenant ».
Bien sûr, une partie de Saïl était bien consciente qu’il faudrait tôt ou tard envisager leur futur de manière plus réaliste, mais celle-ci, sous la mélodie rayonnante de confiance de son cœur, avait été doucement bercée et dormait paisiblement pour laisser aux deux tourtereaux la pleine jouissance de leur compagnie. Il y aurait bien le temps de se faire du mouron pour l’avenir ; dans l’immédiat, la seule chose dont il voulait et devait se préoccuper était du plaisir d’Aya, ainsi que le prouvaient ses mouvements tendres à l’égard de cette demoiselle qu’il traitait comme si le moindre geste trop brusque de sa part avait pu la blesser ou la faire s’envoler en fumée.
Mais de toute évidence, la belle ne s’en contenterait pas indéfiniment, car déjà, alors même que l’ardeur suave de leurs baisers ne diminuait pas, elle le serrait si fort contre elle qu’il pouvait sentir jusqu’à la moindre parcelle de sa peau s’imprimer contre la sienne. Promesse muette mais bien éloquente que jamais il ne l’abandonnerait, il se laissa aller dans ce câlin hardi et l’accompagna même en l’étreignant plus étroitement encore, savourant cette embrassade passionnée si acharnée qu’elle en était presque merveilleusement douloureuse.
Oui, il ne cesserait jamais d’être son chevalier, son compagnon, son amant, répondant à ces attributions avec toute la dévotion qui conviendrait, toujours prêt à répondre à la moindre de ses envies, au moindre de ses besoins, quels qu’ils dussent être. Si elle avait froid, il la réchaufferait, si elle se blessait, il la soignerait, si elle pleurait, il essuierait ses larmes ; et même s’il n’en avait pas encore conscience tant de tels sentiments étaient nouveaux et désorganisés, il serait prêt à risquer de périr pour elle. Quoi qu’il faudrait faire pour la rendre heureuse, il le ferait.
Mais pour l’heure, il ne s’agissait nullement de réfléchir à la mort, mais bien au contraire de célébrer la vie, comme l’indiquait son cœur qui battait sans doute avec plus de force qu’il ne l’avait jamais fait, tant la présence d’Aya l’exaltait à un point presque étourdissant. Et il manqua d’ailleurs un battement lorsque l’adolescente, interrompant leurs baisers, se rapprocha doucement de son oreille, prenant le ton d’un complice et langoureux secret pour lui murmurer trois mots décisifs, presque foudroyants.
Un instant, il se demanda s’il avait bien entendu, mais les yeux presque vitreux de désir de sa partenaire lui assurèrent bien vite qu’il ne se trompait pas, celle-ci se faisant même plus entreprenante, répondant elle-même à sa propre demande pour l’inciter à en faire autant avec d’autant plus de fougue. De fait, il ne se rebiffa nullement lorsqu’elle le ligota littéralement de son corps, s’enserrant contre lui sans cesser ses caresses dont la tendresse libidineuse le décida rapidement à agir. Non pas qu’il eût réellement le choix, car sous un tel apport de prodigalité charnelle, il eut l’impression que s’il ne faisait pas quelque chose pour décharger l’ardeur qui l’envahissait, il finirait vite par éclater !
Ainsi, délicatement, il interrompit les gestes de l’adolescente, lui prenant les deux mains pour les embrasser avec une affection débordante. Certes, l’attention n’était pas des plus sensuelle, mais elle reflétait toute la dévotion qu’il lui vouait, à quel point il la respectait ; comme une assurance de plus avant que les dernières barrières qui dissimulaient leur chair ne tombassent. Un moment, un dernier moment de tranquillité avant de s’abandonner définitivement à la passion, il la regarda dans les yeux, ces yeux dont la lueur couleur d’espérance s’était faite si vive, si brillante, si inextinguible, qu’il aurait cru pouvoir finir évaporé sous leur rayonnement, et ce, sans regrets. Quelques secondes accompagnées du ruminement léger de la pluie s’écoulèrent, puis il articula comme de lui-même des mots enfiévrés d’amour en un chuchotis adorateur :
« Tu es magnifique. »
Puis il s’approcha d’elle, posant ses lèvres contre les siennes, à la fois pour sceller à jamais ces paroles, et à la fois pour commencer à répondre à la demande qu’elle venait de lui faire. Langoureusement, avec une diligence instinctive et affriolée, il se mit alors à descendre peu à peu, passant sous le menton pour glisser son visage entre la poitrine d’Aya dont il baisa le centre, s’émerveillant sans cesse de la texture et du goût de cette peau juvénile dont le délice ne faisait que le rendre plus pressant encore. Les lèvres papillonnaient, de haut en bas, suivant la courbe abdominale du corps de la jeune fille, finissant par se nicher au creux de son nombril qu’elles tétèrent un instant consciencieusement avant de reprendre leur course lascive.
Ce fut ainsi qu’elles parvinrent à l’ultime obstacle qui restait entre lui et elle, obstacle dont il se saisit sans précipitation, faisant glisser le fin morceau de tissu le long des jambes de sa partenaire dans un bruissement feutré qui s’acheva lorsqu’elle s’en vit définitivement débarrassée, se révélant ainsi dans toute sa splendide nudité. Ne s’interrompant pas en si bonne voie, Saïl, enveloppant les hanches de l’adolescente de ses grandes mains chaleureuses, vint à la rencontre de ce creux de chair élastique humide doucement rosé environné d’une légère toison brune et surmonté d’une petite perle qui s’offrait à lui.
Ce fut sur cette dernière qu’il s’affaira, y déposant un tendre baiser longuement prolongé dans un bruit de succion aigu avant d’en administrer d’autres, les entrecoupant de coups de langue d’abord rapides et légers, et ensuite plus prolongés, jouant avec adresse de ce bouton de chair. Oui, l’allure de leur passion n’était désormais guère platonique, mais elle n’était que la concrétisation des sentiments d’immense attachement qu’ils ressentaient l’un pour l’autre. Ils se désiraient sans l’ombre d’un doute et tiraient tous deux une grande joie de ces manifestations d’affection, alors pourquoi ressentir désormais quoi que ce fût tel que de la honte, de l’embarras ou de la timidité tandis que ce qu’ils faisaient n’était que la conséquence logique de ce qu’ils éprouvaient ?
N’étant pas quelqu’un avec une expérience considérable du sexe, il ne pouvait pas être rigoureusement certain que ses attouchements étaient les plus efficaces en la matière, mais il se consacrait néanmoins avec toute son application à susciter le plaisir d’Aya. Descendant d’ailleurs un peu plus bas, il lapa par à-coups les lèvres de la demoiselle, s’attardant progressivement de plus en plus sur ces mouvements, dardant entièrement son muscle lingual qu’il utilisa pour parcourir les parois mouillées qu’il rencontrait. Puis il insinua carrément sa bouche aventureuse à l’intérieur de cette cavité amoureuse, en explorant le contenu consciencieusement, faisant en sorte de n’en laisser aucune parcelle inexplorée de manière à ne pas priver se partenaire de la moindre once de jouissance.
Mais encore une fois, il mit ses prévenantes pattes à contribution, celles-ci flattant de bas en haut le ventre de l’adolescente avec la douceur, la fermeté et l’habileté d’un masseur professionnel pleinement dévoué à connaître jusqu’au moindre recoin de ce corps voluptueux. S’il l’avait pu, il l’aurait ainsi embrassée tout entière d’une unique caresse, explorant son être de fond en comble pour y laisser partout sa tendre marque, mais devant l’impossibilité d’une telle manœuvre, il prenait son temps pour découvrir en toute délicatesse celle qui était pour lui la plus belle.
Pour le moment, donc, il remonta le long de son torse, de ses mains si grandes que ses doigts se touchaient presque, éprouvant sur leur passage le contact de ces côtes presque tristement trop apparentes, parvenant de la sorte jusqu’à une poitrine souple et ferme. Englobant ces appétissantes protubérances mammaires de ses larges paumes, il les laissa reposer là un petit instant, communiquant leur chaleur aux seins de la jeune fille. Puis, d’abord lentement puis avec une insistance langoureuse grandissante, il dessina des cercles sur ces rotondités féminines, pressant avec finesse la chair nue de façon à maximiser les sensations de plaisir ressenties.
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Quand on demande à une adolescente de dix sept ans à peine ce qu’elle veut faire plus tard, la plupart des curieux auront droit à une grimace d’excuse à peine polie. Dans le genre, on s’en fiche, la jeunesse est faite pour être vécue et l’avenir attendra. Aya n’était pas de ceux là. Mais elle ne faisait pas non plus partie du groupe restreint et Ô combien chanceux des lycéens à répondre d’un ton assuré, en étalant toute la programmation minutieusement orchestrée de leur vie. Si on lui demandait ce qu’elle comptait faire, la jeune fille n’en savait strictement rien. Après cette démonstration flagrante de son manque de maturité, envers et contre les apparences, il devient évident de conclure que ce qu’elle faisait n’avait pour l’instant qu’une portée à court terme. S’il lui été indispensable de s’arrêter dans l’instant pour y réfléchir plus avant, sans doute aurait-elle émis le souhait de revoir Saïl dans l’avenir, mais il est à peu près certain que ses projections mentales s’arrêteront là. Sauf que dans cette partie reculée de l’esprit que l’on appelle inconscient, parfois autrement, il se passait bien plus de choses que quiconque aurait pu le soupçonner.
Ainsi, Aya était en cet instant précis dans la dynamique de formuler le désir encore inconnu de faire de Saïl la personne la plus importante pour elle. Quelqu’un qui pourrait supplanter la déception de Toya. Quelqu’un capable de la supporter au quotidien, de la choyer, de la réprimander, de l’embrasser chaque minute que Dieu fait … Une personne aussi formidable qu’un prince charmant, dans l’état d’esprit chevaleresque de tout accomplir pour sa promise. Le portrait craché de l’homme qui se tenait tout contre elle. Mais cela, elle n’en avait pour l’instant que vaguement conscience. Car si Aya se rendait compte de la chance qu’elle avait, elle ne réalisait pas encore que la déclaration qu’elle avait reçue n’était que le « il était une fois » de leur histoire, et que de nombreuses autres auraient l’occasion de fleurir sur les lèvres qu’elle n’osait plus quitter. Et même qu’elle les dirait, ces trois mots sacrés si porteurs de sens et de symboles. Tout ça, tout ce processus de pensée obscur restait camouflé dans les affres de son crâne, et seul son désir filtrait, prenant ainsi toute la place qui lui était offerte.
Mon premier c'est désir, mon deuxième du plaisir. Toutes les histoires racontent la même histoire. Il y a toujours une fille, et un garçon. Un garçon, et une fille. Ceux-là même qui pensaient actuellement leur situation comme unique, particulière. Combien d’autres jeunes naïfs avaient pu, avant Aya, voir d’un œil émerveillé leur partenaire se révéler être totalement différent. Combien d’adolescentes avaient également pu se tromper, devant cette constatation teintée d’idéalisme. Mais qu’importe. Il en suffisait d’une, une qui ne se trompe pas. Et pourtant, par le passé elle était souvent tombée dans le piège, croyant toujours à un demeurant différent. Évidemment, elle nourrissait chaque fois l’espoir insensé de tomber juste, et chaque essai s’était soldé par un échec critique. Refusant toutefois de penser de façon pessimiste et rétrograde, la belle s’abandonnait pour l’heure à la vive et intrépide réponse de Saïl quant à sa propre prise d’initiative. Elle rougissait encore intérieurement en repensant aux mots qui venaient de franchir de ses lèvres. S’ignorant séductrice et sensuelle, Aya s’imaginait d’avantage sombrant dans le ridicule et l’autorité. Ah, les femmes !
Mais ce n’était évidemment pas tout. Car bien malin celui qui peut stopper le cours du temps, ou les intentions de deux amants se préparant à consommer leur première nuit d’amour passionnel. Et l’injonction de la demoiselle avait très certainement fait sauter le dernier verrou de monsieur, qui n’avait à présent plus aucune raison de se retenir ou de vouloir la préserver. Étrange contraste alors, que l’impatience d’Aya qui côtoyait non sans mal les délices du temps. Comme si elle avait voulu accélérer les choses et atteindre immédiatement le point de non retour, tout en savourant chaque minute de frustration et d’attente. Et Saïl se plaça à l’exacte réunion de deux impossibles, prenant un temps mesuré pour chaque progression avancée. Respectant tout aussi bien les désirs de sa dame que son besoin constant de réassurance, il l’empêcha tout à coup de toucher ce corps qu’elle aurait aimé étreindre au point de l’assimiler, et se posa en gentleman. Comme le garçon timide qui viendrait chercher sa cavalière avant d’aller au bal, comme l’amant rassurerait une compagne en plein doute, comme un mari dévoué déclarerait pour la centième fois une évidence des plus éclatantes.
Sauf que son compliment ne se situait dans aucune image proposée ci-dessus, aussi ressortait-il avec bien plus de force qu’une banale affirmation. Le regard de Saïl parla avant que ses dires ne viennent appuyer son admiration, et avant que la jeune fille ne puisse dire un mot, leurs lèvres se rejoignirent une fois de plus. Ce n’était pas la première fois qu’on lui disait ce genre de chose. Mais dans un tel contexte, avant de se précipiter sur son corps qu’elle savait suffisamment attirant pour un homme assez peu regardant -selon elle-, la chose était inédite. Déconcertante. Déconcertée, Aya qui ne reprit ses esprits que lorsque son compagnon de soirée reprit ses délicates attention ! Un grand souffle de satisfaction se répandit dans son cœur, tandis que sa peau goûtait la délicieuse empreinte de la bouche de Saïl.
Menton, carotide, poitrine. Premier frisson de la part de la jeune femme. Abdominaux, ventre, nombril. Deuxième frisson. Aya aurait pu à ce jour réciter tous les précis d’anatomie que son amant découvrait en aveugle, sans garantie ni assurance. Du moins pour l’instant. Car, lorsqu’il continua son indolent périple, l’adolescente ne répondait plus de grand-chose. Les parties de jambes en l’air, elle connaissait. Elle avait déjà expérimenté les bases. Mais n’ayant jamais fait l’amour, Aya n’aurait pu imaginer que ce qui était en train de se produire dans la partie inférieure de son corps allait lui procurer autant de plaisir. D’ordinaire, elle le voyait avant tout comme un préliminaire presque obligatoire, prérequis pour que la mécanique de la nature se fasse sans grippage … Mais, sous les délicieuses explorations de Saïl, Aya prenait conscience d’une toute autre dimension. Se laissant tour à tour dénuder puis découvrir, la jeune fille ne pouvait plus faire grand-chose à part faire jouer de ses doigts le drap du lit sur lequel ils étaient allongés. Et c’est sur un sursaut de surprise et de plaisir partagés qu’elle referma sa prise sur le couvre-lit, serrant de ses petits poings le tissu délicat.
Elle ne savait plus bien exactement quelles parties de son corps étaient sollicités par Saïl, tant tout son être se mettait à contribution, se réchauffant puis frissonnant au contact de l’air toujours trop frais, ou sous l’impulsion d’une attention particulièrement bien maitrisée de son compagnon. Il est assez superflu de tenter de décrire le plaisir charnel en mots, aussi me contenterais-je de le suggérer fortement, dans une telle situation. Pendant quelques minutes, le manège s’éternisa. C’est quand Aya ne put retenir un son évocateur, gênant et timidement lancé dans le silence de la pièce que l’on pourra comprendre. Elle n’en ressortit d’ailleurs pas vraiment de honte, désireuse qu’elle était de témoigner son plaisir à son partenaire. Laissant donc sa voix s’exprimer pour elle, Aya relâcha la pression qu’elle apposait sur un drap dès lors froissé pour délier une de ses mains et la faire rejoindre une de celles de Saïl, caressant la peau qui s’occupait déjà d’elle, aux alentours de sa poitrine. Et ce fut à la deuxième expression de son bien être qu’elle vint à la rencontre de l’épaule du jeune homme, exerçant une pression significative sur ses muscles. Ses lèvres s’asséchaient de l’absence de leurs conjointes, tout comme son corps réclamait à grands cris la présence de celui de Saïl.
Plaisir égoïste, non merci. Il était temps pour elle de faire passer ses propres sentiments dans la dévotion qu’elle affichait déjà sur le visage. Obligeant son compagnon à revenir vers elle, Aya l’embrassa avec plus de fougue qu’auparavant, l’haleine un peu saccadée et les joues rouges. Puis elle balada ses mains à l’aveuglette, cherchant sa cible tout en continuant de répandre ses émotions sur sa langue qui caressait celle de Saïl. Enfin, Aya saisit de ses doigts les extrémités d’un sous vêtement récalcitrant, et l’enleva sans autre forme de procès. Encore une fois, ce geste n’avait rien de sensuel, mais le devenait dans un tel contexte. Tout était plus beau, tout allait à présent plus vite. Après tout, le temps ou la quantité ne comptaient pas. Seul comptait l’instant présent, le plaisir qui naissait et s’épanouissait. De ses mains, Aya saisit avec précaution l’objet de son attention et lui rendit toute la douceur que son partenaire avait pu mettre dans chacun de ses gestes depuis le début de la soirée. Elle était là, emplie d’un désir qui s’échappait en diverses manifestations, ses cheveux collants son front transpirant, son corps collé contre celui de Saïl, ses lèvres soudées au siennes. Désireuse, désirante, et totalement attentive au bien être de son partenaire. Amoureuse, oui. Sans le savoir.
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Saïl était fondamentalement un être de raison, quelqu’un qui ne se laissait pas tromper par les impressions premières et faisait toujours en sorte de tirer ses conclusions non pas d’intuitions trompeuses mais bien de computations logiques et objectives. De la sorte, il aurait pu paraître pour le moins incongru qu’il s’entichât si précipitamment d’une jeune fille dont il venait de faire la connaissance, situation d’autant plus surprenante qu’elle n’avait a priori pas grand nombre de points communs avec lui, à commencer par leur âge qui différait sensiblement et de façon potentiellement scandaleuse.
Et pourtant, il n’avait pas le moins du monde essayé de réfréner cette impulsion, pour la simple et bonne raison qu’il ne lui avait en toute honnêteté paru y avoir aucune réelle objection possible à ce que lui et Aya se rapprochassent ainsi qu’ils l’avaient fait. Après tout, il n’y avait nulle contrainte, nulle violence, nulle contradiction dans ce à quoi ils s’adonnaient, alors pourquoi chercher à aller à l’encontre de ce qui, à chaque seconde, se concrétisait de manière toujours plus belle ? Ils s’étaient rencontrés, s’étaient plus le plus fortement et sincèrement du monde, et à présent, ils ne voulaient plus se séparer, chacun s’abreuvant de la présence de l’autre comme à une fontaine enchantée tout juste découverte.
Pour autant, s’il avait dû donner son avis sur ce qui allait pouvoir se passer ensuite, n’eusse été que pour le lendemain de leurs ébats, il aurait été bien en peine de pouvoir se prononcer sur la question. C’est que si intelligent que le garçon fût, il n’avait jamais eu grand-chose d’un planificateur hors pair, étant plutôt du genre à prendre pas à pas les choses comme elles venaient et à y réagir selon ce que lui dictait son jugement. Il raisonnait qu’il n’y avait pas d’intérêt à se faire de la bile pour l’avenir, et que du moment qu’il prenait ses décisions en son âme et conscience, il n’aurait jamais à regretter ses agissements.
C’est ainsi que, sans une once d’incertitude, il avait dressé un infranchissable bouclier contre les regrets, les hésitations, les scrupules, rempart encore dressé alors même que lui et sa dulcinée s’adonnaient à l’expression de leur passion mutuelle. En fait, il était vrai qu’avec une bonne dose de prévoyance, de circonspection et de cynisme, il aurait pu être envisagé que sa partenaire ne faisait rien d’autre que l’entraîner dans un jeu malsain dont elle était la meneuse et dont elle se réservait le droit de l’interrompre à tout instant pour son amusement, rien que pour la joie perverse de voir Saïl tomber de haut.
Beaucoup y auraient songé, et certainement avec sagesse tant on ne peut savoir à qui se fier, mais en ce qui le concernait, l’idée ne l’avait même pas effleuré, ou si elle l’avait fait, ç’avait été de manière si éphémère qu’il n’avait même pas pu avoir le temps de la prendre en considération. Au lieu de cet esprit de doute qui aurait empoisonné la communion qu’ils partageaient, une confiance aussi rayonnante que son attachement envers Aya baignait son cœur, chassant toute trace de méfiance pour ne plus laisser qu’une affection sans égale.
C’était une telle dévotion que l’on pouvait lire dans les gestes du jeune homme, et les manifestations autant verbales que physiques du plaisir de sa belle ne faisaient que renforcer encore l’application qu’il mettait à la satisfaire, l’honnête amant ne pouvant concevoir qu’il y eût quoi que ce fût d’assez doux pour elle. Heureusement, elle ne semblait nullement se sentir insatisfaite, et ainsi ne faisait-il pas de façons pour plonger toujours plus avant dans cette pratique de gamahuchage, se concentrant soigneusement et voluptueusement sur ce tendre puits de féminité, cela d’une telle manière qu’au bout d’un moment, il aurait pu lui paraître n’y avoir rien d’autre de perceptible au monde que cet organe délicat et humide, véritable joyau charnel.
Il fut cependant ramené à la réalité lorsque une main se posa contre une des siennes, ravivant ainsi la conscience dans ces appendices pris dans leur automatique rotation massante. Ce fut ensuite lors d’un second toucher de la part d’Aya, sur son épaule et de manière plus pressante cette fois-ci, qu’il leva la tête, ayant juste l’occasion d’apercevoir son visage transfiguré de jouissance avant qu’elle ne l’attirât à elle.
N’ayant garde de lui résister, Saïl ne s’y opposa pas, autant à cause de la soudaineté de l’acte et de la force que donnait la passion à la demoiselle que parce qu’il n’avait de son côté pas la moindre envie d’éviter tout contact avec les lèvres de sa partenaire sur lesquelles les siennes se plaquèrent goulûment. De façon aussi rapide et aisée que sous l’effet d’une puissante aimantation, leurs bouches se collèrent l’une à l’autre avec fougue, chacune ayant l’air de n’avoir été formée que pour s’adapter à celle qu’elle rencontrait en ce moment même. Toujours, sans cesse et sans que les effets d’une telle union s’amoindrissent, c’était la mise en accord des pôles négatif et positif, du yin et du yang, de l’homme et de la femme ; la complétude réalisée en toute merveilleuse simplicité et en toute magnifique évidence.
Mais déjà, l’adolescente profitait de ce qu’il eût pour ainsi dire baissé sa garde, le mettant dans la même situation qu’elle en empoignant les bords du dernier vêtement qu’il lui restait pour le faire partir et le mettre ainsi aussi à découvert qu’elle. Sur le coup, il tressaillit très légèrement sous un geste aussi inattendu, mais quelle pudeur insensée aurait-il dû avoir face à celle pour qui il ne voulait avoir aucun secret ?
Ne faisant pas le difficile, il la laissa donc le dévêtir, son ultime habit glissant ainsi de lui pour le laisser aussi nu qu’à la naissance, aussi rouge d’ardeur et de chaleur que l’était Aya. Oh, à la voir ainsi, aussi échevelée, débridée et suante qu’une bacchante, des sots l’aurait traitée de dévergondée avant de détourner le visage, mais pour Saïl, il n’aurait pas pu exister de plus ravissant spectacle dans tout l’univers que celui de cette jeune femme en proie aux flots envahissants de la lascivité.
Et encore une fois, captivée qu’il était par elle et par l’étreinte délicieusement incessante de ses lèvres, il ne fut capable de voir venir son mouvement suivant, ne pouvant contenir un gémissement étouffé lorsque les doigts de son amante se saisirent de la partie la plus à vif de son corps en cet instant même. Il n’aurait su dire si ce fut une vague de fraîcheur ou une bouffée de chaleur qui l’envahit à ce contact aussi hardi qu’appréciable, mais le fait est qu’il fut pénétré d’un plaisir et d’une excitation si incroyables qu’il en referma ses bras autour de sa chérie, l’embrassant à nouveau avec une passion littéralement dévorante, dégustant avec gourmandise sa bouche sans réserve aucune.
Ce faisant, ils se retrouvèrent tous les deux plus étroitement rapprochés que jamais, leurs chairs se pétrissant l’une contre l’autre sans retenue, la température paraissant vouer à ne jamais diminuer tant ils formaient à eux deux une fournaise d’affection mutuelle intarissable. Plus que jamais, il la désirait, son cœur empli de l’envie d’incruster le bonheur de la dame de ses pensées dans la volupté. Il voulait être aussi proche d’elle qu’il le leur était possible, l’honorer pleinement et lui consacrer la pleine mesure de ses sentiments pour elle, atteindre les plus hauts cieux de cette indéfinissable expérience sans commune mesure qu’ils partageaient.
Ainsi, ce fut en la mise en œuvre d’une pareille volonté que ce fut à son tour de la renverser ainsi qu’elle l’avait fait plus tôt, Saïl la conduisant doucement à plat dos en direction de la surface confortable du lit pour ensuite se positionner au-dessus d’elle, ses bras de part et d’autres d’elle de manière à éviter absolument de l’incommoder en pressant son poids contre elle. Un autre baiser devenu au fil du moment moins ardent mais non moins attentionné, et il recula son visage du sien, l’observant tandis que tout son être formulait une question muette.
Au stade où ils en étaient, et étant donné la position dans laquelle ils se trouvaient désormais, il n’était pas difficile de deviner la nature de celle-ci, et la quasi-immobilité précautionneuse et attentive du jeune homme révélait toute l’importance qu’il y accordait. Au vu de la passion qui les animait et de l’harmonie qui régnait entre eux, la réponse faisait probablement peu de doute, mais cela n’empêchait qu’il ne se serait jamais permis de présumer de l’accord d’Aya, auquel cas il se serait selon lui-même davantage assimilé à un vulgaire profiteur insensible qu’à un véritable amant.
Oui, ses prunelles brunes brûlaient, mais ce n’était pas de ce feu lubrique et presque dément que l’on peut voir dans les yeux d’hommes dont les envies peuvent si aisément être comparées à celles d’un animal en rut. Non, dans ces iris qui n’avaient rien à cacher, il y avait un désir certes profond et considérable, mais sincère, et il faisait partie de ces émotions qui ne peuvent s’entretenir que si elles rencontrent leur pareille chez autrui. Et dans les étendues sylvestres du regard de sa compagne, il guettait l’étincelle qui lui dirait oui ou l’assombrissement qui lui dirait non.
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On dit souvent que les femmes, pudiques, préfèrent se livrer à de telles démonstrations d’affection dans une ambiance très intime, sombre et effaçant presque le plaisir des yeux. Aya était d’ordinaire partisane de ce genre de situations, où elle ne pouvait voir distinctement le corps qu’elle offrait aux caresses hardies d’un amant quelconque. Comme toute adolescente, et comme bon nombre de femmes, Aya craignait son corps. Elle s’imaginait toujours que sa finesse la desservait, que ses formes manquant d’ampleur et de maturité, que son ossature cassante et frêle pouvaient en faire fuit plus d’un. Évidemment, cela n’était jamais arrivé. Mais la fantasmagorie féminine est insondable, et la jeune fille redoutait souvent le moment de se mettre à nu. Pire, la plupart du temps elle aurait refusé, de honte, le délicieux traitement que Saïl avait entrepris. Ses pensées anxieuses pouvaient cavaler, imaginant que d’autant pouvaient voir cela comme une obligation, un pré requis. Et cela lui avait souvent fait monter le rouge aux joues, non pas de plaisir mais de gêne. Ses mains cachant son visage au lieu de s’étendre de part et d’autre de son buste, ses cuisses se crispant de malaise. Et tout le bénéfice de cet honneur disparaissait bien vite.
Pourtant, ce soir, Aya se sentait tellement rassurée, entourée et aimée qu’elle en venait à apprécier la clarté impressionnante de lueur de la Lune. Elle pouvait ainsi se voir offrir son corps à l’homme qu’elle voulait plus que tout auprès d’elle, se sentir désirable. Se sentant rayonner de charme, elle était fière d’elle et de ce qu’elle voulait partager avec Saïl. De plus, la luminosité éclatante de cette soirée avait pour second avantage de lui permettre d’apprécier tous les reliefs de la peau de son amant. Les creux, les bosses, chaque ligne de muscle, chaque palpitation de veine, tout ressortait dans un véritable tableau vivant de contrastes, chaque détail dansant sous la lumière feutrée qui rendait tout plus beau. Cet épiderme tour à tour éclairé ou plongé dans l’obscurité la fascinait, et tandis que ses lèvres se soudaient à celles de Saïl, l’adolescente contemplait avec une envie non dissimulée l’anatomie à présent familière de son compagnon. Comme ces œuvres d’art en noir et blanc que l’on projetait parfois, représentant avec goût et sans aucune vulgarité le corps à son origine la plus sommaire, inaltérée. Comme ces courbes qui semblent onduler sous le jeu des lumières, sous les caprices du modèle. Et bien c’est exactement comme cela qu’Aya se représentait la scène. Sans grivoiserie, sans représentation bassement simpliste de la nudité. Un ballet artistique, dont la dimension rêvée est conservée précieusement.
Et, quand le peintre ajouta sa dernière touche de peinture, où quand Aya découvrit entièrement le corps de Saïl, un frisson parcourut les deux jeunes gens. L’un, peut être de surprise. L’autre, d’une impatience raisonnée mêlée à une douce satisfaction. Ils étaient ainsi, totalement offert au regard de l’autre, sans complexe ni gêne, comme si leurs corps se connaissaient déjà depuis des lustres. Comme si, une fois la première découverte passée, plus rien n’avait de secret pour eux. Un jardin secret n’en est un que si la clé de votre âme se dissimule habilement quelque part où personne ne peut l’atteindre … Eh bien Aya venait de perdre cette petite barrière de verdure, qui s’ouvrait non seulement sur son intimité mais également sur ses sentiments, qui se déversaient peu à peu, au contact de Saïl, dans un esprit qui n’en avait pas l’habitude. Comme un preux chevalier vient tirer sa belle d’un danger, celui-ci pouvait également s’avancer prudemment dans le refuge de la donzelle, et lui offrir son cœur en attendant une réponse. C’est à peu près ce genre de tableau illusoire qui prenait place dans cette pièce baignée par la Lune et bercée du vacarme de la pluie. Un échange aussi fragile que résistant, qui se concluait entre deux êtres en parfait accord l’un avec l’autre.
Aya, pendant un instant, ne sut dire quel plus beau cadeau lui avait été donné jusque là de recevoir, durant la soirée. Elle positionnait auparavant en tête les trois mots de Saïl qui avaient touchés son âme et son cœur glacé, volontairement protégé. Mais le simple petit bruit qui émana de ses lèvres fut pour elle une claque de satisfaction. Hasardeuse, elle avait peur de ne pas savoir rendre ce qu’on lui offrait avec tant de diligence. C’était donc un véritable soulagement, doublé d’allégresse que ce simple son, lancé d’une voix grave dans la clameur de leurs existences. D’autant plus que le jeune homme le fit savoir en étreignant de plus belle le petit corps fragile de sa partenaire, qui se laissa couler avec délice dans un baiser effréné qui ne souffrait plus d’aucune retenue, d’aucun souci de bienséance. Et dans cette passion, il y avait une douceur incroyable. Encore un paradoxe propre à Saïl et à la magie de ses embrassades. Aya, sans relâcher l’infime pression que ses doigts exerçaient le long du corps de Saïl, savoura pleinement ce rapprochement, toujours plus conséquent.
Ce fut d’ailleurs l’amorce du point de retour, si on peut l’appeler comme ça, et bien qu’il soit gravi depuis longtemps dans l’esprit d’Aya. La jeune fille se sentit basculer sur le lit, tout en ayant l’immense plaisir de garder son partenaire à portée de mains et de bouche, se sentant totalement protégée par les muscles tendus qui encadraient ses épaules, soutenant Saïl encore trop loin d’elle. Il sembla lire dans ses pensées, et vint lui offrir un énième baiser, bien plus apaisé et modéré que le précédent, mais non moins agréable. Puis il se sépara à nouveau d’elle, pour la fixer avec attention. Aya pouvait deviner dans les iris sombres de Saïl une lueur encore atténuée jusque là. Un mélange d’envie, de questionnement mais surtout un grand respect, une attention que l’on ne pouvait même plus accorder à un prince tant ceux-ci ne pouvaient parfois pas résister à une trop grande tentation. Pas un seul instant Aya ne se demanda si elle était la cause de cette réserve, dans la mesure où elle n’aurait pas suffisamment stimulé le désir de Saïl. La Aya d’avant l’aurait fait, mais dans ses bras elle ne doutait de rien, et savait pertinemment que cette attente, ce répit frustrant et perceptible était pour Saïl une évidence, tant il la préservait de ses pulsions, lui donnant toujours une échappatoire, une solution de repli.
Mais hors de question pour la jeune fille de s’arrêter en si bon chemin. C’eut été un autre, un de ses nombreux autres, sans doute aurait-elle à ce moment là un peu trop réfléchi sur la différence d’âge, sur son statut de lycéenne, sur son désir qui était d’avantage forcé que réel. Et elle aurait fui. Mais pas avec Saïl. Pas pour la première fois où elle aurait donné tout ce qu’elle avait, et même ce qu’elle n’avait pas, pour ne pas se dérober à cet instant, à ce lieu. Ne sachant comment lui faire comprendre que la question muette, si elle était magnifiquement posée, n’était là que pour la forme. Comment lui faire comprendre qu’elle ne désirait plus que lui, qu’elle était prête à s’offrir corps et âme à sa douceur, sa prévenance et son désir. Devenir une partie de lui, toucher son cœur, atteindre le plus profond de son être, voilà ce qu’Aya désirait en cet instant même.
Passant ses paumes de chaque côté de son visage, elle caressa un instant la peau brûlante, les boucles brunes qui s’échappaient. Comme pour apprendre, dans ce silence, le visage tant aimé. Puis elle repassa, comme plus avant dans la soirée, ses jambes autour des siennes, rapprochant leurs bassins et faisant se frôler les parties de leurs corps respectifs qui brûlaient de s’étreindre, de se découvrir. Les seules qui ne connaissaient pas encore la chaleur de l’autre. Enfin, elle redressa un instant son buste, écrasant sa poitrine contre son buste, pour lui offrir un mot un seul, dans lequel elle mit toute la tendresse du monde, l’envie qui l’habitait et le rayonnement d’un sourire bienheureux.
- Viens.
Un seul mot qui répondait à sa question tout en allant bien plus loin, lui exprimant tout ce qui s’était passé dans sa tête auparavant. Le désir, la sensation d’être à sa place, l’envie de n’être qu’ici et maintenant, la passion, l’amour. Elle souhaitait lui laisser l’initiative de pénétrer son âme, lui laisser la possibilité d’avoir une réponse à sa demande formulée par ses yeux, la résolution d’accomplir ce qu’eux deux attendaient trop. Il avait son plein et entier consentement, tout l’arrangement de ses émotions, et il devait maintenant les étreindre, l’enserrer complètement, sans rien omettre. Embrasser ses sentiments en même temps que ses lèvres, posséder son âme dans le même temps que son corps. Venir à elle, littéralement.
[Enfin, enfin enfin ! Pardon du retard, j'espère au moins que la lecture t'aura satisfait]
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L’amour se fait souvent exaltant parce qu’il est plein d’inconnues, d’imprévisibilités, de surprises, qui font ainsi que découvrir l’autre est une aventure permanente, peuplée de découvertes excitantes. Une cavalcade effrénée s’engage alors, pareille à la course d’un train incapable de ralentir, et consumant ainsi toujours plus de carburant pour continuer sa course folle, n’admettant nul obstacle sur son passage rugissant et aveugle. Hélas, bien souvent, de tels parcours se muent rapidement en une sorte de fuite en avant qui ne peut que mener à une chute d’autant plus précoce que l’ardeur est forte : la passion se consume à un rythme inconsidéré, si bien qu’au bout d’un moment trop court, elle ne consiste plus qu’en une couche de cendres froides là où les flammes brûlaient autrefois sans mesure. C’est là le parcours d’une étoile filante dont la beauté n’a d’égale que sa brièveté, et dont l’achèvement s(accomplit dans une incandescence destructrice.
A contrariori, dans la relation qu’Aya et Saïl partageaient en ce moment même, il n’y avait rien de cette frénésie étourdie qui peut caractériser les relations dératées ci-dessus évoquées. Certes, ils étaient allés bien vite en besogne comparé au cheminement ordinaire d’un couple, mais pour autant, il restait étonnamment certain que ce qu’ils nourrissaient l’un envers l’autre n’avait ni la trop grande envergure ni la fougue incontrôlée d’un amour en feu de paille.
Plutôt qu’une fournaise avide, leurs cœurs émettaient à l’unisson de douces flammèches dont les langues chaleureuses et attentionnées s’enroulaient autour d’eux, les baignant dans une atmosphère de complète sérénité et de fantastique assurance où de hâtives ruades n’avaient pas leur place. Ces vifs brandons ne dureraient peut-être pas toujours, mais quand bien même ils devraient disparaître, ils ne le feraient que pour se mettre à l’abri d’un lit de braises éternellement chaudes dont la couverture pourrait garantir la permanence de leur flamboiement.
Mais pour l’heure, le temps du parachèvement de leur affectueux ballet se rapprochait de plus en plus, et chaque seconde qui passait était pour le jeune homme un instant d’un bonheur qu’il n’aurait pu auparavant concevoir ; un fragment de magnifique rêve éveillé dont l’ensemble formait un joyau d’indescriptible félicité. Les baisers, les caresses, les étreintes, avaient été autant de promesses d’attachement, et désormais, l’acte qu’ils se trouvaient sur le point d’accomplir allait apposer sur eux l’ultime sceau qui marquerait définitivement l’immortelle vérité des doux affects qui les animaient.
Il restait cependant à obtenir le consentement d’Aya, laquelle détenait encore sur le bout de ses lèvres le pouvoir d’interrompre la danse qu’ils exécutaient, d’annuler l’accomplissement du rituel qu’ils formaient. En vérité, quiconque aurait-il pu croire qu’à ce stade, elle pourrait tout à coup retourner sa veste et tourner le dos à tout ce pour quoi ils s’étaient tous les deux engagés ? La réponse est évidente, mais cela n’empêchait que parfois, pour leur donner vie, même les lapalissades les plus criantes devaient être énoncées : de la même manière qu’on apprécie d’autant plus une journée ensoleillée en s’exclamant « Il fait beau ! », les amants seraient définitivement assurés de la réalité de leurs sentiments en énonçant la réciprocité de leur désir.
Et il se trouva qu’avant même qu’elle eût articulé le moindre mot, toute trace de ridicule incertitude qui aurait pu subsister s’envola en éclats devant la tendresse avec laquelle elle s’empara du visage de son plus dévoué serviteur, avant que ses jambes ne s’enroulassent autour de son corps. Le moment qui suivit, durant lequel ils s’admirèrent l’un l’autre, aurait tout aussi bien pu durer une seconde qu’une éternité ; il subsista que cet instant laissa passer d’un regard à l’autre, d’un être à l’autre, d’une âme à l’autre, toute la plus considérable et suave affection du monde.
Contrastant avec un portrait aussi joliment délicat de la situation, leur passion lascive s’exprimait plus que jamais dans les parties intimes de leurs corps collées l’une à l’autre, chacune s’échauffant d’une indéniable envie de passer à l’acte. Voilà bien quelque chose de cru qui aurait pu être une ombre au charmant tableau qu’ils formaient, mais d’un autre côté, pourquoi aurait-il fallu pudiquement masquer de telles manifestations ? Ils flottaient certes sur un nuage de béatitude, mais pour autant, cela ne faisait pas d’eux des anges, et ils étaient par conséquent tous les deux prêts à assumer leurs envies mutuelles jusque dans ses aspects les plus intimes et les plus pragmatiquement charnels.
Un mot, un seul, qui serait de toute évidence le dernier avant la consécration de cette soirée, avant la mise en scène d’ébats qui ne laisseraient plus de place aux paroles. Deux syllabes d’une simplicité enfantine, et au sens presque incongrûment vague, et qui ne pouvaient ainsi qu’envelopper d’autant mieux tout ce qu’ils partageaient de par les multiples sens que ces phonèmes pouvaient contenir. Cette infime phrase résonna dans la petite pièce battue par les sons de pluie à la façon du grincement d’une clé dans une serrure, ouvrant ainsi la porte vers un saint des saints de suprême joie.
La faisant venir encore plus près de lui, il se positionna à genoux sur le matelas, et, la recueillant en une étreinte aussi digne que possible de la perle qu’elle était, il déposa ses lèvres contre les siennes, sans chercher à ce que le geste fût particulièrement érotique ; simplement en une garantie de plus de sa dévotion envers elle. Puis, doucement, il la souleva, et, guidant son corps contre le sien, les fit entrer en un contact plus rapproché que jamais, en une symbiose physique délicieuse qui, au fur et à mesure qu’elle se concrétisait, charriait avec elle son lot d’inimitables plaisirs. Sans aucun doute, il existe des positions bien plus efficaces que cela en ce qui concerne l’art délicat du coït, mais en l’occurrence, l’idée de performance importait peu, la seule chose qui comptait étant qu’il pouvait avoir sa chère et tendre face à lui, cœur contre cœur, et ainsi ne pas sacrifier l’attachement à la jouissance.
La sexualité est quelque chose de si primal, de si instinctif, de si profondément puissant, qu’elle porte en elle une redoutable ardeur, laquelle peut facilement et à juste raison pousser aux agissements les plus fougueux, voire les plus brutaux. Rien ne peut davantage pousser à l’impétuosité que le désir libidineux, et c’est ainsi que très facilement, l’acte amoureux peut s’avérer d’une rare violence, que ce soit pour le contentement des deux partenaires pleins d’une énergie qu’ils sont avides de dépenser ou pour le tragique malheur de l’un subissant les hardiesses de l’autre.
Dans le cas de Saïl et d’Aya, le moment de leur union charnelle se fit au contraire tendrement, lentement, sans heurts, l’un se glissant délicatement à l’intérieur de l’autre, la précipitation n’ayant pas cours en cet instant où il n’y avait qu’à savourer l’exaltation de la situation. Telle une sève infiniment délectable, la sensation de l’intimité de l’adolescente contre la sienne se répandit dans tout son être en un bienfaisant torrent dont les flots l’emplirent tout entier en de merveilleuses vagues, lesquelles s’installèrent en lui pour ensuite y pulser et le marquer jusqu’à l’âme de cette extase.
Et pendant ce temps, pendant la période indénombrable que dura ce qu’il faudra bien tôt ou tard appeler par son nom de pénétration, le jeune homme garda les bras autour de sa chérie, ne faisant presque aucun geste comme pour mieux se concentrer sur l’immense joie de ces secondes d’unique fusion. Centimètre par centimètre, leurs bassins venaient à la rencontre l’un de l’autre, et à chaque fraction de l’avancée qui se poursuivait continuellement, c’étaient de nouveaux plaisirs qui se manifestaient, leurs corps paraissant avoir été conçus pour être aussi en harmonie que possible. C’étaient deux moitiés qui s’imbriquaient l’une dans l’autre, avec un tel naturel qu’elles semblaient se retrouver plus que se découvrir, et exprimaient leur bonheur par des élans sans cesse renouvelés de voluptés transcendantes.
Haletant doucement sous ces sensations certes familières mais ô combien suprêmement exceptionnelles, Saïl entrecoupait sa respiration de baisers enfiévrés pleinement dédiés à sa douce, chacun ponctué d’une expiration qui se nichait à l’intérieur de la bouche de sa partenaire pour résonner sourdement et presque imperceptiblement en des soupirs de ravissement. Il l’embrassa d’abord délicatement, puis, au fur et à mesure de la progression de leur rapprochement, il se fit graduellement plus profond, plus appuyé, plus ponctué alors que sa langue venait virevolter avec celle d’Aya, leurs lèvres restant elles soudées sous l’effet d’une attraction qui n’était plus à prouver.
Enfin et déjà, le mouvement coïtal arriva à son terme, les amants étant ainsi noués l’un à l’autre, ses jambes à elle autour de ses hanches à lui, l’agrippant fermement, et ses bras à lui autour de son dos à elle, la maintenant étroitement. Un ange passa le temps de savourer ce moment d’immobilité silencieuse où ils ne faisaient qu’un, donnant ainsi aux deux protagonistes de cette scène secrète tout le loisir d’imprimer dans leur esprit cet instant de sublime accord… cela bien sûr afin de marquer également l’étape avant de passer à toujours davantage de cette fabuleuse communion.
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D’aucun diront que si la femme est plus difficile à satisfaire que l’homme, son plaisir peut se trouver bien plus dévastateur. En ce soir où Aya aurait pu clairement jurer sur son expérience que ce plaisir, soit disant plus fort, était une rumeur insidieuse pour réconforter les femmes, cette déclaration aurait pu la faire rire. Elle était prêtre à soutenir avec véhémence que cette affirmation n’avait pas de fondement, et que dans un couple quel qu’il soit l’homme atteignait le nirvana seul. De son trou de souris, elle voyait le monde comme un gigantesque stéréotype, personne ne lui ayant permis de changer de point de vue. L’amour, sentiment étrange et inutile était réservé aux romantiques esseulées tentant de se raccrocher à quelque chose. Le plaisir, réalité éphémère mais néanmoins présente, était l’apanage des hommes qui jouissaient de leur facilité à ressentir ces vagues de chaleur indescriptibles. Chacun son rôle, chacun sa place, et si elle-même se prêtait volontiers aux caresses désireuses de ses partenaires, cela n’avait jamais été que pour combler leurs envies pressantes et insatiables. Elle qui tentait pourtant de se positionner quelque part entre les deux, jamais encore elle n’avait réussi à véritablement sentir d’une caresse les portes du paradis s’ouvrir devant ses yeux. Comme si tout ce qu’elle avait toujours ignoré, persuadée de n’y avoir pas droit, se trouvait à présent à portée de main.
Imaginez un peu qu’un rêve, qu’un fantasme s’offre à vous. Pas seulement une idée sensuelle ou qui nécessiterait une proximité superflue, non. Juste un souhait, un mirage qui vous aurait toujours été refusé. Comme ce camion rouge de pompier quand vous étiez enfant, comme cette poupée aux cheveux longs qui coutait trop cher. Trouver ce genre de cadeau au hasard d’un soir de pluie, sans que personne ne vous prévienne, même plus tard … Quoi de plus magnifique ? La concrétisation finale d’un mythe qui aurait pour vous toujours existé uniquement dans l’esprit des autres. C’est à peu près ce qu’Aya ressentit lorsqu’elle sentit avant même qu’il ne le fasse son compagnon se rapprocher. Ses mains sur son corps, délicats artifices qui ornaient sa peau tremblante la rassurait. Son visage serein et désireux à la fois faisant sans aucun doute écho au sien, et les yeux prometteurs de Saïl apaisaient toute l’appréhension de la jeune femme. Aya craignait la déception, de retomber de son nuage de soie. Elle était terrifiée à l’idée que même lui, même cet homme exceptionnel, confirme ses peurs sur ses capacités, ses limites. En entendant parler les filles de sa classe, Aya était presque persuadée de n’avoir aucune disposition à l’amour, qu’il soit physique ou non.
Tout ce qu'elle n'avait jamais ressenti ... Les frissons qui vous prennent à bras le corps, le rouge qui monte aux joues. Le regard qui se voile, comme si des visions plus lointaines le captivait. Les tympans qui sifflent de mots doux susurrés à l’oreille, ou de leurs équivalents soupirés, les mains qui se déplacent seules sous la seule impulsion de l’instinct. Les muscles qui se tendent, la peau qui se hérisse, les articulations qui se figent en une délicieuse crispation.
Tout cela, tout ce que le corps humain est capable d’exprimer dans sa grande communion avec l’esprit, les manifestations qui possédaient le temps d’une caresse une jeune fille qui s’éveille à l’amour, doucement. Tout cela à chaque contact de Saïl. Un ballet impressionnant de diverses réactions charnelles et incontrôlables qui se remarquaient à peine tant elles officiaient à chaque seconde. Lorsque son partenaire la prit contre lui, Aya accepta son baiser avec une délicatesse qui cachait ses tremblements d’impatience. Lorsqu’il la souleva de ses grands bras, elle si menue et ridiculement fragile face à lui, Aya ne quitta pas son regard une seule seconde. Lorsqu’il la fit descendre dans une extrême lenteur, Aya se colla contre lui, passant ses bras autour de son cou et se pressant sur son corps offert, comme si elle avait voulu entrer en lui. Ses mains se crispèrent dans son dos, et elle agrippa le peu de peau disponible alors qu’elle cherchait désespérément un moyen d’accentuer la sensation incroyable qui l’envahissait alors que Saïl pénétrait son corps, son âme, et tout ce qui voulait bien rester. Indescriptible émotion, indescriptible frisson.
Certaines le décrivent comme un feu d’artifice sur un coucher de soleil, avec les petits angelots derrière. La plus belle image qui leur était donnée d’imaginer. Pour Aya, ce fut simplement un regard empli de tant de choses qu’elle y aurait succombé une seconde fois avec plaisir et sans aucune réticence. Le plus beau paysage, c’était cet océan chocolat qui la fixait tandis que leurs corps se retrouvaient plutôt que se découvrir. Elle y vit des vagues de plaisir, sensiblement pareilles à celles qui agitaient légèrement son corps de soubresauts à peine perceptibles. Leurs cœurs battaient à l’unisson, jusqu’à ce qu’ils n’aient plus l’impression de faire qu’un. Tout le reste n’était que foutaises et détails, seules comptaient les délicieuses sensations qui les habitaient. Aya restait là, ses doigts enserrant la peau du dos de Saïl et ne paraissant pas vouloir se retirer tandis que la respiration de son partenaire laissait l’adolescente dans un autre monde.
Reprenant peu à peu la maitrise de son corps, elle répondit avec ferveur aux énièmes baisers échangés avec l’homme en face d’elle, tentant à chaque instant de lui transmettre un peu d’elle par de simples caresses buccales. Et lorsque ses lèvres se détachaient de celles de son amant, c’était pour vagabonder dans son cou, se nicher sous une oreille, repartir à l’exploration d’un menton, d’une épaule. Inconsciemment, une fois qu’elle eut suffisamment apprécié à sa juste valeur le contact très intime qu’elle venait de partager avec Saïl, Aya remua le bassin lentement d’abord, sentant de délicieux appuis s’écarter pour lui permettre de mieux accueillir Saïl. Sa respiration s’emballa quelque peu, et de petits gémissements commencèrent à s’échapper de sa bouche sans qu’elle ne puisse les retenir, bien que l’envie n’en soit pas présente.
Dans cette position, les deux jeunes gens goûtaient aux joies de la proximité, partageaient alors quelque chose que peu de couples avaient l’occasion de saisir. Leurs mouvements étaient cependant limités, et Aya ne pouvait même pas se laisser aller aux balancements instinctifs de son corps, limitée qu’elle était avec bras et jambes enroulés autour d’un autre corps que le sien, et fermement liés autour de Saïl. Aussi, dans une tentative un peu trop brusque peut être de sentir de nouveau la lente mais profonde communion de leurs mois le plus intimes, Aya appuya trop fortement de son corps et fit tomber Saïl à la renverse. Qu’à cela ne tienne, la jeune femme n’allait pas s’arrêter pour autant. Se collant de plus belle à ce corps qu’elle ne voulait quitter pour rien au monde, l’adolescente reprit ses baisers, qu’elle pouvait alors faire plus audacieux, plus aventureux, tandis que ses hanches se mirent automatiquement en mouvement, lui arrachant un visage crispé par un désir encore inassouvi. Bien qu'elle ait envie de se redresser pour le contempler dans toute sa splendeur, Aya se retenait en restant auprès de lui, ce désir surpassant tous les autres. Avant, une autre excuse aurait sans doute été la honte d'exhiber entièrement son corps à son amant, affirmant ses courbes dans une chevauchée audacieuse. Maintenant, le désir de posséder sa bouche était sa seule barrière. Tout le reste était parti en cendres, fière qu'elle était de ne faire qu'un avec lui.
Qui a dit que le plaisir féminin était bien moindre ou plus compliqué à obtenir ?
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Deux arbres, deux arbres sous une coupole, un abri, une petite serre, protégés des rudesses du monde extérieur par une agréable chaleur, des remparts fidèles et un agréable terreau revitalisant. Leurs racines sont enfoncées dans l’environnement qui les recueille comme s’ils ne devaient jamais le quitter, comme si le duo de plantes était voué à conserver éternellement cette posture de douillette immobilité empreinte d’une douce perfection. C’est une véritable peinture canonique que l’on voit là présentée à ses yeux, lesquels paraissent escamoter à travers un judas un fragment de sagesse sacrée ; c’est un tableau exemplaire pareil à ceux dont étaient ornées les villas romaines pour donner aux jeunes esprits de quoi s’édifier.
A y regarder de plus près, on distingue d’une part un chêne, paisible et sobre mais robuste et honnête, et d’autre part un roseau, délicat, frais, capricieux et vivace. Ce sont deux végétaux aux traits bien distincts, mais malgré ces évidentes différences, on aurait bien du mal à voir où commence l’un et où finit l’autre : leurs troncs accolés, leurs tiges enlacées, leurs feuilles enchevêtrées, ils s’entremêlent avec une telle harmonie qu’on les estimerait en vérité ne faire qu’un.
Leur écorce luisant sous la transpiration qui mouchetait la surface de leurs corps, tous deux étaient voués à l’autre, aussi pleinement qu’un être doué de conscience peut l’être, leur essence à chacun s’étant transmuée, altérée, sublimée au contact de celle de l’autre. Comme en une merveilleuse opération alchimique dont le secret pourrait receler jusqu’aux plus profonds secrets des affects humains, ils avaient uni leurs êtres, s’éveillant à une gamme inouïe de sensations et d’émotions. Un spectre de couleurs ravissantes rayonnait en Saïl, une symphonie indicible chantait dans son esprit, et un troupeau de flocons béatifiants cavalcadait jusque dans les moindres recoins de ses chairs.
Et alors même que tout cela s’apaisait à la manière d’une nuée d’oiseaux exubérants s’accordant quelque repos, voilà que l’envol reprenait, le couple se remettant en branle sous l’élan des baisers d’Aya. C’était une sarabande spontanée, sans méthode, sans technique, mais cela n’en emplissait pas moins le jeune homme d’une fougue qui lui faisait rendre non moins ardemment les piques buccales dont elle le gratifiait. S’entrecroisant, se rencontrant puis s’écartant au petit bonheur la chance, leurs lèvres parsemaient sans mesure le buste qu’elles avaient offert à elles, cela dans un concert de soupirs, de gémissements et de respirations hachées par le rythme précipité des bises.
La tête à la chevelure de ramages des deux arbres s’était donc mise à bouger sous l’influence des vents de la passion qui, après un instant d’accalmie, s’étaient remis à souffler avec une force croissante. C’est alors que, mû d’une nouvelle impulsion de désir, le roseau agita ses racines enroulées autour du tronc du chêne, et, remuant à son contact à la manière d’une dextre araignée avide, se mit à venir à son encontre avec une vigueur et une insistance renouvelées. Prodige stupéfiant, le chêne que l’on aurait pu voir affronter sans faillir des ouragans pour protéger sa chère et tendre belle plante, se mit alors à s’affaisser lentement sous l’impression de celle-ci, tombant à la renverse dans un grondement froufroutant de feuilles. Poursuivant sur sa lancée, l’adolescente se repositionna sur son plus dévoué serviteur, renouvelant son assise en une posture d’allure dominatrice apte à en frustrer certains autant qu’à en exciter d’autres.
Pourtant, ni l’une ni l’autre de ces émotions ne l’envahit, car après tout, quelle bizarrerie, quelle incohérence pourrait-il y avoir à ce que le sol fût sous la coupe de la nue ? En contre-plongée de celle qui le complète, il peut la contempler dans toute sa majesté, en embrasser jusqu’aux plus infimes détails en tout confort, son être tout entier vibrant contre elle. Abaissant sa voûte céleste, l’azur déjà se fait à nouveau la moitié parfaite de la terre, tendant ses lippes en croissant de lune vers des montagnes lointaines, et lorsque l’astre nocturne disparaît au loin en paraissant frôler l’arête des cimes, il semble s’unir avec elles.
Pour les deux amants, les fondements même du monde donnaient l’impression d’être compromis, remis en question, bousculés, les étoiles ayant l’air de défiler en une gigue frénétique au-dessus de leurs chefs alors que les draps sous eux se dissolvaient pour laisser place à une spirale confuse et chaotique, l’univers dansant follement autour d’eux. Le ciel se zébrait d’étincelles fortes comme des orages qui jetaient des lueurs sur les plaques géologiques en contrebas, lesquelles se fendillent sous l’effet d’une forte chaleur et laissent apercevoir ça et là des coulées de magma fumantes et luisantes. Tout ce qui peut exister n’existe plus que pour eux, les composantes les plus infimes de la réalité se retrouvant dans ce couple en plein dans un acte pareil à une célébration des plus anciennes primordialités. En vérité, tout autour d’eux aurait pu s’effondrer que Saïl n’y aurait pas fait attention, tant que le moment qu’ils partageaient pouvait se poursuivre, tant qu’ils pouvaient être ensemble sans avoir à s’inquiéter, n’eusse été que pour cette nuit.
Mais déjà, la situation progressait vers les manifestations d’affection les plus directes et les plus impulsives, le duo ayant laissé le désir prendre corps en eux pour se laisser aller pleinement aux plaisirs de la communion physique. Parcourant de ses paumes l’échine de sa partenaire jusqu’à arriver au sommet de son crâne, étreignant amoureusement la chair chaude et élastique sur son passage, il ébouriffa les cheveux de l’adolescente, certes pas ainsi qu’il aurait pu le faire vis-à-vis d’un enfant pour le rassurer, mais simplement comme pour sentir jusqu’aux moindres parties de cette enveloppe charnelle dont il chérissait tous les aspects, sans cesser de se laisse enivrer par les baisers qu’il recevait autant qu’il rendait. Ensuite, refaisant leur parcours dans l’autre sens, ses grandes mains revinrent sur le dos d’Aya pour aller ensuite plus bas et s’apposer sur les hanches de la demoiselle, leur imprimant alors sans autre forme de procès un ample mouvement répété de bas en haut et de haut en bas.
La manœuvre était cavalière, c’était là le moins que l’on pouvait dire, mais il n’y aurait eu lieu de la reprocher que si elle avait été déplacée. Or, en la circonstance, à en juger par son expression faciale autant que par les symptômes physiologiques dont son être irradiait ou encore par les sons qu’elle laissait échapper, elle n’eût été guère encline à ce que les choses en restassent là. De braises à flammèches puis à flammes, les sentiments qu’ils partageaient étaient maintenant devenus un véritable feu de joie, irradiant d’une chaleur d’autant plus invincible que les combustibles qui l’alimentaient n’étaient pas prêts de faire défaut.
Ce fut donc une gestuelle effrénée qui s’engagea, chacun des amants paraissant se mouvoir selon les notes d’un boléro orgiaque dont la partition s’improvisait au fur et à mesure de la progression de leur chorégraphie luxurieuse. Ce fut une succession de chocs sourds entre deux corps qui ne se séparaient que l’espace d’un instant pour revenir l’un vers l’autre avec d’autant plus de force. Il y avait là une chevauchée brûlante et dératée ; un parcours sauvage sous un soleil torride dont les rayons affolants ne faisaient qu’abreuver cette soif de délice tout en l’entretenant ; une ascension dopante vers des sommets vertigineux et qui s’achèverait par une chute extatique. Et cela -dans une atmosphère cajolante d’intimité sereine baignée de la lumière pâle d’un clair de lune- s’accompagnait de force expressions de joie et de plaisir, lesquelles s’élevaient à chaque fois pour résonner successivement un instant en toute modestie contente dans la pièce. Sarabande diaboliquement prenante à laquelle Saïl s’adonnait sans remords ni incertitudes, baignant de baisers dévorants sa princesse dont l’allure d’amazone échevelée ravie le captivait et l’incitait toujours à poursuivre ses mouvements hardis. Les jouissances que l’activité procurait à Aya redoublaient celles qu’il éprouvait lui-même, et l’encourageaient à aller plus loin dans cette voie en un formidable cercle vertueux ; ou plutôt, en une spirale dont la pointe s’annonçait comme une délectable consécration.