Dans l’air soufflait un vent sec et tiède, tandis que, doucement, le soleil glissait le long de la voûte céleste pour s’écraser mollement à l’horizon, offrant aux habitants d’Ameyn le charmant spectacle de sa disparition qui, tous les soirs, éclaboussait le lourd bleu du ciel.
Et comme tous les soirs depuis le début de la saison sèche, Eyma admirait ce spectacle, perchée sur une des aspérités rocheuses parsemées sur le canyon qui marquait l’entrée de la ville. Peu à peu, il devenait plus sombre ; alors s’allumaient dans les demeures troglodytes qui s’y nichait des torches, des braseros ou des nuages de ces lucioles qui traversaient le désert en bande, guidant parfois sans le vouloir les voyageurs perdus vers Ameyn. Jamais Eyma ne se lasserait de ces éclats orangés et jaunes qui se mettaient à scintiller les unes après les autres, déchirant l’obscurité en même temps que, par contraste, ils la creusaient. En guise de réponse à ces flamboiements, elle s’alluma une cigarette qu’elle fuma dans le silence du crépuscule. La nuit, pendant la saison sèche, mettait un long moment à tomber ; à l’inverse, le jour était impatient de se lever, si bien qu’on ne comptait qu’une poignée d’heures d’obscurité par nuit.
C’était donc tout naturellement la saison la plus propice aux combats.
Sur la place de la ville, on terminait de monter autour des deux arènes principales les échoppes éphémères qui pullulaient durant cette période. Depuis quelques jours, les marchands des alentours arrivaient en masse ; tous savaient que s’installer à Ameyn pendant les tournois était une aubaine, au regard du flux massif de lutteurs, de combattants, de spectateurs et de visiteurs qui traversaient la ville à cette occasion. Et puis, la ville avait bonne réputation : chaleureuse, elle accueillait avec plaisir ces commerçants itinérants qui arrivaient les bras chargés de parfums envoûtants, d’aliments parfois inconnus, et de tout ce qui permettait de festoyer gaiement pendant cette longue période.
Nul besoin de préciser qu’en bonne gouverneure, Eyma adorait cette saison autant qu’elle la redoutait. Avide de combats, elle était de tous les évènements, au premier rang des affrontements les plus grandioses, dans la foule qui se massait autour de combats moins impressionnants, sous les chapiteaux qui abritaient des fêtes à n’en plus finir ou affalée sur les canapés des bars, à écouter des musiques jouées avec autant de maladresse que de tendresse par des musiciens de passage.
Mais, en tant que cheffe, elle s’y épuisait. Gérer tout ce foutoir n’était pas de tout repos.
Elle écrasa sa cigarette dans son cendrier de poche – une charmante boîte en métal gravé de lignes végétales – au moment même où, au loin, des feux s’allumaient autour des sources chaudes organisées en bain public, en contrebas d’un large canyon adjacent à la place. « Ce serait pas une mauvaise idée d’y passer », songea-t-elle en se relevant pour quitter le petit bout de pierre où elle s’était installée.
Sans grande surprise, une vingtaine de minutes après, elle barbotait dans l’eau.
La ville d’Ameyn ne respirait pas l’innovation technologique, et on y pratiquait une vie en communauté, en appliquant les principes de collectivisme les plus basiques : aussi se retrouvait-on fréquemment dans les bains publics, à toute heure du jour et de la nuit, pour se laver. Hormis de larges bassins d’eau chaude, on trouvait aussi dans certains plus petits bassins des petites cascades ; certains étaient traversés par des nuages de bulles ou des courants plus chauds. D’autres étaient encastrés dans la roche, au fond de petites grottes, afin d’offrir de l’intimité aux plus pudiques ou aux couples aventureux. Ici et là, on servait à manger et à boire, et on pouvait s’installer sur des petites tables pour profiter de cette ambiance douce, un peu molle mais très reposante, des bains publics. À la nuit tombée, des essaims de lucioles s’agglutinaient autour de mangeoires installées à cet effet, et les éclats de leurs petits corps vrombissants se mêlaient à celles des braseros et des lampions.
Alors qu’elle s’enfonçait dans l’eau chaude et légèrement blanche du bassin, Eyma sentit une main taper doucement son crâne. Elle ouvrit les yeux, interrompant son mouvement.
- Je te dérange, Eyma ?
Elle roula des yeux, signe évident que c’était bien le cas – car il s’agissait là de Lys, affectée pour la journée avec quelques autres habitants à l’accueil des nouveaux arrivants ; Lys qui ne sut pas interpréter le langage non-verbal de la jeune femme, et qui prit l’initiative de tirer vers elle un des transats tissés qu’on pouvait trouver ici et là, au bord de l’eau. Alors qu’elle s’apprêtait à ouvrir la bouche pour enchaîner sur son habituel verbiage, Eyma l’interrompit :
- C’était une longue journée pour tout le monde, Lys, tu sais. Toi comme moi avons besoin de-
- Eyma, je ne viens pas ici pour le plaisir de t’embêter, tu me connais. Tu restes la gouverneure de cette ville, donc, sans vouloir te forcer la main ni t’inquiéter, je me dis que, quand on rencontre des situations assez – comment dire, mh, ah oui : assez problématiques, je pense que c’est à toi qu’il faut s’adresser. J’imagine que tu aimes être mise au courant de ce qui se passe dans ta-
- Par pitié, abrège.
La faculté de Lys à utiliser un nombre importants de mots pour n’absolument rien dire fascinait Eyma autant que ça l’agaçait.
- Il y a déjà deux mecs bourrés au Rocher, et ils veulent se mettre sur la gueule.
- Tu vois, quand tu veux.
Eyma sortit de l’eau au son des « Quand je veux quoi, Eyma, au juste ? » de Lys, se dirigeant vers le tas de fringues qui l’attendait sur un transat. Elle se sécha rapidement, attachant ses cheveux blancs et trempés en un chignon un peu foireux, avant d’enfiler son habituelle tenue : des bottes qui n’étaient pas sans rappeler celles de l’armée, un pantalon cargo kaki à l’aspect lui aussi militaire, un bandeau doré en guise de haut et une large chemise de la même teinte que son pantalon dont elle remontait les manches toutes les deux secondes.
Le Rocher était un bar de la ville : troglodyte, il consistait en un petit ensemble de galeries souterraines meublées de tables et d’assises de toutes sortes ; galeries qui convergeaient vers une salle commune : une grotte où l’on trouvait un immense bar et une scène où se produisaient de temps à autre des artistes. C’était là, au cœur du bar, que deux hommes assez massifs et bien imbibés se menaçaient mutuellement de se mettre sur la gueule ; leur violence avait interrompu le concert d’un groupe local composé de quatre sœurs qui accompagnaient leurs chants choraux de percussions de toutes sortes. S’étaient attroupés autour d’eux quelques curieux mais, malheureusement, aucun combattant qui se sentirait l’âme d’un héros.
Eyma traversa la foule en hâte, pour arriver à leur niveau.
- Messieurs, il y a des arènes pour cela, leur dit-elle d’une voix douce mais d’un ton assuré.
- C’est quoi, ça ? répliqua un des hommes en accompagnant sa parole d’un geste de la tête dans sa direction. Une petite terreur ?
L’autre, en face, connaissait déjà la réponse à cette question – aussi fit-il un pas en arrière.
- Ouais, une petite terreur, c’est exactement ça, souffla Eyma à l’intention de cet homme qui, ce soir, commettait l’erreur de ne pas la connaître.
Certes, il faisait deux têtes de plus qu’elle et probablement le double de son poids, mais elle n’eut aucune peine à lui rappeler qui elle était. Elle s’approcha de lui et, d’un mouvement brusque, le saisit à la gorge, appuyant d’un geste particulièrement brutal sur sa pomme d’Adam. L’homme flancha, sonné, et chercha à répondre à son coup en avançant ses mains vers ce petit bout de femme qui venait de s’en prendre à lui : elle s’empara de ses mains et y prit appui, attirant son corps vers le sien. L’alcool rendait son équilibre chancelant, alors il ne parvint pas vraiment à résister ; une fois son visage proche du sien, elle lui envoya un puissant coup de coude dans le nez. Il s’écroula dans un cri, le visage barbouillé d’un sang qui éclaboussa le plancher en de petites gerbes minables.
Dans son dos arrivèrent une poignée d’anciens combattants, devenus depuis leur intégration à Ameyn des habitués de ce genre de situations.
- Vous arrivez trop tard pour le combat, leur souffla Eyma. Ce n’était pas un très beau spectacle, mais c’était assez drôle.
- On le dégage ? lui demanda l’un d’eux.
- On le dégage, répondit-elle. Renseignez-vous sur le lieu où il crèche, videz tout, et expédiez-le hors de la ville avant que les portes ne ferment.
Les hommes sortirent le corps sonné du type tandis qu’elle s’accoudait au bar, un petit sourire lassé sur les lèvres.
- J’ai bien mérité une pinte, non ?