Le palais était complètement en émoi. Les nobles présents, troublés par les assassinats, étaient parfaitement hors d’eux, scandalisés pour ceux qui avaient été épargné, et en deuil pour ceux qui avaient perdu une épouse, une sœur ou une fille dans l’assaut, mais les gardes bougeaient rapidement. Fort heureusement, les victimes étaient peu nombreuses ; aussi nobles et isolées qu’elles pouvaient l’être du commun du peuple, la plupart des filles de noblesse étaient parfaitement aptes à se défendre, certaines profitant même de l’occasion pour se faire remarquer dans une période de crise.
Les assassins avaient visiblement été fort déterminée à la tâche et à ne pas divulguer la moindre information, car pour ceux que les gardes avaient réussi à appréhender, des capsules de poison dissimulées dans leur gorge leur permis d’échapper à un interrogatoire en règle. Grymauch ne put s’empêcher d’être un brin admiratif devant une telle dédication envers leur profession, mais cela ne l’empêcha pas, dans sa frustration, de flanquer un coup de pied dans le visage d’un des cadavres.
– Ce que j’aimerais savoir, dit le Premier après un second coup de pied, c’est comment est-ce qu’un groupe d’assassins clairement couverts de magie ont réussi à pénétrer le périmètre sans être immédiatement repéré par l’Oculum.
Assise sur un des corps et grignotant un petit fourré à la gelée de cerise, sa sœur, Aurora, leva une main gantée, comme une étudiante en classe, comme pour ne pas interrompre ses réflexions avant qu’il ne lève la tête vers elle et lui adresse un hochement de la tête pour lui permettre de parler.
– Peut-être que l’Oculum est défectueux ?
– Si quelqu’un d’autre que notre frère avait été responsable de l’Oculum, j’aurais été porté à le croire, rétorqua Grymauch en arrêtant de frapper le cadavre. Mais si l’Oculum avait été endommagé, il nous en aurait informé. Non, je penche plus en faveur d’une contre-mesure.
– Ils avaient l’air étrangement vaporeux avant de passer à l’assaut, mentionna Aurora en finissant son fourré, se relevant en arrachant son poignard du dos de sa victime. Je ne m’y connais pas forcément en magie, mais peut-être que l’Oculum ne les a pas remarqués parce qu’ils n’étaient pas vraiment là jusqu’au dernier moment.
Grymauch se massa la mâchoire pendant un moment, en jetant des coups d’œil sur les assassins, puis vers sa sœur.
– Prends quelques-uns de tes hommes et essaie de prendre contact avec nos informateurs. S’il y a un groupe capable d’identifier des lacunes dans la sécurité de la Citadelle, et que nous n’en avons pas entendu parler…
– Il y a de fortes chances pour que nos informateurs soient morts, conclut Aurore.
– Exactement. De mon côté, je vais voir Aldericht, et essayer de voir ce qu’il en pense, peut-être voir si quelque chose cloche avec l’Oculum. Je préfère ne pas croire que nous avons un traître en notre sein, mais ce n’est pas impossible.
Avec un hochement de tête, et un salut, l’ainée des princesses de Meisa tourna les talons et s’engagea dans les couloirs.
Grymauch jeta encore un coup d’œil aux assassins, puis fit de même, se débarrassant au passage de sa cape maculée de sang en la jetant dans les bras d’un des gardes, et se dirigea vers le balcon, où il avait vu Aldericht disparaître quelques instants plus tôt.
***
Peut-être était-ce la vie de château qui avait ramolli les réflexes du Roi, mais la vitesse à laquelle Selene passa outre sa garde et s’empara de sa veste le laissa penaud. Il avait l’habitude d’être attaqué, et donc était entraîné à détecter l’agression dans le geste des gens, mais comme Selene n’avait aucune intention particulièrement néfaste, le Roi n’avait pas été capable d’anticiper son geste.
Désormais en chemise, dépourvu de son manteau, le Roi aurait pu se vexer d’un tel manque de savoir-vivre, mais, pour la défense de la jeune femme, la nuit était fraiche, et son seul vêtement qui aurait pu la protéger des courants d’air était maintenant en piteux état.
Le Roi ne condamna pas le reproche qu’il percevait dans la voix de la jeune femme. Dans l’absolu, elle n’avait pas complètement tort ; les gens qui approchaient le Roi avaient la fâcheuse tendance de susciter l’envie de ceux qui voudraient pouvoir en faire de même. Cependant, il n’était pas complètement convaincu que les événements eussent nécessairement un lien direct avec lui. Ce n’était pas impossible, et il n’allait pas écarter cette éventualité, mais peut-être que c’était juste une offensive contre la noblesse Meisaenne, tout simplement. Meisa ne manquait pas de gens qui protestaient le règne de Serenos, et qui considéraient ceux qui s’étaient soumis à lui comme des traîtres à la nation.
Son esprit se ramena enfin sur la jeune femme lorsqu’elle lui fit la requête de lui prodiguer de quoi se vêtir. Le Roi soupira doucement puis il jeta un coup d’œil vers Aldericht.
– Fais ce que tu peux pour ce soir. Je m’en remets à ton jugement, ainsi qu’à celui de ton frère.
– Je comptais le consulter de toute façon, dit son fils avec un nouveau haussement d’épaule, avant de faire demi-tour.
Au même moment, Grymauch fit son entrée sur le balcon, et les deux frères allèrent à la rencontre de l’autre, avant de s’éloigner en conversant, retournant ensemble vers la salle de bal.
Levant les yeux vers le ciel un moment, comme pour rassembler ses forces et sa patience, les deux lui semblant en bien faible quantité à ce moment, il s’approcha de Selene et lui tendit une main, un geste qui contrastait sévèrement avec son comportement bourru et cavalier de tantôt.
– Laissez-moi vous escorter, dame Lunaris, jusqu’à l’aile des invités. Je m’assurerai qu’on vous prodigue un remplacement pour votre robe, et que mes couturières réparent votre robe dans les plus brefs délais.
Il savait que cela voulait probablement dire qu’il ne pourrait pas se débarrasser aisément de la jeune femme, maintenant, car une fois l’hospitalité offerte, la coutume, qui était presque loi dans le monde de l’hospitalité, demandait qu’il lui prodigue au moins une semaine de gîte et de couvert.
***
– Oh, pauvre petite chose ! s’exclama Valence en posant les yeux sur Selene.
Valence était l’une des six intendants de la Citadelle, et la doyenne au poste depuis la fin de la rébellion, où ses pairs avaient collaboré avec la Reine Rouge et participé à l’assassinat de l’épouse du Roi. Normalement réservés au service de la Reine et de sa famille, dont le Roi, les intendants étaient occasionnellement mis à la disposition des hôtes de marque pour souligner leur importance et la déférence que la famille royale leur accordait. Certes, rien n’obligeait Serenos à prêter une intendante à Selene, mais quitte à ce qu’elle ait déjà été attaquée pour des raisons qui concernaient potentiellement le Roi, il se dit que ce geste pourrait peut-être pousser un éventuel responsable à se trahir. Et peut-être compenser la jeune femme pour les vives émotions qu’elle avait enduré.
– Ne vous inquiétez pas, dame Selene, je m’occupe de tout, assura la noble intendante avec un sourire bienveillant. Dès demain, cette horrible soirée sera aussi loin de votre esprit que possible.
– Bon, fit le Roi en se frottant les paumes. Si vous vous occupez de tout, Valence, je vais…
L’intendante leva les yeux vers le souverain et lui adressa un sourire, que Serenos sût immédiatement n’en était pas vraiment un. La dame n’était peut-être pas au-dessus du Roi, mais elle ne manquait pas d’un certain… charisme matriarcale qui n’était pas sans rappeler ses vieilles préceptrices du temps où il vivait sous la protection de l’empereur.
– Votre invitée a vécu une expérience fort choquante, Votre Majesté. Vous n’escomptez tout de même pas vous faire violence !
Bien sûr qu’il comptait se faire violence ; c’était un peu le but de l’abandonner aux bons soins de l’intendante et de ses assistants. Le Roi de Meisa sentit, cependant, qu’il ne s’en tirerait pas à si bon compte s’il mettait son plan de se retirer dans ses quartiers pour la nuit à exécution. Manifestement vaincu par la bienséance, ses épaules s’affaissèrent un peu, et il s’avanca dans la pièce, plutôt que vers la porte, et prit place sur le fauteuil devant Selene.
Sans grand égard pour sa modestie féminine, en grande partie parce que les Meisaennes ne connaissaient pas vraiment ce concept, Valence aida Selene à se débarrasser de sa robe en lambeaux et de la veste du Roi, alors que son assistant la couvrait d’une robe de chambre noire, chaude et touffue, dont les manches et les pans étaient embrodés de motifs floraux en argent. Une fois changée, Selene se vit poussée sur le fauteuil en face du Roi, et le jeune éphèbe s’empara d’un petit peigne en argent et l’aida à se défaire de sa parure, alors que Valence servait une tasse de thé à l’invitée du Roi, et adressa à celui-ci un regard insistant en lui tendant la sienne.
Pour s’éviter le courroux de l’intendante, le Roi fit un effort pour se montrer plus… compatissant. Prenant la tasse, le Roi regarda Selene et, après avoir bu une gorgée du liquide bouillant, il s’adressa à elle.
– Je suis désolé, dame Lunaris, pour les événements qui se sont produits. La sécurité n’était pas à la hauteur, et je…
Un autre regard de l’intendante.
Soyez plus humain, sire, semblait-elle lui ordonner par simple intensité du regard. Il grommela dans sa barbe, puis soupira, avant d’adoucir, encore un peu, son ton de voix.
– Vous avez dû être terrifiée.