Cela faisait un an que Pirotess avait quitté les rivages escarpés de Marmo pour honorer la promesse faite à son ancien seigneur. Sa fuite de l'île maudite avait été dantesque et elle avait laissé dans son sillage nombre de cadavres des hommes envoyés à sa poursuite. La galère noire du défunt Ashram l'avait déposé sur les terres d'Ashnard avant de continuer vers le sud en quête d'un havre où les derniers fidèles du mage-guerrier pourraient se reconstruire. C'était le souhait de l'elfe noire de ne pas les accompagner. Elle voulait être seule et se libérer de la colère qui noircissait son cœur. Le temps viendrait où elle retournerait à Marmo pour faire payer à Beld sa trahison. Le roi était responsable de la mort d'Ashram et rien ne saurait effacer ce crime abject. Mais Pirotess savait que la précipitation n'apportait rien d'autre que plus de tourments. Sa vengeance viendrait, glaciale et infiniment plus impitoyable que les maux que Beld avait abattu sur le fief de son maître.
Elle avait donc trouvé refuge à Ashnard. La Dictature n'était pas regardante quant aux étrangers qui arpentaient leur territoire. Les mercenaires de tout genre y étaient les bienvenus, surtout depuis que la guerre contre Nexus s'enracinait pour durer. Les pertes des deux camps étaient conséquentes et toute viande fraiche était bonne à envoyer sur le front. Là, Pirotess s'était distinguée encore une fois par son efficacité, sauf qu'à ce moment, elle était payée à la tête ramenée. Et plus la tête avait de la valeur, plus la rémunération était élevée. Cela ne dura qu'un temps, celui d'engranger assez de bénéfices pour pouvoir voyager vers le sud. Elle avait à nouveau prit la mer. A la cité portuaire de Sin Anôn, elle avait embarqué sur un gros navire de commerce qui devait naviguer du grand Nord aux eaux plus tempérées situées loin au Sud de Nexus. Battant pavillon neutre, il n'avait normalement rien à craindre du conflit actuel.
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Le soleil descendait sur la ligne d'horizon, nimbant les eaux bleues de la mer occidentale de ses derniers rayons lumineux. L'activité sur le pont régnait et les matelots s'activaient à leurs tâches sous les ordres d'un vieux briscard à la barbe blanche. Le capitaine était un vétéran de la marine commerciale et il n'avait pas posé de questions quand une elfe noire s'était présentée pour embarquer à son bord. Elle avait payée son voyage et c'est tout ce qui comptait. Pirotess se tenait droite, près d'un bastingage, à l'écart, engoncée dans sa longue cape qui dissimulait ses origines. Elle restait discrète et ne rabaissait sa capuche que quand elle était seul. L'observateur moyen aurait pu la confondre avec une indigène des terres orientales s'il avait pu entrapercevoir son visage. Son regard dérivait à l'horizon, loin à l'Ouest, vers Marmo, l'île qui occupait toutes ses pensées. Le navire voguait depuis deux semaines sans avoir rencontré d'embûches. Le capitaine avait déjà ordonné quatre escales brèves pour embarquer des marchandises et de nouveaux passagers. Le gros bateau ventru n'était pas taillé pour la vitesse mais pour le transport de fret. il disposait de larges soutes et de nombreuses cabines allant des plus modestes au raffinement luxueux nécessaire à certains voyageurs. Pirotess occupait l'une de celle proposées à un tarif acceptable. Elle n'avait pas besoin qu'on lui apporte un verre de jus de pruneaux au réveil ...
L'air iodé se rafraichissait à l'approche de la nuit et le capitaine vint près d'elle.
"M'es d'avis ma p'tite dame qu'la nuit va être agitée..."
"Je le crois aussi capitaine."
Le trop beau temps de l'après midi passé augurait un orage voire une tempête en contrepartie. Ce n'était pas une surprise, cette région là était connue pour ses changements climatiques brusques. Ils n'échangèrent pas plus et le capitaine retourna brailler des directives. Pirotess le suivit du regard avant d'observer les autres passagers déambulant sur le pont. L'un d'eux la frôla, entrainé par mégarde par le ballant d'une vague plus grosse que les autres. Pirotess frissonna. Son aura magique, perceptible pour elle, était supérieure à celle de bien des mages chevronnés. Il s'agissait de ce jeune homme qu'elle avait déjà repéré, beau à se damner, mais aux manières tellement exigeantes qu'il peut en être insupportable. Ce jugement est le premier donc vraisemblablement erroné, elle le sait. Un bref instant, leurs regards se croisent et aussitôt deux forces s'opposent, le bien contre le mal, la lumière contre l'ombre, la vie contre la mort. Qu'importe les noms, le fait est bien là. La tension est telle, inutile mais bien présente, que les proches passagers en ressentent soudainement un malaise sans pouvoir expliquer pourquoi.
"GROSSE VAGUE!!"
L'alerte est tardive qu'une onde liquide de grosse taille vient frapper le bâtiment par la poupe. le choc est brutal. Un espar cède, libérant une poulie qui vient frapper un jeune mousse aux jambes, le projetant par dessus le bastingage vers une mort certaine. Un humain serait lent, une elfe aurait le temps. Pirotess jaillit pour saisir le cordage arraché et se précipite dans le vide. Le mousse n'a pas dix ans et son poignet est fin. Elle parvient à l'agripper et le ramène à elle alors que l'élan la ramène après un vol circulaire sur le plancher salvateur. Le gosse est en larmes et s'accroche à elle. Quand un marin le retire, le petit arrache la cape de l'elfe et la dévoile aux yeux de tous. Sa longue crinière blanche tranchant sur sa peau sombre se libère et claque au vent qui se durcit.
"Ah !Une sale oreille pointue!!"
"Une elfe noire! Elle va nous porter malheur!"
Les quolibets fusent, lancés par la masse ignorante que représente l'humanité.
"VAGUE!"
Le capitaine ne se trompait pas ...
Le ciel bleu sous lequel ils s’étaient bercés toute la journée devint gris, puis plus sombre et très vite, l’horizon noir se zébra d’éclairs terrifiants. Le cauchemar de tout marin, ou plus encore de tout passager inexpérimenté, se réalisait. Le navire grinçait, souffrait, balloté et totalement désœuvré face à la fureur des éléments. Le pont se tordait, soumis à des pressions extrêmes et ses planches de bois explosaient en centaines d’échardes projetées comme des carreaux d’arbalète. La panique à bord engendrait un chaos indescriptible, chacun tentant vainement de sauver sa peau d’une manière ou d’une autre. Les hurlements du contremaitre s’éteignaient, balayés par les rafales de vent sifflantes et glacées.
Près de Pirotess, le mât de misaine céda et s’abattit dans l’axe du pont, achevant la résistance du grand mât qui lui aussi bascula, broyant ceux qui ne furent pas assez vifs pour s’écarter. Des corps gisaient désarticulés, donnant un rendu encore plus effrayant de la scène. L’elfe enjamba ce qui restait d’un homme d’équipage et tenta de rejoindre sa cabine pour y récupérer son sac de voyage. Sans être d’une importance capitale, il renfermait quand même le salaire de ses derniers mois de mercenariat. Mais trop tard ! Une crevasse vint fracturer le pont devant elle, avalant son lot de vies humaines. Pirotess bondit en arrière et recula. Un hurlement de gosse, tout proche, attira son attention. Elle n’eut que le temps de tourner la tête que le jeune mousse qu’elle avait sauvé disparaissait, happé par la crête d’une vague scélérate qui scella le destin du navire. Elle était trempée, impuissante face à ce déchainement de fureur liquide et peinait à garder son équilibre. Elle n’était ni amère, encore moins effrayée. L’appel de la Mort, elle le connaissait bien et était prête à y répondre, seulement, de cette manière … une pointe de colère lui pinça le cœur.
Et puis à nouveau, cette aura magique reconnaissable, halo nimbé d’énergie pure, émanant de l’inconnu au beau visage. Le mage était à l’œuvre et il ne fallut qu’une demi-seconde à l’elfe pour comprendre ce qu’il visait : comme tous, sa survie, mais même si dans une situation comme celle-ci, chacun pensait à soi, lui, démontrait ouvertement que l’avenir des autres ne comptait pas. Leurs regards s’accrochèrent à nouveau et le rictus qui déforma le visage de l’elfe noir se passait de commentaires. Elle désapprouvait la médiocrité de cette attitude égoïste et aucun mot ne serait plus parlant que son expression à ce moment-là. Un brin de cordage fut arraché à une poulie et lui fouetta la joue, y imprimant une douleur cuisante et l’arrachant à ce triste spectacle de pure indifférence.
Une deuxième vague scélérate, encore plus tranchante que la première, vint sonner la fin du bâtiment. Elle le frappa par tribord avec une force que même un dieu ne saurait mesurer. Le navire bascula, agonisant et sa carcasse massacrée laissa échapper une plainte grinçante à peine couverte par les hurlements des derniers malheureux. Puis il se brisa, simplement, comme broyé par la main d’un titan. Pirotess courait déjà sur la fine poutre d’un bastingage, vers le seul point d’ancrage à la vie qu’elle apercevait : le radeau de fortune du jeune homme. La proue du bateau se releva, en prévision d’une chute interminable vers les profondeurs de l’océan et l’elfe noire parvint à grimper sur le dragon qui y faisait figure. Elle plongea, après un dernier coup d’œil inutile derrière elle et sentit l‘enveloppe glaciale de l’eau l’enserrer. Elle battit des jambes pour remonter à la surface mais un enchevêtrement de matériel la suivait de près et l’entraina vers les abysses. Elle se débattit violemment, lutta contre les ténèbres, parvint à se défaire de ce fardeau et puisa dans ses dernières réserves d’air pour remonter. Elle émergea épuisée, et sans aucune dignité chercha à avaler de longues goulées d’air. Elle cracha de l’eau, toussa et tendit la main pour attraper la masse qui passait près d’elle. Sans savoir ce que c’était, elle s’y accrocha et tenta de s’y hisser sans y parvenir. Les embruns, la tempête l’empêchait de réfléchir et elle ne pouvait que penser à tenir, tenir, tenir, et ne rien lâcher. Elle subit ainsi peut être quelques minutes, peut être des heures mais l‘effort consuma ses forces. Elle crut s’être évanouit, en douta, s’arracha à sa fatigue et s’imposa à l’adversité pour enfin se hisser sur le frêle esquif végétal. Elle n’y était pas seule et en basculant dans un creux offrant un maigre refuge, elle s’écrasa sur un corps mou qui bougea sous elle. Elle avait toujours, par miracle, son épée à la hanche mais à cette distance, elle n’en avait pas besoin pour tuer un homme. Elle se redressa avec difficulté, voulut parler, fut presque noyée par une vague qui les submergea, en encaissa d’autres. Accrochée à des lianes, elle laissa faire les éléments et toute la nuit, ils attendirent le moment où les abysses les engloutiraient.
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Pirotess ouvrit les yeux. L’humain et elle étaient enlacés comme des amants trop amoureux. Un peintre aurait immortalisé la scène qu’elle en aurait représenté la passion incarnée. Le cœur de l’homme battait et elle se redressa, quittant le confort d’un torse bien proportionné.
Autour d’eux, plus rien. Aucune trace du naufrage. L’immensité de l’océan à perte de vue et un doux soleil comme seuls compagnons. Pirotess esquissa une grimace en se levant, tout son corps protestant contre l’horrible traitement qu’il avait subi. L’elfe noire put enfin voir ce qui lui avait sauvé la vie, piètre radeau mais qui contre toute attente, avait tenu. Un léger vent les poussait vers le Sud-Est pressentit-elle, vers les côtes. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’attendre et elle tourna son visage couvert de sel vers l’astre du jour. Ses vêtements lui collaient au corps et elle retira ses cuissardes pour les vider de l’eau qui y macérait. Elle ne disait rien mais observait son compagnon d’infortune. Il était dans le même état qu’elle mais n’avait rien perdu de sa beauté. Ses cernes augmentaient même la profondeur de son regard.
"As-tu les capacités de nous faire rejoindre les côtes ?"
Que dire d’autre ? Regrettes-tu tes actes ? Inutile… Ils vivaient tandis que d’autres non. Tous les autres en vérité. Personne ne survivait à une tempête comme celle qui les avait emportés. Il n’était pas nécessaire de solidifier le radeau, la magie le retenait tant qu’elle restait sous le contrôle du mage. Qui était-il ? Et sa jeunesse n’était-elle qu’apparence, tout comme la sienne ? Pour une elfe, Pirotess était encore jeune oui, mais quelle vie d’expérience elle avait menée jusqu’à présent !
Mais avant d’en apprendre plus sur le mage, il fallait penser au plus pressant. Nourriture, eau … Le ciel était dégagé, une pluie légère aurait été appréciée, quant à de quoi se nourrir … à part sa rapière, elle n’avait rien.