L'hiver approchait et le cortège des dernières caravanes poussant d'urgence vers Ashnard et les autres territoires continentaux se pressait à travers les cols avant leur fermeture. Des convois massifs extirpaient les dernières exportations de Buccolie de la plaine avant que le commerce ne soit coupé pendant les mois hivernaux. Leur manège formait un véritable embouteillage par endroits, à mesure que les casses forçant à sortir les chariots du chemin immobilisait les convois suivants.
En sens inverse passaient, bien moins nombreux, mais non moins impressionnants, les nombreux chevaliers errants, fiers et colorés qui, sur leurs chevaux carapaçonnés, dans leurs armures de plates brillantes aux fioritures excentriques, sortaient leurs étendards pour s'annoncer à l'approche de la frontière.
La bannière au griffon blanc sur parti bordeaux et vert d'eau de l'Orfraie-Pignarde se voyait de loin, et le capitaine de la garnison frontalière, en livrée ducale, attendait déjà Gauvin en haut des marches de son baraquement quand le jeune noble arriva à sa hauteur. Difficile de le rater dans l'air froid et blanchâtre et sur le lit de neige qui s'accumulait déjà.
— Salutations, jeune Lebel ! Vous arrivez à point nommé !
Gauvin fit arrêter sa jument, Bonne-Poire, à hauteur de l'officier, et remonta la visière de son casque pour dévoiler ses traits rieurs. Mais une ombre voilait malgré tout ses yeux.
— Capitaine Charon ! Toujours perdu au col de l'Alouette ?
— Si vrai, messire. Comment s'est passée l'année ?
— Calme, je le crains. Mais c'est pour le mieux. La paix régnait là où je suis passé.
— C'est bon à savoir.
Il y eut un bref silence. Gauvin regarda derrière lui, sur le chemin d'où il venait, et ne vit personne.
— Suis-je le dernier ?
— Nenni. On a essayé de prévenir tout ceux qu'on pouvait des chutes précoces, mais la neige est là et plusieurs manquent encore à l'appel.
— Espérons que leur fierté ne les poussa pas à passer par les anciennes galeries.
L'officier de la garde éructa en lissant les manches du survêtement de velours coloré habillant son gambison sous le plastron bombé décoré d'une fleur de tournesol en tissu, signe de son long service honorable.
— Resteriez-vous dehors, messire Lebel ?
Gauvin roula des yeux mais ricana. Le vieux Charon le connaissait bien après six années, sans compter ses passages en son temps d'écuyer. Il rabaissa sa visière et donna des mollets sur les flancs de Bonne-Poire, qui se remit en route.
— Si vous voyez ce filou de Claquemur, fermez tout de suite !
— La frontière ferme ce soir ! Bon hivernage, Cœur d'Or !
Au crépuscule, Gauvin avait gagné la limite des neiges et s'était arrêté à une auberge-étape, s'abritant des premières pluies nocturnes fraîches et passant une belle soirée à jouer et boire avec ceux qui rentraient au pays comme ceux qui, bloqués, pariaient leur budget de voyage en cherchant des occasions de limiter leurs pertes.
Un petit accompagnement musical ? (https://www.youtube.com/watch?v=5F5dgg1eeGE)
Au petit matin, calme et soleil étaient revenus. Le fond de l'air était encore froid à cette altitude, et le temps était humide, mais après une heure de descente le temps plus agréable de l'automne se faisait à nouveau sentir. Ici, l'hiver mettrait encore des jours à arriver et, plus bas, il s'installerait dans quelques semaines seulement.
Le retour au pays était toujours un moment fort en émotions, et Gauvin ne voyait pas passer le temps, perdu dans sa contemplation des panoramas familiers comme dans celle de ses innombrables souvenirs. Mal du pays guéri, nostalgie du voyageur, la mélancolie se nourrissait de sources contradictoires qui nourrissaient autant les réjouissances qui débordaient de son cœur lorsque, sur son chemin, il croisait un pâtre familier qui comptait quelques rides de plus ou ce chasseur aux quatre filles d'allure patibulaire qui se révélait être une mine de sagesse et de bons adages. Sur le parvis du temple bas de plafond d'un petit village, un vieux ménestrel chantait à l'hiver et au retour des chevaliers et Gauvin s'arrêta pour l'écouter chanter, descendit de selle pour danser la gaillarde avec une jeune mère rieuse et laissa à l'artiste et au nouveau-né chacun une pièce d'argent avant de se remettre en route.
L'après-midi avançait. Il avait reçu une petite miche de pain brioché et payé quelques œufs durs sur son passage, rassurant son ventre contrarié, et s'était accordé une pause digestive au bord d'un petit étang de montagne où un héron, planté en son milieu, le fixa un moment avant de retourner à sa pêche pensive. Il soulagea Bonne-Poire de son armure avant de faire de même avec une partie de la sienne, gardant plastron et spalières mais se défaisant du reste, s'allongeant et se prélassant au bord de l'eau dans ses habits colorés en velours.
Il ne compta pas le temps, mais le soleil indiquait près de trois heures lorsqu'il entendit la clameur reconnaissable d'un petit convoi et de voix anxieuses. Fronçant les sourcils, Gauvin revint à la route, prenant son épée et calmant son cheval au passage, et il se planta au milieu à temps pour voir approcher une petite troupe d'artistes qui semblait se presser pour quitter le pays. Il soupira, désolé pour eux, et agita les bras en l'air avant d'amener ses mains à son visage en porte-voix.
— Hého ! C'est pas la peine ! Le col est fermé !
Il ignorait qu'il était sur le point de faire la rencontre d'une personne très spéciale qui marquerait ses souvenirs jusqu'à ses vieux jours.