Le conseiller fiscal de la maison Flemens depuis trois cent ans est une créature étrange et intimidante par bien des aspects. Un vampire, un seigneur de la nuit. Tous ignorent son âge et son véritable nom. Même lui ignore ces deux informations. En revanche, les quelques personnes sachant qui se trouve réellement derrière le service fiscal de la maison Flemens connaissent au moins trois éléments qui les poussent à ne pas remettre en question sa place dans l'organisation de Georges. Ce vampire sert la famille depuis trois siècles. Il est le seul allié de la famille dont la loyauté n'a jamais flanché en fonction de revers de fortune. Enfin, ce vampire a agi comme un véritable ange gardien à divers moments critiques de l'histoire de la famille, la sauvant de la ruine.
Cependant, cet être de la nuit auquel se fie tant Georges n'a rien d'un saint. C'est un prédateur à l'humeur inconstante, une créature qui ignore beaucoup de choses des sociétés humaines, qui n'a que trop rarement su faire preuve d'empathie. Beaucoup qualifieraient de monstre ce genre de créature. D'ailleurs l'une des hantises de la famille Flemens était bien que les chasseurs de monstres d'un ordre de paladin servant la reine finisse par percer à jour le secret autour du conseiller fiscal de la maison.
Beaucoup pourraient croire que le rôle d'un conseiller fiscal consistait avant tout à rester chez son employeur, le nez plongé dans les comptes de celui-ci pour lui dire quoi faire afin de payer le moins d'impôts, de taxes et de redevances possible à la couronne. Ces gens là avaient raison en un sens mais rester auprès de son maître pour le conseiller n'est qu'un aspect du travail de conseiller fiscal. Un bon conseiller fiscal se doit d'entretenir une correspondance avec une multitude de contacts, de placer des yeux et des oreilles partout dans le monde et de mettre en place une veille juridique. Parfois, ce travail nécessite de se déplacer pour ne pas être trompé par des informations de secondes mains.
Le conseiller fiscal de la maison Flemens revenait justement d'une rencontre avec l'un de ses agents dans la belle ville de Morveil, une citée vassale de Nexus qui avait la réputation d'avoir simplifié au maximum son droit des sociétés et ses dispositions législatives en matière fiscale. Morveil avait donc éveillé l'intérêt de l'ange gardien de la maison Flemens.
Organiser le trajet avait été toute une affaire. Fort heureusement, en trois siècles d'existence, le prédateur avait des moyens bien à lui de voyager d'une citée à l'autre sans être inquiété.
Le trajet de retour à Nexus était d'une banalité affligeante pour le conseiller fiscal de Georges. Celui-ci regardait par la fenêtre de la voiture la forêt que traversait sa diligence. L'obscurité régnait à l'intérieur du véhicule, lui permettant de mieux apprécier les silhouettes des arbres rendues sinistres et inquiétantes par l'obscurité.
C'est alors que plusieurs choses se déroulèrent en même temps. Une odeur de sang animal parvint aux narines du vampire, les chevaux formant l'attelage de la diligence hennirent, voulurent faire un écart et l'ange gardien de la famille Flemens aperçut une silhouette féminine et hagarde déambuler comme une somnambule entre les arbres de la forêt.
Immédiatement, le prédateur donna le signal de l'arrêt à son cocher en frappant trois coups sur la cloison séparant le compartiment passager du siège du conducteur. La diligence s'arrêta immédiatement et le vampire sortit dans l'obscurité de la forêt.
«Monsieur, il est près de minuit. Nous ne pouvons pas...»
«FERME TA GUEULE!»
Le conseiller fiscal de la maison Flemens avait l'apparence d'un jeune garçon de tout juste seize ans révolu, au teint pâle et au cheveux blonds. Ses yeux d'un vert profond, semblable à celui de l'émeraude, scrutaient les profondeurs de la nuit tandis que ses autres sens étaient submergés par les bruits de la forêt. Il portait un costume noir d'une impeccable propreté qui aurait d'avantage convenu à la ville. Le col de son costume laissait voir une chemise blanche et une cravate bleu nuit. À cette dernière était agrafée un médaille auquel était serti une émeraude grosse comme un œuf de pigeon. Le bijou était parfaitement assorti aux yeux du prédateur.
Le protecteur de la maison Flemens huma l'air et se laissa guider par le fumet du sang animal se mêlant à la terre. Une odeur métallique promettant un repas...sans la moindre saveur.
Le cocher voulut intervenir une dernière fois.
«Monsieur, ce n'est pas ce qui était prévu...»
«FERME TA GUEULE J'T'AI DIT !»
Une nouvelle fois, le cocher se tût, préférant ne pas provoquer d'avantage l'ire du vampire.
Le conseiller fiscal de la maison Flemens s'éloigna de la route pour s'enfoncer dans la forêt, se laissant guider par ses sens. Il ne tarda pas à trouver ce qu'il cherchait : Un lièvre bien gras, drainé d'une bonne partie de son sang, la gorge percé de trous qui ne laissait aucun doute sur la nature de leur propriétaire. Un vampire hantait ces bois et avait visiblement trop peur pour s'approcher de Nexus.
La réaction de l'ange gardien de Georges ne se fit pas attendre :
«LE LAPIIIIIIIIIIIIIIIIIIN! LE GENTIL LAPIN! »
Le hurlement du monstre exprimait toute sa colère et son indignation devant la mort abjecte du lagomorphe.
- Pars, sale fou ! Ne me gêne pas lors de mes repas, sinon...
Le vampire détourna son attention du cadavre du lapin. Une voix venait de le faire sursauter en le traitant de sale fou. Sale fou ? Sale fou, vraiment ? Personne n'avait jamais osé le traiter de fou en le regardant bien en face. Il se tourna donc vers la source de la voix en prenant son air le plus scrogneugneu, les bras légèrement écartés et les poings serrés. Il prit une très grande inspiration, bien qu'il n'en eut pas besoin, avant de répliquer :
« C'EST CELUI QUI L'DIT QUI L'EST ! »
Alors il vit une silhouette féminine, ramassée sur elle-même, marchant à quatre pattes avec des airs de prédateurs. Le vampire écarquilla les yeux, la bouche légèrement entrouverte.
«Hein ?»
Alors une brindille craqua quelque part. Un bruit sec qui raisonna fortement sous la canopée épaisse des arbres de la sombre forêt. Ce craquement eut pour effet de faire réagir le conseiller fiscal de la maison Flemens. Celui-ci pointa son index droit sur la silhouette qui avançait vers lui pour se mettre à hurler.
«AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHH !»
La voix aiguë du vampire avait vraiment quelque chose de désagréable à entendre et son hurlement se prolongea pendant un moment. Au moins, une minute. Une minute durant laquelle son hurlement ne fit que croître en intensité sans jamais s'arrêter. Le vampire hurlait. Il était légèrement penché en avant, la bouche grande ouverte et les crocs bien en évidence.
Le hurlement s'arrêta aussi soudainement qu'il avait démarré. Mais dans le silence qui suivit, le conseiller fiscal de la maison Flemens se mit à pouffer. Ses épaules tressautaient tandis qu'il semblait faire tout son possible pour retenir un fou rire. Cependant, celui-ci ne tarda pas à venir. Le vampire sans nom n'avait jamais vraiment appris à retenir ses émotions en trois siècles d'existence.
« BWUHAHAHAHAHAHAHA ! »
Le conseiller fiscal avait rejeté sa tête en arrière. Son index droit était toujours pointé vers la jeune sang-froid tandis qu'il plaquait sa main gauche sur son ventre.
Oh OH OH ! AAAaaah ! AAAAAAAAAAAHAHAHAHAHA ! OH QUE C'EST TROP DRÔLE ! »
Le vampire se plia soudain en deux, laissant libre cours à son hilarité. Des larmes de sang se mirent à couler sur ses joues.