Le Grand Jeu
Plan de Terra => Les contrées du Chaos => Les terres sauvages => Discussion démarrée par: Le Maître le mercredi 30 avril 2014, 21:21:59
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Toute activité professionnelle, même la plus épanouissante, possède au moins deux facettes distinctes : une facette agréable, et une facette moins agréable, dite « facette pénible ». Malheureusement, la gestion du Donjon n’échappe pas à cette règle. C’est un des aspects de la gestion, justement, qui est moins agréable : la comptabilité. Bon, d’accord, la paperasse, elle n’est pas très volumineuse : c’est l’avantage de travailler en dehors de toute forme d’état. Je n’ai pas non-plus de compte à rendre à un patron, puisque foncièrement, je travaille pour moi-même. Mais en fait si, la chose est bien cachée, je me dois des comptes à moi-même. Qui pensera à ma retraite, si ce n’est moi-même, je vous le demande ?
Je pourrais écrire un ouvrage intéressant sur comment bien gérer ses réserves d’or au sein d’un établissement comme le Donjon. Il y a plusieurs types de créatures : celles qui restent parce qu’elles sont trop stupides pour partir (les monstres) ; parce que leur vie est ici (les tribus des montagnes) ; ou parce qu’elles ont un intérêt spécial à disposer d’aventuriers captifs (le vampire du deuxième sous-sol). Mais il y a également une catégorie de créatures qui sont seulement cupides (et généralement un peu méchantes aussi). Celles-là, il faut les payer régulièrement, et bien, sinon elles font grise mine. Du coup, je dois empiéter sur les fonds propres du Donjon, et si le chiffre d’affaire est inférieur aux pertes... le tas d’or sur lequel je suis assis décroît. Vous voyez le tableau ?
Bien sûr, je ne peux pas tolérer que mon tas d’or décroisse. Mais les affaires n’ont pas été très bonnes ces derniers temps, alors j’ai du réduire substantiellement les salaires. Ce qui fait que, naturellement, le Donjon est un peu moins bien garni que d’habitude. Pour tout vous avouer, c’est même carrément la cata, en ce moment. J’en suis à regarder les groupes de pilleurs que j’ai envoyés, à travers ma boule de cristal, avec avidité.
J’observe une horde en particulier, qui reviennent justement vers le Donjon. Il s’agit d’une quinzaine de gobelins d’un genre particulier, que l’on appelle « dekanters ». Au départ, ce sont des gobelins normaux, et pas très beaux. Puis on utilise un sortilège trouvé dans un vieux livre sous une commode. Quelques sacrifices d’êtres conscients, deux trois... dizaines de ratés, et les gobelins se transforment. Leur tête s’allonge, leur corps grossi. Ils sont toujours aussi nabots, mais beaucoup plus massifs. Leur peau vire au rouge, et une corne du plus bel effet leur pousse sur le museau.
Je les aime bien, parce qu’ils ressemblent un peu à des dragons miniatures... ils ne leur font pas honneur, mais ça me rappelle mon enfance. Mon frère ressemblait un peu à un de ces sales dekanters. Je me suis toujours dit que j’aurais le pouvoir sur lui, un jour. Bien, maintenant, j’en ai sur les dekanters. C’est mieux que rien.
Ils marchent de la façon suivante : un éclaireur, trois à l’avant-garde, huit qui tirent les chariots, et trois qui ferment la marche. Une remarquable organisation pour des gobelins. Sans compter que pour ce qui est de marcher, ils sont plus endurants que la moyenne. En revanche, ils ont une tendance au cannibalisme - le terme exact est anthropophagie - plus marquée que chez les autres sous-espèces de gobelinoïdes. Je ne me l’explique pas, et je les laisse faire. Tout le monde sait que ce n’est pas vraiment un défaut.
Ils me rapportent de l’or, des vivres, des jeunes femmes. Tout cela, ça vient d’un petit village à trente kilomètres d’ici. Un village qui avait oublié de payé la taxe... ou dont j’ai perdu le nom dans les registres. Cela ne fait rien. Dans les cages, je regarde les jolies proies résignées. Il y en a une demi-douzaine. Mes gobelins ont pour consigne de ne prendre que les plus jolies. Je peux ensuite en tirer de bons prix sur le marché aux esclaves, du moins quand elles ne sont pas trop abîmées. C’est une activité annexe, oui, je sais, ce n’est pas particulièrement glorieux. Si ça peut vous rassurer, je ne vais pas moi-même les vendre à la crier. C’est un butin presque comme un autre.
Je me demande ce qui arriverait si un aventurier se pointait à ce moment précis. Cela n’a pas beaucoup de chance d’arriver, bien sûr. Cela fait plus d’une semaine que je n’ai rien vu de tel. Selon mes prévisions, les premiers devraient arriver, en réaction aux vagues de pillage, dans deux jours au mieux. Des grands dadais envoyés par un prince qui ne veut pas y aller lui-même, ou des croquants vengeurs. Il y a toujours quelques pressés, cependant.
Il est d’abord nécessaire pour eux de traverser la forêt. Les dangers ne sont pas aussi nombreux qu’on pourrait le croire, même si quelques unes de mes tribus rôdent toujours. Les autres types de bandits n’existent pas dans mon périmètre. Ils sont mauvais pour le business. Je les fais partir. Le chemin du Donjon n’est pas ensuite difficile à trouver : les sentiers de terre, les traces de pas et de chariots y convergent. De plus, il dépasse sensiblement la hauteur des arbres. Ça n’a rien d’étonnant en soi : je l’ai conçu pour qu’il saute aux yeux des aventuriers comme un nez au milieu du visage. Est-ce qu’un nez saute ?! Je n’en sais rien. Je n’ai pas de nez.
Une fois le voyage fait, les aventuriers voient toujours la même chose : une grande tour, le Donjon en personne. Il y a une fenêtre unique, à quatre mètres du sol, mais surtout une porte en bois. Cette dernière n’est même pas fermée, c’est dire. Lorsqu’on l’ouvre, une odeur assez infecte s’en dégage. C’est le ménage. Le ménage n’a pas été fait depuis longtemps. Mes employés n’ont aucun sens de la propreté.
C’est une grande salle ronde, le vestibule, qui s’offre alors. La déco est très tribale : tout en pierre brute. Dans le fond, il y a un trou qui sent plus mauvais que le reste. Je vous déconseille d’y tomber. Il est d’un usage sanitaire. Les restes d’un campement, avec un peu de paille et quelques vieux restes. Sinon, rien que du très normal. Il y a du sang séché un peu partout, et surtout, des morceaux de chair. Attention, pas de corps entiers. Juste des bras, des doigts, et d’autres masses plus difficilement identifiables d’un rouge terne. Pourtant, il ne paraît rien y avoir de dangereux. Avant, c’était un ogre qui me servait de portier. Depuis, il est parti, et personne n’a voulu prendre sa place... pas que c’en soit une facile... Mais tout-de-même, je ne suis pas aidé.
Puis du côté opposé au camp, il y a deux portes identiques, noires. Elles ne sont pas non-plus closes. Je n’ai vraiment plus beaucoup de monstres disponibles. Je vais devoir innover un peu.
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Alors que le Maître regardait dans sa boule de cristal, celle-ci lui montra une scène qui, vraisemblablement, n’allait pas lui plaire. Lancés à la poursuite du groupe de pillards, deux cavaliers apparurent. Ce n’était pas de fiers chevaliers montés sur de lourds destriers et couverts d’acier rutilant. Non, ces aventuriers-ci, car ce ne pouvait être que des aventuriers, chevauchaient des poneys. Quoi de plus normal puisque c’était tout deux des Terranides à la taille fort modeste. A les voir ainsi, ils n’impressionnaient guère. Pourtant, ils ne manquaient pas d’efficacité. L’un sauta à terre, dégaina une épée et se rua au combat. Sa lame luisait d’une immaculée blancheur. Elle était forcément magique. Le guerrier tuait vite et avec style. Son compagnon, demeuré en selle, lança avec une grande adresse ses couteaux de jet. En relativement peu de temps, les gobelins cornus étaient mis en déroute et leur précieux chargement, perdu au profit de l’héroïque duo. Celui-ci ne s’arrêta pas en si bon chemin. Sitôt les captives libérées, ils poursuivirent en direction du donjon.
« C’est cette tour, aucun doute. Elle correspond parfaitement à la descriptions des villageois. »
« Le fameux Donjon... promesse de gloire et de richesse... Un sujet idéal pour ma nouvelle chanson. »
« Je ne suis pas là pour l’or, Réem. »
« Je sais, Wilem. Tu es là pour le tyran et c’est d’autant plus noble. »
La grise tour s’approchait au rythme des poneys. D’instant en instant, elle grandissait, menaçante et si peu discrète.
« Tu es toujours sûr de vouloir m’accompagner Réem ? Tu es habiles avec tes poignards, mais une fois dans le donjon, on croisera des monstres digne de ce nom, des pièges aussi. »
« Tu voudrais que je manque cette formidable aventure ? Hors de question, je viens ! »
Les deux compagnons, maintenant au pied de l’édifice, démontèrent. D’une petite claque sur le flanc, leurs bêtes s’en retournèrent au petit trot là d’où elles étaient venues. Wilem considéra la porte. C’était un chat blanc à fière allure, malgré le fait qu’il soit très animalisé. Haut d’un mètre trente, la silhouette élancée, le regard azuré, il était vêtu pour le combat. Des bottes, des gants, des braies épaisses, une cotte de mailles, une cape de voyage, le tout de couleurs assez clairs. Dans son dos, il y avait son sac et sa fameuse épée qu’il prit en main de nouveau. Un humain le trouverait mignon mais farouche.
« Bon, et bien, c’est parti. »
Il entra, prêt à en découdre, mais il n’y avait personne.
« Sympa le spectacle. »
Réem venait de le rejoindre. Lui, c’était une souris brune, tout aussi velue que son compère. Il était plus petit d’une dizaine de centimètres et avait des yeux verts plein de malice. Il avait moins de muscles, plus de gras sans être gros. Contrairement au félin, sa queue était visible. Elle était fine et souple. Chaussé de souliers, il portait un pantalon et une ample tunique de toile, ainsi qu’un chapeau avec une plume. Tuniques et chapeau étaient assortis à ses yeux. En bandoulière, sa lyre. A la ceinture, ses couteaux de jet. Sur l’épaule, son sac. Un humain le trouverait mignon et... mignon.
« Le Maître ne perd rien pour attendre ! Il va payer pour ses crimes ! Continuons ! »
« Là, deux portes. Elles sont pareilles. »
« Allons à gauche. »
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Des aventuriers, je crois en avoir rencontré de toutes sortes. J’en ai vu des laids, des beaux, des solides et des intelligents. Les soldats, les maîtres d’armes, ne sont le plus souvent pas un problème, car quel que soit leur puissance, il est souvent possible de les berner avec quelques tours de magie à laquelle ils n’entendent rien. Le plus dangereux, évidemment, c’est quand il y a dans le lot un sorcier capable de comprendre mes artifices. C’est tout un art de ne pas rendre ses plans trop aisés à décrypter pour l’un de ses collègues. Il est nécessaire d’inverser des processus classiques, et parfois, faire du compliqué avec ce qui ne l’est pas, dans le seul but de rendre les formules plus illisibles. C’est au risque de se perdre soi-même dans ses propres enchantements. Souvent cela devient un calvaire.
C’est pour cela que je n’aime pas quand d’autres profanes viennent mettre le pied dans mes intérieurs. Cela me donne envie de les transformer en blattes, de leur arracher les pattes une par une, puis ensuite... Pourquoi voulais-je les changer en cafards, déjà ? Bien, je crois que je m’égare.
Ah, tout-de-même : je suis très énervé. C’est la première fois que mon escouade de dekanters est mise à mal par des adversaires aussi petits qu’eux. D’habitude, de toute façon, mes convois ne sont pas attaqués, car l’on me manifeste un minimum de respect. Ce duo d’aventurier n’a pas beaucoup de respect pour les choses plus orchestrées. Ils étaient si proches, mes pauvres petits dekanters... si proches que j’avais déjà inscrit ces bénéfices là dans mes comptes. Je soupire et prends une grande plume : je griffonne rageusement à l’encre noire la ligne correspondante sur le registre. Je déteste à avoir à faire de nouveaux calculs.
Au moins, je les vois approcher. Cela aurait pu être pire : ils auraient pu se contenter de me piller et de s’enfuir. Mon estime envers eux remonte un peu, pourtant, il n’y a vraiment pas de quoi. Ce sont deux méprisables mammifères que l’on ne soupçonnerait même pas de pouvoir prendre les armes. Je me demande de quel royaume ils sont originaires. Il pourrait être déstabilisant pour de futurs aventuriers d’être attaqués par un groupe de ces petites bêtes qui leur paraîtraient pourtant si mignonnes... En premier lieu, je lorgne surtout sur l’épée magique du chevalier félin. Je suis incapable d’estimer sa puissance sans être directement en sa présence, mais pour permettre à un si petit être une telle puissance, elle ne doit pas être inintéressante.
Ils entrent : je les observe. En temps normal, je ne supervise pas d’aussi près une exploration, toutefois, nous ne sommes pas en temps normal. Ils prennent à gauche. Je suis soulagé. La salle de droite sert de passage pour éviter celle de gauche : elle n’est pas sans danger, mais ce qui se trouve dans l’autre est absolument incontrôlable. Heureusement, c’est incapable de passer une porte. C’est aussi pour cela que ça se trouve aussi près dans le Donjon : l’amener trop loin était trop dangereux. L’on y passe le moins souvent possible.
Les doigts du chat tournent la poignée, qui est entièrement faite d’un bois ancien mais solide. Celle-ci n’est pas fermée, comme je l’ai dit. Toutefois, le mécanisme est un peu difficile à pousser. L’intérieur est noir, mais si l’on sait y faire et qu’on l’éclair, on en voit bien vite la cause : de l’autre côté s’étend une toile épaisse.
Le simple fait d’avoir poussé la porte a déjà crée une vibration dans le complexe enchevêtrement des fils. C’est à ce moment qu’à lieu l’épreuve de bravoure : nombre d’aventuriers referment précipitamment et préfèrent tenter la deuxième voie.
Ma créature attend, dans l’obscurité, et là où on ne l’attend pas forcément : accrochée au plafond. Elle n’aime pas particulièrement la lumière, mais pas au point d’être repoussée par une trop forte luminosité. Ses yeux sont de toute façon presque atrophiés. Elle se repère presque uniquement grâce à des organes analogues à des oreilles, qui lui permettent de ressentir les variations dans l’air... et dans sa toile. En dehors de ce milieu, elle est beaucoup moins dangereuse.
Elle n’attend pas longtemps, avant d’attaquer, cependant. Si quelqu’un entre, elle ne tarde pas à profiter de son effet de surprise. Pourtant, elle ne se jette pas immédiatement sur lui. D’abord, elle tente depuis les hauteurs de lui cracher un généreux jet d’un liquide qu’elle secrète dans ce qui lui sert d’estomac. Il ressemble à celui des créatures que l’on nomme oxydeurs. C’est un fluide presque absolument inoffensif pour les formes de vie traditionnelles (je ne vous conseille cependant pas d’en boire avec vos céréales, et il pique un peu les yeux). En revanche, il est extrêmement agressif pour tous les métaux, qu’il fait rouiller, puis dissout complètement. Il attaque avec beaucoup moins d’efficacité les objets renfermant une certaine magie, car leur aura à tendance à les en protéger. Il n’y a cependant rien de tel pour mettre un paladin à nu !
Pour elle, il faut voir cela comme un avantage évolutif : dans les plans démoniaques d’où elle vient, la moindre proie est cuirassée d’acier sombre. Sans toutes ces fantaisies, la plupart sont ensuite beaucoup plus faciles à digérer. Ce n’est qu’après leur avoir vomi dessus qu’elle montre son vrai visage, et tente de les étriper de ses huit pattes au bout desquelles repose une paire de crochets. Elle essaie aussi de les mordre -c’est bien naturel- et ses mandibules ne font pas de cadeau, même si elles font rarement dans la précision. En fait, incapable d’atteindre des cibles trop mouvantes, elle tente de les faire paniquer, et de les pousser dans sa toile incroyablement gluante.
Vous l’aurez compris j’espère : ma créature est une araignée. Une jolie araignée géante, d’un rouge terne, à l’épiderme lisse et chitineux. Le reste de la pièce, rectangulaire et au plafond barré de grandes poutres diagonales, en bois, est là aussi assez fruste. Là aussi, des morceaux d’os, témoignage de quelques victimes anciennes, et des traces brunes sur le sol. Il y a aussi une sorte de cocon de toile, d’une taille à peu près humaine... c’est à se demander ce qu’il peut renfermer. Je ne suis pas sûr de le savoir, mais ce sera sûrement le cas bientôt.
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Wilem tourna la poignée, poussa, la porte résista. Il poussa plus fort, le vantail céda, dévoilant une salle plongée dans le noir. Le félin s’avança, circonspect. Son épée de lumière repoussait les ténèbres. La toile apparut. L’instant d’après, le guerrier comprenait.
« Araignée ! »
Il plongea en avant, effectua une roulade, se releva. Là où il se tenait, une seconde plus tôt, un jet de liquide s’abattait.
« En l’air ! Il y en a peut-être plusieurs ! »
Wilem était réactif, très réactif, plus qu’un homme ne pouvait l’être. Cela compensait amplement sa force modeste. Réem, quant à lui, était sur le seuil, un poignard dans chaque main. Il se recula d’un pas pour ne pas être touché par le fluide.
« Une araignée ? Les rimes en "é" sont faciles à trouver. Mon premier couplet sera vite écrit. »
Ni le chat, ni la souris n’avaient l’air effrayé. Le premier, très concentré, aperçut enfin le monstre.
« Une araignée géante ! Elle arrive, je crois qu’il n’y en a qu’une. »
« Géante ? Hum, ça change la donne. Les rimes en "ante" sont moins courantes. Fichtre, j’en ai déjà une ! Géante... courante... Est-ce qu’elle court cette araignée ? »
« Dis, Réem, si tu viens avec moi, c’est pour m’aider, pas pour papoter ! »
« Mille pardons. J’arrive ! »
Toutefois, le félin n’avait pas besoin d’aide. L’araignée l’attaquait avec ses longues pattes, cherchant à le faire reculer. Il esquivait, contournait, gracieux dans ses mouvements. Puis, d’un geste précis, sa lame décrivit un arc de cercle redoutable. Voilà une patte sectionnée. Puis une autre. Et encore une autre. Le chat s’approcha, frappa d’estoc. Le monstre poussa une plainte aigüe. Sa blessure n’était rien en comparaison de la suivante. L’arme magique tranchait comme dans du beure. Et le combat fut bien vite réglée. Réem n’avait même pas lancé un seul poignard. Il sauta par-dessus la flaque de liquide et observa de près la dépouille de l’arachnide. Il plaisanta :
« La prochaine fois, laisse-moi le temps d’intervenir. Moi-aussi je veux un rôle dans ma chanson ! »
« J’y penserai. Mais la prochaine fois, tape avant et palabre après. »
« J’y penserai. »
Les deux Terranides échangèrent un sourire. A les voir agir ainsi, on pouvait les croire dans un bourg tranquille et non pas dans un redoutable donjon. Wilem vérifia s’il n’y avait pas d’autre ennemi. Il remarqua le gros cocon.
« A mon avis, il y a un cadavre là-dedans. »
« On va quand même jeter un coup d’œil. Tiens-toi prêt à une mauvaise surprise. »
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D’accord, je suis un peu perplexe : ils en ont fini avec mon araignée plus vite que je ne l’aurais cru. Cela a au moins le mérite de m’apprendre que je ne dois pas trop compter sur l’effet de surprise sur ce coup là. Du moins lorsque celui-ci fait appel aux réflexes de mes futures victimes. C’est dommage, car une bonne moitié des dangers du Donjon y font appel. Cela m’aurait étonné qu’ils y restent. Il n’est pas rare que des combattants arrivent et échouent déjà ici... mais même si la chose n’est pas vraiment rare, elle n’est pas non-plus de l’envergure que j’avais estimée pour eux. Toutefois, j’aurais espéré que ces deux là perdent un peu de leur trop plein d’équipement. Tant pis. Après tout, moi, je n’y laisse pas d’écaille.
Le cocon, la belle affaire, je l’avais presque oublié. Il n’est pas toujours bon de fouiller partout... pourtant, c’est ce que font une écrasante majorité d’aventuriers. Ils ont de la chance, je ne me souviens pas qu’il renferme quelque-chose de dangereux ; enfin, pas d’excessivement dangereux. Ils ont tôt fait de trancher la toile gluante, et c’est presque un miracle qu’ils n’entaillent pas le quelque-chose à l’intérieur. Le quelque-chose, en fait, c’est plutôt un quelqu’un.
-Gasp ! Vous êtes un chat ! piaille la voix aussitôt que ses paupières s’ouvrent.
Devant eux il y a la forme encore recroquevillée d’un petit individu. C’est une terranide, toutefois un peu plus grande qu’eux, l’épiderme recouvert d’un plumage blanc poisseux. D’abord il est possible de la prendre pour un mâle, mais la légère courbe de sa poitrine, et sa voix haut perchée détrompe vite. En effet, elle tient de la poule, mais moins que les deux compères, et en dehors de son duvet, seules ses mains et ses pattes sont également altérées, ressemblant à des ergots. Elle possède même une chevelure rousse, mi-longue, elle aussi engluée. Ses petits yeux verts la font à la fois paraître effrayée et attentive.
Elle tente de reculer précipitamment... en se retournant, elle vient se coller de nouveau contre la soie arachnéenne. Elle se débat un peu, et s’exclame, paniquée :
-Laissez-moi, laissez-moi !
Tentant de regarder tout autour d’elle pour trouver une porte de sortie, elle tombe sur le souriceau. Cela paraît la rassurer, et elle cesse de s’agiter.
-D’accord. Vous aviez déjà entendu dire que les araignées mangeaient les oiseaux, vous ? J’avais des raisons de me méfier des chats ?
Avec un effort manifeste et au prix de quelques plumes, elle arrache les fils qui retiennent sa patte, et semble chercher quelque-chose à sa ceinture. Toutefois, elle ne le trouve pas et relève la tête.
-J’avais un poignard, ici...
Sa tenue est celle d’une aventurière : une armure de cuir lui recouvre le buste, alors que ses jambes, elles, sont seulement camouflées par une jupe grise relevée au-dessus du genou. Elle porte encore une escarcelle, mais ne paraît plus avoir en sa possession aucun objet métallique.
-Je m’appelle Cochette. Puis-je avoir le nom de mes sauveurs ?
Dans son dos, il y a également un arc qui paraît brisé en plusieurs endroits. De toute façon, il manque les pointes à toutes ses flèches. Elle les regarde et fronce les sourcils, dépitée.
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« Tu vois, tu es trop pessimiste. Il est très vif ce cadavre. »
« Je le concède, j’ai une certaine affection pour le tragique. Ça fait de si belles chansons ! Mais l’épic, c’est bien aussi. En tout cas, cette aventure ne pourrait mieux débuter ! Un monstre abattu, une demoiselle sauvée, le Maître doit enrager ! »
Le chat et la souris mirent là un terme à leurs commentaires. Faisant face à celle qu’il venait de libérer du cocon, ils entreprirent de la saluer. Le félin s’appuyait désormais nonchalamment sur son épée de lumière. Tant de talents n’allaient pas sans un peu d’orgueil. Sa queue en panache se faufila hors des plis de sa cape. Il fit les présentations.
« Je suis Wilem et cet incorrigible bavard, c’est Réem, mon compagnon. »
La souris laissa brièvement courir ses doigts sur les cordes de sa lyre. Quelques douces notes s’en échappèrent. Après, le petit terranide déclara, tout sourire :
« Je suis barde et lui, c’est un héros. Je ne veux pas perdre une miette de ses exploits ! Bientôt, il sera célèbre, pour sûr ! »
« Heu, n’en fais pas trop Réem. Je vais plus savoir où me mettre. Donne plutôt l’un de tes couteaux à Cochette, qu’elle est au moins de quoi se défendre. »
La souris s’exécuta, non sans pouvoir s’empêcher de jouer habilement avec le poignard avant de le céder. Le chat abandonna sa pause, désormais prêt à poursuivre sa route. Il ajouta à l’intention de l’aventurière.
« Vous devriez partir d’ici. La voie est libre pour l’instant. »
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La jeune femme regarde le chat, aussi admirative qu’elle était terrifiée quelques secondes plus tôt. On peut presque voir des étoiles briller dans ses yeux lorsqu’elle contemple la cape agitée par la majestueuse queue blanche. Je ne vois vraiment pas ce qu’elle lui trouve, à ce félin. Elle doit aimer les toutes petites choses sans panache.
-Attendez ! elle proteste. Je ne peux pas vous laisser seul. J’ai une dette envers vous, à présent. Puis, j’ai des comptes à régler avec le Maître, maintenant, moi aussi.
Elle saisit le couteau qu’on lui envoie, et s’en sert habilement pour se défaire des derniers fragments de soie qui la retiennent sur place. Sa main est experte : il est manifeste qu’elle possède une certaine expérience avec ce genre d’instrument. Elle adresse un sourire à l’ancien propriétaire de la dague, et glisse ensuite l’objet tranchant à sa ceinture.
-Si vous le cherchez, je peux vous aider ! J’ai traversé une bonne partie du Donjon avant de me retrouver ici... je ne sais pas tellement comment, d’ailleurs. Vous n’avez pas l’air très fatigués, alors je suppose que l’on est pas très éloignés de l’entrée ? Je m’étais pourtant engouffrée bien plus loin... On peut s’y perdre des jours entiers si on ne sait pas par où aller, c’est un vrai labyrinthe.
Moi, je sais très bien comment elle a pu se retrouver ici. C’est qu’il y a quelques salles disposés de manière astucieuses, rigoureusement identiques... à ceci près qu’elles sont situées à des endroits complètements différents du Donjon. Lorsque l’on pénètre dans l’une d’entre-elle, on est téléporté quelques secondes plus tard dans une des jumelles, et ce, le plus souvent sans s’en rendre compte. Il y en a justement une comme celle-là juste au-dessus d’eux.
-Je suis arrivé par là, je crois. Mais je crois que ça pourrait être dangereux.
Elle pointe du doigt un trou circulaire dans le plafond. Rien ne paraît permettre d’y accéder, hormis peut-être une escalade sur la toile. Elle fait quelques pas sur le côté, et observe puis approche d’un mur. Elle se baisse, et ses griffes aviaires semblent arriver sur un relief particulier. Elle pousse un petit cri victorieux quand elle parvient à soulever la pierre... qui n’est en fait à cet endroit qu’une imitation en bois léger. Le faux-fond révèle une petite ouverture, qui ne fait pas plus de soixante centimètres de haut et à peine plus de large.
-Il y a des galeries comme celles-là un peu partout dans le Donjon. Elles servent au voyage de petites créatures que j’ai déjà rencontrées. Cela ne craint rien, elles s’enfuient au moindre bruit.
Les créatures en question, ce sont des kobolds nains dont j’ai moi-même crée la lignée. Moins d’un demi-mètre de haut, mais une intelligence vive et des petites pattes rapides. Parfaits pour m’apporter le thé, et surtout pour remettre en état les pièges aux quatre coins du Donjon. Malheureusement, les autres résidents ne les aiment pas trop, et certains essaient même de les dévorer. C’est pourquoi il leur faut des locaux spéciaux, et un moyen sûr de voyager sans péril. J’avoue ne pas avoir tellement prévu jusqu’à une date récente que des aventuriers seraient assez petits pour s’y engouffrer.
-Voulez-vous essayer par là ? Nous pourrions nous déplacer en un clin d’œil.
S’ils acceptent, alors ils se retrouveront dans cet étroit tunnel tapissé de pierre, encore plus sombre que le reste de ma demeure. Il tourne de nombreuses fois, suivant la forme des murs. Puis après quelques bifurcations supplémentaires il s’enfonce dans les boyaux. Cela sent le renfermé, et il y a très peu d’oxygène. De temps en temps, une irrégularité de relief peut venir frapper le front de celui qui ne s’y attend pas.
Ici et là, des pas lourds se feront entendre, comme si quelque-chose marchait au-dessus des têtes. Enfin, ils ne devraient pas tarder à croiser un kobold nain. Sauf que ce kobold nain là portera une petite arbalète, et pour démentir sa réputation de créature inoffensive, il n’hésitera pas à leur tirer dessus avant de s’enfuir en courant. Les kobolds voient dans le noir, eux.
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Les deux compères écoutèrent avec attention Cochette, tout autant qu’ils l’observèrent. Wilem, enthousiaste, finit par déclarer :
« Et moi qui à la base devait me lancer seul dans cette histoire. Je trouve un barde et maintenant, un guide ! J’imagine qu’il faut le prendre comme un signe du destin ! »
Il se tourna vers Réem et le désigna du doigt.
« Tu mettras ça dans ta chanson, hein ? »
« Mais oui, mais oui, j’y compte bien. »
La souris prit un ton théâtral et déclama :
« Solitaire il était. Cent ils arrivèrent ! »
Puis, plus sérieusement :
« Bon, on en est pas encore là. Mais rien n’est impossible ! Surtout que ce Donjon semble plein de surprise. Je suis curieux de découvrir la suite. »
« Cochette, bienvenue dans l’équipe en tout cas. On va passer par ce tunnel. »
Il s’en approcha et éclaira les premiers mètres avec la lumière de sa lame magique. Ensuite, il se mit à quatre pattes et franchit l’étroite ouverture. Réem suivit. Dès que la demoiselle fit de même, ils purent débuter leur progression. Mieux valait désormais ne pas être claustrophobe car il était difficile d’échapper à l’impression d’étouffement. Le guerrier retrouva tout son sérieux, toute sa concentration. Le barde ne changea pas tellement d’attitude.
« Vous entendez ? Des bruits de pas ! Ça a l’air gros ! Ho, ce que c’est excitant ! Ma chanson va être géniale ! »
« Hai ! »
« Quoi ? Un problème ? »
« Non, rien. Je me suis cogné. »
« Et le héros se fit une bosse ! »
« Attends... Arrête de parler. Je crois que quelque chose vient. »
« Sûrement une de ces bestioles froussardes. »
L’instant d’après, un carreau siffla aux oreilles des Terranides. Wilem se stoppa net. Réem lui rentra dedans.
« Elles étaient pas sensés nous attaquer ces bestioles froussardes ! Personne n’a été touché ? »
« Moi, ça va. La seule chose qui m’a touché, c’est ton postérieur. »
« Cochette, on doit pas s’éterniser ici. Guide-nous vers une sortie. »
Effectivement, pas facile de se battre à quatre pattes dans un lieu aussi exigu. Heureusement que l’arbalétrier, qui avait lâchement prit la fuite, visait aussi bien qu’il était grand. Ce ne serait peut-être pas le cas de tous ses semblables. Et mieux valait espérer qu’il n’y avait pas pire que ces lutins par ici.
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J’ai l’impression de jouer de malchance ! Comment puis-je tolérer des collaborateurs -excusez-moi : des larbins- atteignant un tel niveau d’incompétence ? D’accord, ils n’ont pas l’habitude de tirer à l’arbalète, ou de se battre en général, mais tout-de-même. Je n’aurais jamais cru qu’il aurait été seulement possible de rater trois personnes l’une derrière l’autre dans un tunnel aussi petit. Le pire, c’est que je n’ai même pas le choix ! Les kobolds sont à peu près les seuls serviteurs maniables et flexibles que je possède encore en abondance. Je vais être obligé de continuer à les utiliser, malgré leur maladresse crasse. Je m’en mords déjà les griffes.
Ils vont chercher à sortir des tunnels, à présent. Ce n’est pas difficile, si on est attentif, on peut repérer à certains endroit de discrets rais de lumières, qui correspondent à autant de trappes dissimulées dans les murs. Chacune permet l’accès à une pièce, et la plupart des pièces sont accessibles de cette manière.
-Cette pièce là a l’air d’être vide ! déclare Cochette en soulevant savamment une plaque de bois. Venez !
Elle s’y engouffre en premier, se glissant dans une salle dont le sol est fait d’un parquet assez haut de gamme, quoique poussiéreux. Les lattes sont susceptibles de grincer un peu, mais les aventuriers sont un peu trop léger pour que ce soit notable. L’endroit est parcouru d’étagères assez hautes, entièrement remplies de livres de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs.
C’est ma bibliothèque secondaire, j’y mets les livres que je ne consulte presque jamais. En général, il s’agit de sujets futiles, ou de domaines magiques qui ne m’intéressent pas. Il y a aussi un certain nombre de volumes d’Histoire, en particulier celle des dragons. Quelques uns sont réellement intéressants, et écrits en langue commune, mais les plus érudits et les plus précieux sont écrits en draconique ou en infernal. Ce sont des dialectes assez peu répandus chez les mortels non-initiés et que, naturellement, je maîtrise parfaitement. Si je prenais le temps de les étudier, sans doute je trouverais la localisation d’une poignée d’artefacts oubliés.
-Oh, regardez là-bas ! Elles ne me disent rien qui vaillent, fait la jeune femme en pointant du doigt un couple de soldats de fer immobiles.
Il n’y a en effet qu’une seule issue, porte en bois, gardée par deux armures (un plastron, un casque intégral, typée XVe, vous voyez le genre ?) armées de hallebardes. Tant qu’on essaie pas de franchir la porte, ou qu’on ne les frappe pas, elles sont inanimées. Elles contiennent des squelettes blanchis.
En revanche, si l’on interfère, leur orbites se mettent à luire d’une discrète lueur rouge et elles se mettent à attaquer toute forme de vie dans l’enceinte de la bibliothèque. Le maniement de leur arme à deux mains est un peu lent, mais loin d’être inexpérimenté, et surtout, elles sont difficiles à endommager. En effet, même si une lame parvient à franchir leur cuirasse, elle sera le plus souvent confrontée à du vide, ou à un os indifférent. Il faut sacrément endommager leur carcasse pour que celle-ci s’arrête de bouger, une œuvre que des armes contondantes sont souvent les plus aptes à réaliser.
Enfin, il y a sur un des côtés un espace presque désert, dédié à la lecture. Il y repose sur un présentoir un énorme ouvrage laissé ouvert, particulièrement alléchant par l’épaisseur de sa couverture, sa reliure et ses nombreux rubans marque-pages dorés. L’une des pages laisse apparaître l’illustration dans des encres multicolores d’un dragon rouge, dans un style à la fois riche et flamboyant. Il est écrit en assez gros, au sommet, que l’on a affaire au « Manuscrit du savoir absolu ». En effet, le grimoire a l’air très consistant, mais le reste de ses caractères sont si petits que l’on a tendance à vouloir se pencher sur le papier pour parvenir à les lire.
C’est lorsqu’il sent une présence que le faux-manuel se transforme alors en piège. Il se referme ainsi avec la rapidité d’un piège à rat sur la tête (ou toute autre partie du corps malheureuse) qui tentait de le lire : pas de piques ou autres dents, juste une force suffisante pour fêler un crâne. Si la victime est toujours là (admettons qu’elle soit légèrement sonnée), le manuscrit continue, s’ouvrant et la frappant de nouveau frénétiquement jusqu’à ce qu’il ne demeure plus qu’une bouillie sanglante à la place de sa boîte à cerveau, ou que quelqu’un tire l’infortuné lecteur. Un moyen efficace de s’instruire.
Ah, et tout-de-même, si quelqu’un actionne le piège, les armures attaquent également. Il n’y a rien de tel pour priver une expédition de son sorcier sournois et trop curieux le temps d’un combat... voire définitivement, je vous le dis.
-
Il fallait l’avouer, le chat n’était pas mécontent de sortir du tunnel. Il avait eu de la chance, lui et ses compagnons, avec le coup d’arbalète. Privé de mobilité, incapable de combattre correctement, la situation aurait pu devenir délicate en cas de mauvaise rencontre. A présent, il se sentait mieux.
« Ho, une bibliothèque ! »
« Génial... sortons vite d’ici ! »
« Mais voyons Wilem, il y a parfois des trésors dans les livres. »
« Ça, c’est bien une remarque de barde. Personnellement, j’ai jamais aimé lire. »
Pour dire vrai, le félin était pratiquement illettré. Il savait compter, parce que c’était utile dans la vie de tous les jours, et il savait déchiffrer son nom, parce que c’était drôle. Il en allait autrement de la souris. Son regard se mit à pétiller... de convoitise ? Disons plutôt de curiosité.
« Laisse-moi juste jeter un coup d’œil ! Je serais pas long ! »
Disant cela, Réem s’élançait déjà entre les rayonnages. Ses yeux sautaient de titre en titre, d’ouvrage en ouvrage. Tant de sujets et si peu de temps, c’était un peu frustrant. Wilem croisa les bras et préféra examiner les armures. De sacrés morceaux celles-là.
« Je suis d’accord avec toi, Cauchette. Ça m’étonnerais qu’elles restent tranquillement à leur place. »
Le barde venait de s’immobiliser. Un gros livre à la couverture rouge sombre et à l’écriture dorée avait retenu son attention. "Histoire du Songe Noir" annonçait l’inscription en langue infernale. Etant disposé en hauteur, hors de portée du Terranide, celui-ci commença à escalader l’étagère. Sa main velue était sur le point de s’en saisir quand le félin s’impatienta.
« Réem, tu viens ? »
La souris stoppa net son geste. Il hésita encore une seconde avant de sauter au sol. Il remarqua le coin lecture, mais c’était trop tard. Un peu dépité, il rebroussa chemin.
« Il y a plein de trucs sur les dragons. »
Il se garda bien d’évoquer le Songe Noir. Pratiquement inconnu sur ce plan d’existence, il s’agissait d’une sorte d’utopie de sorcellerie, un fantasme de mage diabolique. Un parfait dément était à l’origine de ce fameux songe. Mais puisque c’était un maître en son art, même ses délires pouvaient renfermer des concepts magiques à fort potentiel. En tout cas, qu’un mignon barde à fourrure puisse s’intéresser à cela, c’était un peu étrange. Mais, après tout, peut-être ne savait-il pas déchiffrer l’infernal et qu’il avait juste été attiré par l’orgueilleuse apparence du livre. Oui, c’était sûrement ça.
Les aventuriers se dirigèrent vers la porte. Ce qui devait arriver arriva. Voilà les armures qui s’animaient.
« Tiens, comme c’était prévisible ! »
Une hallebarde fondit sur le chat. Il interposa son épée. Le chant de l’acier contre l’acier raisonna. Il y eut même quelques étincelles. Le coup avait été paré mais sa force avait fait reculer Wilem. La seconde armure prit pour cible Réem, qui s’éloigna promptement. Alors elle s’attaqua à Cauchette. Le félin riposta. Sa lame entailla la cuirasse, mais sans plus de résulta.
« Je suis pas sûr que lancer des couteaux contre ça soit très utile. »
« Les yeux brilles ! Vise les yeux ! »
La souris s’exécuta. Son poignard alla droit à son but.
« Ça marche pas ! L’armure s’en fou ! »
Le chat parait un second coup.
« Alors ok, puisque c’est comme ça, vous deux passez la porte ! Les armures sont lentes, on va se contenter de les éviter ! »
-
Évidemment, je sais bien que les armures sont rarement mortelles seules. Isolés, ce sont des outils d'assassinat assez médiocres pour tout vous dire. Il n'est pas difficile de les semer. Même un aventurier assez pataud doit être capable d'esquiver leurs coups précis mais ankylosés. Leur armure et leur nature même les empêche d'avoir des foulées rapides… alors ils font au moins des grands pas. Ça ne leur suffit pas à rattraper un fuyard qui se donne un minimum de mal. Mais pire encore : si l'on parvient à leur couper toute issue évidente entre leur cible et eux ils arrêtent tout simplement la poursuite. Pas terrible en soi, enfin, c'est une mesure d'économie. Avant, ils défonçaient les portes avec leur hallebarde ; c'était trop coûteux et très souvent inutile.
Heureusement, je ne suis pas né de la dernière pluie, et je le les ai pas positionnés n'importe où non-plus. Alors que les intrus arrivent à leur filer entre les jambes, ils se retrouvent dans un couloir à sens unique. Il est à sens unique puisque j'ai fait refermer une herse qui leur aurait permis d'aller de partir dans l'autre direction (c'est de là que les groupes normaux arrivent, d'habitude…).
Le sol est toujours en lattes de bois… ce qui est pratique pour cacher des mécanismes. En réalité, l'endroit est bourré de mécanismes : dans les murs, dans le sol, au plafond, partout ! Ils peuvent être faciles à repérer et à déjouer pour un filou qui a l’œil et le temps pour cela. Heureusement, grâce à mes squelettes en harnois, il n'en est rien. Le plus souvent, ils n'y pensent même pas, et ne songent qu'à mettre le plus de distance possible entre eux et mes soldats de métal.
La première à se précipiter est Cochette. Elle est assez agile à sa manière. Pourtant, lorsqu'ils marchent sur une latte-déclencheur et qu'une salve de flèche part du mur du fond, elle est obligée de se baisser comme les autres. Les projectiles sont calibrés pour des humains, alors ils n'ont pas à beaucoup se tordre pour les éviter, malheureusement. Toutefois, le piège suivant est plus sournois. De nouveau, sa patte appuie sur un système à pression qui fait basculer une lourde lame jusqu'ici contenue dans la rainure d'une paroi. Celle-ci aurait pu la couper en deux mais au dernier moment elle bondit en avant pour l'esquiver.
-Attention, c'est semé d’embûches !
On sent dans sa voix qu'elle est toutefois plutôt heureuse d'avoir ainsi échappé à la mort deux fois de suite. Elle ne peut pas attendre, et continue sa course à toute vitesse, tentant d'éviter les lattes suspectes. Bienheureusement, je fais en sorte que les lattes dangereuses n'aient pas l'air trop suspectes. Mon but n'est certainement pas de leur offrir des indices faciles. Elle parcourt encore deux mètres, puis hurle et chute.
-Merde !
Des pointes d'une dizaine de centimètres ont surgie du sol et transpercé son ergot. De par sa physionomie particulière, celui-ci saigne assez peu. Néanmoins, sa patte empalée sur le chausse-trape, elle ne doit pas être capable de se mouvoir sans aide.
-Wilem, ne m'abandonnez pas… gémit Cochette dont le regard vert est voilé de larmes.
Derrière eux, les armures continuent d'avancer d'un pas régulier. Elles sont suffisamment solides pour n'être que très peu atteintes par les différents dangers de la salle, sans parler du fait qu'elles sont bien sûr tout-à-fait indifférentes à la douleur.
Devant eux, presque amicale, sous le mécanisme qui leur a envoyé des flèches, il y a une petite porte plus rustique qui paraît descendre un peu. En réalité, le couloir est en légère pente. S'ils arrivent jusque là (il y a encore deux pièges dans le même genre que les premiers sur leur chemin), ils devraient se rendre compte qu'elle est verrouillée. Bien sûr, il est toujours possible de la détruire plus ou moins proprement. Si l'on y colle son oreille d'ailleurs, on peut y entendre le bruit reposant d'un cours d'eau. Parfait pour la méditation, n'est-il pas ?
-
Réem, un rien inquiet tout de même, s’émerveillait de la tournure que prenaient les événements. En fait, du moment qu’il n’était pas lui-même menacé, rien ne semblait vraiment le déranger.
« Voilà qui me fera un couplet d’enfer ! Que serait une aventure sans ses péripéties ? »
Wilem, quant à lui, regrettait déjà de ne pas avoir pris le temps d’éliminer les armures dans la bibliothèque. Cela aurait été un peu fastidieux, mais tellement plus facile que d’être forcé à courir dans ce couloir truffé de pièges. De surcroit, Cauchette blessée, tout se compliquait.
« Réem, arrête de blablater et va l’aider ! Moi, je retiens les armures ! »
Aussitôt dit, aussitôt fait, le chat fit volte-face et chargea les soldats de fer. A demi courbé en deux, des fléchettes sifflaient dans l’air au-dessus de sa tête. L’épée de lumière rencontra une des hallebardes. Pour le félin, le choc fut rude. Qu’à cela ne tienne, il contre-attaquait sur le champ. Son coup toucha le robuste plastron dans une gerbe d’étincelles et y laissa une belle trace. Le voilà forcé de se retirer car la seconde armure était sur lui. La première préparait un nouvel assaut. Le guerrier roula de côté, déclenchant par la même occasion une énième salve de fléchettes.
« Allez Cauchette, debout ! Ton magnifique héros est occupé. Il faudra te contenter d’un humble barde. Courage, ça va faire mal. »
La souris attrapa la patte empalée et tira fermement dessus pour la retirer d’un seul geste. Ce fut brutal et particulièrement douloureux. Difficile d’imaginer que Réem pouvait agir ainsi. Sans doute parce qu’il avait peur du sang, il détourna le regard. En vérité, il masqua à tous le sourire Béa qui orna brièvement son visage de rongeur. Personne n’y avait fait attention, mais c’était la seconde fois qu’il devait ainsi cacher son expression. La première avait eu lieu lors de la mort de l’araignée géante. En tout cas, voilà la demoiselle libre.
« Appuie-toi sur moi. On va aller jusqu’à la porte. »
A cet instant, il y eut un grand fracas. Wilem avait malencontreusement enclenché un nouveau piège. Une lame s’était abattue, achevant l’une des deux armures, mais manquant également de trancher le chat en deux. Grace à une esquive in extremis, Seul le sac de l’aventurier avait reçu. Désormais éventré, son contenu se répandit au sol.
« Ha, maudit soit le Maître ! Il fera moins le malin lorsque je l’aurais en face ! »
Après une bonne minute à s’acharner, il parvint à vaincre la deuxième armure, rejoignit les deux autres à la porte et lorsqu’il constata que cette dernière était verrouillée, il la défonça à coups d’épée. Il fallait l’avouer, il avait perdu en finesse. Eprouvé par le combat, son blanc pelage s’était empoissé de sueur. Essoufflé, il avait besoin de repos. Son arme était devenue lourde. Même sa cotte de mailles lui pesait sur les épaules. De ses affaires, il n’avait récupéré que sa gourde. Il se mit à boire.
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Vous ai-je déjà raconté de quelle manière j'ai acquis le Donjon ? Je n'en ai pas eu le temps ; je ne l'ai toujours pas, d'ailleurs. J'en suis désolé, car je vous prive d'une passionnante mais néanmoins longue histoire. Une telle entreprise ne s'est pas montée en un jour. J'ai dû faire face à de nombreuses difficultés. Vous n'imaginez pas la paperasse pour obtenir un permis de construire… Mais les adversaires les plus terribles qui se sont dressés sur ma route étaient encore ceux qui me ressemblaient le plus.
Entre dragons, la solidarité n'est hélas pas une règle absolue. Dans ma jeunesse, j'étais en conflit avec un autre dragonnet du nom de Huvud, en son domaine maritime de Castelflux. Un méprisable gros lézard prétentieux et très sûr de sa force qui avait l'habitude de me regarder de haut et de me traiter de mauviette. Je ne me souviens plus exactement de l'origine de notre querelle. Enfin, quelle importance ?
Il est possible que j'ai accidentellement volé une gemme lui appartenant. « Le joyaux maître des océans septentrionaux » avec un nom aussi pompeux, je m'étais attendu à ce qu'il recèle un pouvoir formidable. Sa réputation était en fait très exagérée : c'était juste un très beau caillou avec tout juste assez de magie pour agiter quelques plans d'eau. Et encore, pas sans aide. J'ai même dû réparer quelques imperfections dans l'enchantement, assurément un travail d'amateur.
Pauvre Huduv. Il était peut-être très intelligent, mais surtout naïf et droit. Il ne pouvait pas faire le poids contre moi. Les mauvaises langues vous diront que j'ai préféré l'empoisonner plutôt que de me risquer à l'affronter. Ces calomniateurs ne détiennent qu'une partie de la vérité. Je l'ai bel et bien affronté. J'ai simplement attendu d'être sûr que le poison coule dans ses veines pour ça.
Pauvre Vuduh. Tout comme ce chevalier vandale n'a eu aucune pitié avec mes armures, je n'ai eu aucune pitié avec lui. Aujourd'hui, Vuhud n'est pas dans une tellement meilleure forme que mes squelettes défaits. Heureusement, il m'est toutefois beaucoup plus utile. Une fois son corps vaincu, son esprit vagabond a été enfermé dans la gemme même à l'origine du conflit. Une âme qui n'a pour seule enveloppe qu'une pierre précieuse est fortement malléable. Transformer cet ectoplasme égaré en un serviteur à la fois soumis et pervers ne m'a pris en tout et pour tout qu'une trentaine d'années… pour ma défense, c'était un coriace.
En attendant, Cochette, arrivée jusqu'à la porte, s’appuie sur le mur et regarde sa patte blessée. Elle essuie d'un revers de main l'humidité de ses yeux.
-Merci… R… Rim, c'est ça ? Merci… J'ai une dette de plus envers vous, maintenant.
Elle pose une main reconnaissante sur l'épaule de son sauveur. Néanmoins, elle reporte très vite son attention sur le chat, qui vient d'en finir avec la seconde armure.
-Vous allez bien Wilem ? Je crois que je vais devoir vous attendre ici… Mais je peux encore vous être utile, je crois.
Elle prend un air déterminé, fait un pas douloureux et observe la porte.
-Elle n'est pas piégée. Elle écarte légèrement le rongeur. Ou alors on le saura vite.
Portant la main sur la poignée, elle tente de la faire tourner, mais celle-ci est verrouillée.
-Fermée… mais le mécanisme paraît grossier… je dois pouvoir le crocheter.
La dague en main, elle commence à en enfoncer la pointe dans la fente entre la porte et le mur.
Pendant ce temps, le félin boit, ce qui constitue une funeste quoiqu'imprévisible erreur. Alors que le preux chevalier devrait sentir l'eau couler et rafraîchir sa gorge, le liquide s'arrête à mi-chemin dans celle-ci. Il peut alors tousser tant qu'il le veut, mais le breuvage rendu assassin refusera de s'extraire, le faisant suffoquer. Combien de temps tient un chat standard en apnée ? Je dois vous avouer ne pas en avoir la moindre idée. Au même moment, Cochette réussit à déjouer la fermeture de la porte.
-J'ai réussi ! Wilem ?
La porte s'ouvre sur une petite salle ovoïde plongée dans une obscurité presque totale. Le sol n'est pas de pierre, mais de terre, ou plutôt de boue. L'une des spécificités de la pièce est le ruisseau qui y coule tranquillement, la coupant parallèlement à la porte en deux parties égales. Mais ce qui attire l’œil, c'est le gros joyaux bleu luisant, en fait la seule source de lumière. La gemme est posée sur un pylône en marbre, gravé de runes, se trouvant lui-même sur un îlot.
Le torrent, d'abord calme, s'élève dans les airs pour former la silhouette d'un dragon d'eau d'environ un mètre cinquante au garrot. Sa gueule grand ouverte pousse un cri, dont le seul son est produit par l'eau qui en ruisselle. Entre-nous : c'est du bluff. Huvud est bien capable de noyer les plus mauvais nageurs, mais ses eaux agitées, même si elles sont effrayantes, ne sont pas plus dangereuses que la mer des mauvais jours (et encore, il n'y a pas plus de deux mètres de profondeur). Elle est aussi très froide, deux ou trois degrés seulement, ce qui ne rend pas la baignade très agréable ; vous n'imaginez pas les ravages de l'hydrocution même chez les plus valeureux. Le but terminal de faire toucher la gemme à un aventurier… ce qui produira l'affaissement de toutes les sculptures aquatiques que l'ectoplasme a pu créer, et toute autre sorte de libération des voies respiratoires.
Et rien de plus… immédiatement.
-
Wilem commença à s’étouffer, comme s’il avait avalé de travers. Pendant les premières secondes, seules Cochette s’en inquiéta. Réem, lui, fixait déjà le dragon d’eau avec appréhension et la gemme, avec convoitise.
« On avance ? » fit-il, toujours sans se soucier de son compagnon.
Mais voilà que le chat tombait à genoux, les mains serrées sur sa gorge. Cette fois, la souris ne pouvait plus l’ignorer. Quelque chose de grave était en train de se passer et il était sensé s’en alarmer. Il respecta donc les impératifs de son rôle.
« Ha, merde ! Wilem, t’en fais pas, je vais faire quelque chose ! C’est certainement un truc magique ! La gemme est tellement mise en évidence que ce doit être la clé ! Faut juste éviter le dragon... Je me dépêche ! Je fais vite ! »
Mine de rien, il avait déjà perdu un peu de temps à blablater. Le guerrier avait la langue pendante et le regard exorbité par la panique. Le barde se débarrassa de son sac, s’élança dans la salle, pataugea dans la boue. Un sol glissant par excellence. Heureusement qu’il avait pas mal d’équilibre. Il évolua sans trop de difficulté, tant que le dragon ne compliqua pas l’affaire. Il parvint à l’esquiver une fois avec une jolie pirouette. La seconde, en revanche, le voilà emporté par les flots animés de sorcellerie. Englouti, malmené par les courants on ne peut plus turbulents, sa petite taille ne jouait plus en sa faveur, au contraire. Il but la tasse à quelques reprises. Pour autant, son acharnement et ses talents sportifs finirent par payer.
« Je... déteste... l’eau... » déclara-t-il alors qu’il venait de gagner l’ilot.
Trempé jusqu’aux os, grelottant, claquant des dents, il avait perdu son béret lors de la baignade forcée. De l’eau, il en avait plein les souliers, plein les poches, il en crachait par la bouche et même le nez.
« Mais ça devient... de plus en plus... excitant ! Ma chanson va être superbe ! »
Il ne se contenta pas de toucher la gemme. Il voulait la prendre et la garder. Quoi qu’il en soit, à l’instant même, le dragon, qui était sur le point de le charger, se désagrégea. Le ruisseau redevint calme. Réem avait-il été assez rapide ? Wilem était-il encore en vie ?
-
À l'extérieur, tout est redevenu normal… enfin, tout est revenu calme ; ce qui ne correspond pas nécessairement à l'état normal du Donjon. Le ruisseau a recommencé à circuler avec régularité, presque sans remous et il plane dans la pièce un quasi-silence. Cochette, malgré sa blessure à la patte, était parvenue jusqu'à Wilem pour l'aider.
Dans la tête de Réem, en revanche, la chose est très différente. Quelques secondes après qu'il ait touché la gemme, des picotements doivent lui remonter le long de la nuque, un malaise diffus, qui se transforme vite en un sentiment d'engourdissement du crâne très pesant. En général, les sensations désagréables et alarmantes s'arrêtent là : le reste du processus de transfert de la conscience de Huvud dans un corps étranger est imperceptible, ou du moins, impossible à exprimer. Très vite en effet l'âme puissante du dragon déchu prend un contrôle total sur le corps de l'imprudent, reléguant l'esprit du propriétaire légitime dans un tout petit coin.
Pourtant, cette fois, quelque-chose se passe mal. La souris doit pouvoir sentir à l'intérieur de sa tête une masse psychique enfler rapidement, comme un ballon qu'on gonfle, et par la pression qu'il exerce, tenter de repousser son propre esprit. Le phénomène n'aurait pas dû poser de problème ; malheureusement, il semble bien qu'Huduv soit incapable d'envahir l'enveloppe comme il le fait toujours. Après cinq bonnes secondes à lutter pour l'emprise, il s'arrête et semble disparaître. Un instant plus tard, des mots font leur apparition, dans la tête de Réem uniquement.
« Ton corps ment, créature, mais pas ton esprit. Tu n'es pas un terranide. Tu ne l'as sans doute jamais été. Qui es-tu ? »
Les paroles glissent directement d'esprit à esprit, pourtant, il est facile de reconnaître qu'il s'agit d'une voix grave, trop grave pour être humaine : le ton est sévère, un peu fatigué, mais également curieux.
-Réem ! Viens m'aider ! Fais quelque-chose !
Cochette appuie sur le poitrail du chat ayant perdu conscience dans un geste de premier secours désespéré. Elle masse la poitrine de toutes ses forces… puis fait glisser ses lèvres sur la gueule féline, et tente d'y faire pénétrer de l'air. Elle répète l'opération plusieurs fois, avec de moins en moins d'adresse et de force. Les larmes commencent à couler de nouveau le long de ses joues, et ses yeux déjà rougis.
-
Une attaque psychique ? Cette fois, Réem n’apprécia pas. Les choses semblaient aller trop loin. Il aimait prendre des coups, être malmené, il joignait ainsi l’utile à l’agréable. Cependant, il ne voulait pas perdre le contrôle de la situation, pas totalement en tout cas. Il lui fallait toujours une marge de manœuvre pour survivre à cette histoire. Or, là, il crut bien la ligne rouge franchie. Serrant les dents, fermant les yeux, il lutta de toute ses forces contre la conscience étrangère qui cherchait à le posséder. Sa nature de démon l’aidait en cela. Et puis, ce n’était pas la première fois qu’on lui faisait le coup. Après quelques longues et éprouvantes secondes, il parvint à reprendre le dessus, à son grand soulagement. Il n’était néanmoins pas au bout de ses surprises. Voilà qu’on le contactait par télépathie. Dans le même temps, Cochette l’appelait à l’aide. Dur dur de faire face à tout.
La souris sembla perdue. Heureusement qu’aucun de ses compagnons ne la regardait en cet instant parce qu’étant sorti de son rôle, son regard et son expression faciale n’avaient plus grand-chose d’aimable. Elle hésita à se révéler, à faire tomber le masque. Mais n’était-ce pas prématuré ? Finalement, après un dernier coup d’œil à la gemme, le barde la remit en place, puis il se dirigea vers le chat mal en point.
« J’arrive ! »
Le voilà redevenu le bienveillant et innocent Réem. Intérieurement, cependant, il entreprit de répondre à ce mystérieux télépathe. Qui était-ce ? Le fameux Maître ? Quoi qu’il en soit, les mots qu’il prononça d’esprit à esprit le furent de sa vraie voix de diablotin, douce et malsaine.
« Je suis... un faux gentil. Mon job, c’est de faire en sorte que les histoires se terminent mal, très mal. »
« Pouce-toi Cauchette, je vais le faire. »
« Je suis là pour que Wilem paie pour tout le bien qu’il a fait. Je suis là pour apprécier le donjon à sa juste valeur et lui faire, peut-être, un peu de pub. »
A présent, c’était lui qui faisait du bouche à bouche au chat. Le duo avait perdu de sa superbe, c’était certain. L’un évanouit, l’autre dégoulinant d’eau et transi de froid. Le début de la fin ?
« Je suis prêt à donner de ma personne pour parfaire le drame. Il y a tellement de façon de torturer une âme noble ! Et vous, qui êtes vous ? Celui qui déplace les pièces sur le jeu d’échec ? »
-
Dans leur conversation mentale, il semble y avoir un premier malentendu. Bien sûr, c'est ce grossier Huvud, qui ne c'est pas présenté. Comme quoi des décennies de torture ne suffisent pas toujours à apprendre les bonnes manières ! Mais moi, je vous assure, je n'ai rien à voir avec tout ça. Je suis innocent, blanc, immaculé. En plus, je déteste la télépathie, juré ! Elle me fait mal à la tête… et vous n'imaginez pas à quelle point il est fatigant pour le pauvre mage que je suis de contacter un être qui est distant… d'une dizaine de mètres, à savoir la pièce à côté.
« Je suis Hud'Huvouloth Camberius Amdulzébeth, légitime souverain de la Cité de Castelflux, successeur du Prince des dragons du déluge, Celui-qui-dompte-la-Marée, détenteur du suprême joyaux maître des océans septentrionaux, la glorieuse fierté des torrents et des rivages. Mon corps n'est plus, mais mon puissant esprit subsiste par sa seule et immortelle volonté au sein de ce qui fut mon plus précieux trésor. »
Il ne faudra pas m'en vouloir d'avoir abrégé ses titres lorsque je l'ai décrit ; mais le constat est qu'il les allonge au moins autant que moi je les abrège. Évidemment, pour le profane impressionnable, ça sonne mieux que « je suis juste une pauvre chose désincarnée et coincée dans une pierre un peu magique ». Ah, et sa volonté n'a rien à voir dans tout ça, il baratine.
« Les histoires se finissent toujours mal pour ceux qui pénètrent dans le Donjon, le Maître y veille. Cet endroit est le mal. Mais le Maître aime le contrôle plus que le mal. Il t'asservira pour t'utiliser, changeur de formes. Tes compagnons souffriront beaucoup, mais leur souffrance connaîtra une fin. Ta servitude, elle, pourrait bien être éternelle. Ton sort, si tu ne fuis pas assez vite, ne sera pas plus enviable que le mien. »
Je serais très blessé d'apprendre qu'on a une si piètre opinion de moi ! Heureusement, je n'ai aucun moyen de connaître le contenu de leurs petites machinations. C'est que la situation n'est pas vraiment standard : en général, il se contente d'écraser la personne dont il pénètre l'esprit et fait son travail avec une subtilité variable. Il sait qu'il n'a de toute façon aucun pouvoir contre moi, et que je pourrais faire encore bien pire que de l'enfermer dans un caillou. Je suppose qu'un peu de conversation ne doit pas lui faire de mal, après toutes ces années de solitude.
Fuir, Réem aurait pu encore le faire… jusqu'à ce qu'une douleur violente se fasse ressentir au niveau de son épaule gauche, puis de son épaule droite une demi-seconde plus tard. Une attaque en traître, alors qu'il est encore en train de faire du bouche à bouche. C'est la dague de Cochette, celle-là même qu'il lui a prêté, qui vient de transpercer deux fois, dans un geste presque chirurgical, une zone où passe le nerf radial. Le but est certainement de rendre inopérants les membres supérieurs de la souris, dont la carrure chétive facilite la section de la voie nerveuse.
La voleuse appuie se penche sur sa victime et susurre :
-J'ai deux mauvaises nouvelles à t'annoncer. La première c'est que je vais prendre tout ce que tu as. La seconde c'est que dans le Donjon, on ne meurt pas. Crois-moi, c'est aussi une mauvaise nouvelle.
« Elle dit vrai » confirme, stoïque, la voix immatérielle de Huduv. « Les êtres qui s'éteignent ici sont transportés dans les geôles du Maître. »
-Ne te débat pas trop, et je ne te ferais pas plus de mal. Honnêtement, c'est plutôt l'or de ton ami qui m'intéresse et il n'est pas en état de se défendre. Il est si beau… quel dommage qu'il soit si riche. Allez, tu as bien une potion de soin quelque-part…
Disant cela, la terranide félon commence à entamer la ceinture du barde pour l'en dépouiller. C'est à ce moment que le chat se met à recracher l'eau qui envahissait ses poumons. Est-ce un hasard ?
-
Réem avait à tort supposé être en communication avec le Maître. Cependant, découvrir la véritable identité de celui qui parlait dans sa tête ne le surpris pas spécialement. C’était l’esprit de la pierre, celui qui avait tenté de le posséder, un interlocuteur logique en somme. Cet échange télépathique apprit également à la souris quelques petites choses utiles.
Oui, venir ici était risqué, même pour lui, diablotin de l’enfer. S’il s’y prenait mal, il allait finir en monstre de donjon. Peut-être aurait-il sa pièce attitrée, ce qui n’était guère un réconfort. Il n’était néanmoins pas trop inquiet. Certes, le Maître était certainement très puissant. Mais il avait justement l’habitude de parler aux puissants. Il faisait cela quotidiennement. S’il devait en venir à négocier sa liberté, il n’était pas à court d’arguments. De toute façon, au stade où il en était, il n’était plus possible de faire marche arrière. Cesser de jouer son rôle ne lui garantissait pas de parvenir à fuir les lieux et cela ruinerait tout son travail de manipulation. Un gâchis qui pourrait fort bien lui être préjudiciable en fin de compte. Bref, il devait rester Réem. Il n’avait pas le choix. Il était pris dans l’engrenage d’une machine qu’il avait lui-même allumé.
Par contre, les coups de poignard de Cochette, ça le barde ne l’avait pas du tout anticipé. Ce n’était pas un problème pour le plan global qu’il avait dressé, juste une péripétie imprévue et quelque peu ironique. Amusant en effet que ce soit lui qui fasse les frais d’une trahison. La douleur, bien sûr, lui fut très agréable. Par pure habitude, il manifesta l’exact contraire en criant. Un cri où se mêlaient une souffrance feinte et une surprise authentique. Il perdit l’usage de ses bras. Paralysés ? La garce, elle était douée ! La souris n’était malgré tout pas décidée à se laisser dépouiller sans réagir. Elle prit appuie sur ses genoux, posés au sol de part et d’autre du corps étendu de Wilem. Ensuite, elle se rejeta en arrière avec autant de force que possible. Au mieux, la voleuse allait prendre un magistral coup de tête dans la figure. Au pire, il n’aurait même pas assez d’élan pour la repousser. Le résultat allait sans doute se situer quelque part entre ces deux extrémités. Quoi qu’il en soit, il dit avec le ton approprié du gentil naïf qui ne réalise pas tout à fait avoir été trompé :
« Mais tu es folle ?! Ça fait super mal ! Si tu veux de l’or, prends le joyau bleu ! Il doit valoir une fortune ! Allez, s’te plait, redevient raisonnable ! On t’a sauvé la vie ! »
Il n’avait sur lui aucune potion de soin, juste ses couteaux de jet, sa lyre et quelques pièces de cuivre dans les poches. Les potions, il fallait les chercher dans son sac, posé un peu plus loin. Il y avait à l’intérieur le matériel classique de l’aventurier. Wilem remua, toussa, cracha de l’eau. Il ouvrit les yeux, cracha encore de l’eau, cligna. Il découvrit Réem assis sur lui. Cochette aussi était là. Il ne saisit pas tout de suite que quelque chose n’allait pas.
« Mince... mince... j’ai bien cru que j’allais y passer... »
L’or convoité par la voleuse se trouvait à sa ceinture, dans une généreuse bource. Son épée magique n’était pas très loin de sa main, mais pour l’instant, il avait peu de force.
« Wilem ! Cochette est une félonne ! Elle veut nous dépouiller ! »
« Hein, qu... quoi ? »
Dur dur de reprendre le fil des événements.
-
La défense de Réem porte ses fruits : l'arrière de la tête de la souris percute violemment le nez de Cochette. On peut entendre un léger craquement, et, sonnée, la voleuse gémit puis porte sa main libre à son visage.
-Putain de rat !
Pendant quelques secondes, elle doit voir des étoiles, mais elle appuie pour faire au mieux cesser la douleur, et endiguer le sang qui menace de couler du cartilage rompu. Les plumes de la main qui compresse prennent une jolie couleur rouge. La blessure doit faire bigrement mal, cependant, elle ne paraît pas très sévère, le fluide vital ne s'écoulant que très lentement et s’agglomère sous ses doigts. Même superficielle, elle doit savoir que la frappe lui a fait perdre trop de temps pour qu'elle songe à s'en prendre au chat, qui revient progressivement à lui.
Elle ne tarde pas plus, et prend une décision rapide : elle tire sans ménagement Réem en arrière, l'attrapant par le col de sa large tunique verte. Au prix d'un effort conséquent, elle parvient à s'éloigner avec sa prise d'environ un mètre du chevalier. La terranide tient à peine debout : elle a un genou (celui de sa patte blessée) à terre. Toutefois, cela lui suffit presque pour être à la même taille que le barde. Elle place son poignard sous la gorge de ce dernier.
-Fais pas de bêtise Wilem, sinon ton chansonnier y passe.
Son regard est déterminé et vigilant, même si elle paraît avoir un peu de mal à ouvrir l’œil droit. Elle expose la situation d'un ton dur :
-On arrivera jamais jusqu'au Maître. Vous allez finir dans ses griffes de toute façon. Je ne vais pas y aller avec vous, d'accord ? Je veux quitter cet endroit, et je veux le quitter avec assez d'argent pour ne plus jamais avoir à songer à revenir ici. Ça commence par ta bourse, ton épée, et de quoi me permettre de marcher à nouveau. Tu les prends et tu les déposes par terre. Ne discute pas ; je n'ai pas le temps.
Pour appuyer ses propos, elle presse suffisamment la pointe de la dague sur la peau de Réem pour qu'un fin filet de sang s'écoule dans la fourrure brune.
-Tu as raison souris, cette gemme doit valoir au moins autant que l'épée. Tu vas me la ramener, Wilem ? Il suffit de nager jusque là-bas. Tu enlèves ton armure et… une lueur passe dans ses yeux et elle a un demi-sourire presque contrarié… non, d'ailleurs, tu enlèves tout ce que tu as sur toi, je ne veux pas de coup en douce.
Elle a bien raison de se faire plaisir, surtout au nom de la sécurité. En voyant le regard du chat sur elle, Cochette semble faiblir légèrement avant de se reprendre.
-En vous empêchant d'affronter le Maître, je vous rend service. Avec un peu de chance, si vous renoncez, vous pourriez même sortir d'ici sans avoir vécu d’horreurs.
-
Si Réem ne venait pas d’apprendre que dans le donjon on ne pouvait pas mourir, il aurait été très, très inquiet. Il disposait d’une appréciable faculté à se régénérer, les blessures n’étaient donc pas un souci pour lui. Cependant, régénération ne voulait pas dire résurrection. Etre égorgé lui aurait été fatal. Afin d’éviter ce triste sort, il aurait certainement supplié Wilem d’obéir sans discuter. Là, en revanche, il adopta une attitude plus courageuse. Tout en sentant la lame lui entamer légèrement la gorge, il s’exclama :
« Wilem ! On peut pas mourir ici ! Elle vient de me le dire ! Si elle m’exécute, je me retrouverai dans les prisons du Maître ! »
Il rapportait plus que ce que Cochette ne lui avait révélée. La fin de son affirmation, il la tenait d’Huduv. Mais ce n’était là qu’un détail auquel lui-même n’avait pas fait attention. Lentement, le chat reprenait ses esprits, retrouvait ses forces. Toujours faible, il commença tout de même à se relever. Dans ses yeux azurs, l’incompréhension céda la place à de la colère. Il détestait la fourberie et les coups en traître. Le dilemme dans lequel il se trouvait n’en était pas moins épineux. Il fixa tour à tour le barde et la voleuse. Finalement, ce fut sur elle qu’il s’arrêta.
« Si j’obéis, rien ne t’empèches d’égorger Réem, puis de te débarrasser de moi. Pourquoi je te ferais confiance alors que tu viens de me prouver que tu n’en étais pas digne ? »
Il récupéra son épée. Mais il n’essaya pas de s’approcher et il agit avec lenteur. Déterminé, il poursuivit :
« Ecoute Cochette, c’est moi qui vais te faire une offre. Tu veux mon or ? Ok. »
Il décrocha sa bourse et la laissa tomber par terre.
« Tu veux de quoi marcher ? Ok. »
Il attrapa le sac de son compagnon, en sortit une potion de soin et la plaça à côté de la bourse.
« Voilà, tu peux prendre ça et te tirer. Si tu veux la gemme, tu n’as qu’à la chercher. Tu as ma parole que je ne chercherai pas à t’empêcher de fuir. Par contre... »
Il brandit dans sa direction la lame de lumière :
« ...je te jure que si tu touches à Réem, je te trucide. Puis je te retrouverai dans les prisons du maître et je te truciderai encore ! A toi de choisir ! »
Le félin avait l’air féroce désormais. Un héros farouche qui n’était pas prêt à négocier d’avantage.
-
La résistance du chat rend Cochette excessivement mal à l'aise. Elle ne s'y est sans doute pas attendu, et que sa propre révélation joue contre elle la décontenance. Elle se mord la langue, et est beaucoup trop nerveuse pour de remarquer l'information supplémentaire que détient son otage. Sa respiration accélère.
-Non ! Si tu n'acceptes pas je… je…
Elle lorgne sur la bourse et sur la potion de soin. Sa patte doit encore la faire souffrir, et les vertus cicatrisantes du breuvage calmeraient certainement sa douleur. Le fait de ne pas pouvoir se déplacer correctement l'accule. Malgré sa position avantageuse, elle a probablement le sentiment d'être faible. La terranide semble un instant vouloir accepter l'offre, et esquisse le début d'un pas vers le butin.
Puis elle regarde la gemme par delà les eaux. Même si celles-ci semblent neutralisées, elle ne leur fait pas confiance. Elle ne prendra pas le risque de les affronter elle-même. Ce qui veut dire que si elle consent, elle ressortira seulement avec une bourse pleine d'or. Un prix qu'elle juge insuffisant pour tous ses efforts.
Elle serre les dents, et son regard noisette se durcit.
-Je t'avais dit de ne pas discuter ! Ça me désole d'en arriver là !
Cochette remonte le poignard vers la figure de Réem et le place au niveau de sa joue. D'un geste vif, elle fait pénétrer l'acier dans sa joue droite, et remonte verticalement. Une large ligne rouge se creuse dans les chairs ; elle ne s'arrête pas, et fend l’œil en deux, emportant la paupière. Tenant fermement la tête de sa victime sous le visage, la maintenant face au plafond pour l'empêcher de convulser sous la douleur, elle amène aussitôt la lame près du deuxième œil.
-Ne bouge pas ! Sinon les histoires devront parler d'un ménestrel aveugle. Peut-être même muet, si j'arrive aussi à lui trancher la langue. Je suis peut-être assez rapide pour ça.
La blessure qu'elle a produite est assez défigurante : l'hémoglobine vient massivement tâcher le museau mutilé de la souris.
-Tu penses que la mort n'est pas assez ? Un œil, deux bras paralysés pour un bon moment, peut-être pour toujours, ça ne te suffit pas ? Qu'est-ce que tu ferras lorsqu'aveugle et infirme, il te suppliera de l'achever ?
Elle sourit, mais il n'y a dans son sourire aucune joie. Même le sadisme n'est qu'assez peu présent. C'est un sourire de façade, pour affirmer sa détermination, faire croire qu'elle domine ; on peut presque y percevoir du dégoût pour la situation présente.
-Je me fiche de vos vies, vous en ferez ce que vous voulez ! Mais maintenant on fait comme je dis. Ton épée, à poil, et le joyau. Allez !
Contre elle, Réem doit sentir son cœur battre à toute vitesse. Elle sait qu'elle n'a plus d'autres atouts dans sa manche... que si elle n'est pas parvenue à être suffisamment persuasive, ou si au contraire elle a trop joué avec les nerfs du chevalier, elle est perdue.
-
Réem ne s’attendait pas à ce que Cochette aille si loin. Il l’imaginait déjà céder face à la fermeté de Wilem. Il pensait que seule la gemme aurait pu changer la donne et c’était bien pour cela qu’il l’avait mentionné. Mais la peur donne des ailes ! Borgne, défiguré, une bonne moitié de son visage maculé de sang... n’importe qui aurait senti sa raison vaciller face à tant de douleur. Mais pas l’être ignoble caché derrière son apparence de souris. La souffrance était la source même de son pouvoir. Il fut noyé par un intense plaisir. Fort heureusement, conservant toute sa lucidité, il continua de jouer la comédie et se mit à hurler avec beaucoup d’application. Il mima même les convulsions que la voleuse s’employait à entraver. Il était important d’être crédible car en réalité, celui qui se faisait torturer, c’était le chat.
Ce dernier tressaillit, horrifié et furibond. Impulsif, le voilà sur le point de fondre sur cette infâme traîtresse. Lui non plus ne se serait jamais attendu à ce que les choses aillent si loin. Il fallait que cela cesse ! Il s’avança d’un pas. La voix tourmenté du barde le stoppa dans son élan.
« Wilem ! Pitié Wilem ! Fais ce qu’elle dit ! J’veux pas finir muet et aveugle ! Pitié ! »
Réem se doutait bien que s’il n’intervenait pas, le guerrier mettrait également sa menace à exécution. Ce serait dommage. Cochette avait provoqué une situation intéressante que Mascotte tenait à exploiter. Wilem hésita. Il se mordit la lèvre inférieur. Il serrait si fort son épée qu’il s’en faisait mal aux doigts. La souris en rajouta une couche.
« Haaaa Haaa ! Ça fait tellement mal ! Wilem, je t’ai sauvé, fais ça pour moi ! Fais ce qu’elle dit ! »
De grosses larmes coulaient de son dernier œil valide, des larmes de joie mais il ne fallait pas le dire. Cette fois, le chat céda.
« J’te jure, Cochette, que tu ne l’emportera pas au paradis ! » cracha-t-il, tout en déposant au sol son épée.
Avec des gestes rageurs, il se dépouilla de toutes ses affaires. Le voilà nu. Il avait un corps très athlétique et uniformément blanc de fourrure. Après un dernier regard assassin envers la voleuse, il entreprit d’aller chercher le joyaux. Pauvre héros ! La défaite avait un goût si amère. Surtout une dans ce style. Pendant ce temps, Réem entreprit de parler mentalement à l’esprit de la gemme. Peut-être que le lien télépathique était encore établi.
« Vous êtes encore là ? Si oui, soyez sympa, ne possédez pas Wilem. Il est à poil, il n’est plus une menace pour personne. Et je ne veux pas qu’il loupe une seule seconde de sa déchéance ! »
Que de cruauté et de jubilation dans cette voix infernale.
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Une fois bien assurée que le félin était immergée dans l'eau glacée, et qu'il allait bel et bien chercher la gemme, Cochette s'autorisa à se détendre un peu. Elle rejette d'un geste brusque, loin d'elle et au sol, sa victime, qu'elle doit penser à peine physiquement capable de se relever. Avec l'eau qui la sépare de Wilem, elle gagne une certaine marge de sécurité… sans parler du fait que celui-ci n'a plus d'épée. Elle se méfie quand même des griffes d'un chevalier furieux.
Sa première action est d'attraper la potion et d'avaler en quelques gorgées tout son contenu. L'effet anesthésique du liquide est presque immédiat : sa patte mais aussi son visage cessent de lui faire mal. Le sang coagulant à une vitesse très supérieure, son nez s'arrête également de saigner. Puis la bourse d'or trouve une place dans sa poche. Enfin, elle se saisit de l'épée magique, qu'elle accroche dans son dos, et pousse toutes les autres affaires du chevalier dans l'eau. L'armure et les vêtements sombrent, et sont lentement charriés par le torrent.
Elle attrape également le sac du barde et le jette en bandoulière sur son épaule. Cochette fouille dans le bagage, et en sort une fiole semblable à celle qu'elle vient de boire. Avec un regard pour la souris malmenée, elle la pose sur le sol. C'est la vieille technique de la carotte et du bâton.
-La gemme maintenant, elle ordonne à Wilem. Lance-la moi.
« Je laisse ton chevalier libre de ses mouvements, changeur de formes. La raison est de ton côté : il y a plus de satisfaction à asservir un homme qui dispose encore de toute sa volonté. Lorsque je contrôlerai la voleuse, j'obligerai le guerrier à se prosterner devant moi » dicte la voix de Huvud dans l'esprit de Réem.
Vous savez, ils sont à ma merci depuis un moment, maintenant ! Dans mon Donjon, je vois tout, je sais lorsqu'ils sont vulnérables. Les murs grouillent de kobolds qui n'attendent que mon signal pour les barder de petites pointes en fer. Mais la situation est terriblement distrayante ! Beaucoup plus que je ne l'aurais cru possible. Les espèces inférieures sont si faciles à monter les unes contre les autres, je n'ai même pas à agir. Elles me surprennent un peu plus chaque jour. Il suffit d'un gros joyaux, d'un cupide et de deux naïfs. Je suis comblé. Leur torture auto-infligée est peut-être plus savoureuse encore que celles que j'aurais pu leur prescrire moi-même.
« Tu n'as pas les paroles de celui qui craint la douleur. Ainsi tu joues la comédie. Ton aide pour tourmenter cette âme que tu connais serait précieuse. Indique moi ses faiblesses. Tu es sans doute possible l'une de ses faiblesses. Est-il orgueilleux ? Craint-il, lui, la douleur ou l'humiliation ? »
-
Réem gisait désormais à terre. Pauvre chose mouillée et sanglante, il ne semblait plus capable que de gémir et pleurer. Il fixait désespérément la potion de soin qu’il ne pouvait pas boire par ses propres moyens. Difficile d’imaginer qu’en réalité, il devenait le planificateur de ce drame. Tel le macabre artiste qu’il était, il ambitionnait de transformer l’initiative de Cochette en une œuvre diabolique toute spécialement conçue pour le malheur de Wilem.
« Huduv, je maîtrise la souffrance comme certains maîtrise les éléments. Tout n’est effectivement que de la comédie et cette souris est mon costume. Grâce à nos efforts conjugués, grandiose peut être ce spectacle ! La Chute du Héros... Wilem est fier, pétri de bonne volonté, de courage et de droiture. Un champion du bien dans tout son ridicule ! Si j’ai joué si longtemps mon rôle, c’était pour créer un lien avec lui, une amitié qu’il accorde trop facilement. Ce lien l’a déjà fait céder au chantage de Cochette. Ce lien est sa faiblesse. Fais-le se prosterner dans la boue, comme tu le prévoies déjà. Tu peux même aller au-delà, ne t’en prive pas. En menaçant le barde, la mort dans l’âme, le guerrier obéira... tout du moins tant qu’il aura l’illusion de pouvoir sauver son ami. Brise son égo, puis ses espoirs. En récompense des sacrifices du chat, humilie et mets à mort la souris. La suite est à ta convenance. »
Mascotte savait pertinemment qu’il était allé trop loin dans le donjon pour le quitter sans la permission du Maître. Puisque mourir n’était au final qu’un moyen de se retrouver dans les prisons, autant aller jusqu’au bout. Ce spectacle était un préambule aussi plaisant que nécessaire afin de préparer les négociations à venir.
Wilem, quant à lui, avait décidément perdu toute sa superbe. Tout nu, le voilà désormais trempé et frigorifié. Queue et oreilles basses, de la colère plein le regard, il venait d’arriver à l’îlot. Sans faire de cérémonie, il attrapa la gemme magique, se retourna vers la voleuse et la lui lança :
« Contente ? Tu l’as ton satané caillou ! Maintenant, va-t-en ! »
-
La gemme atterrit dans les mains dextres de Cochette qui n'eut aucun mal à se mettre sur sa trajectoire. Au moment même où ses doigts touchaient la surface dure et bleue, la terranide n'est plus maîtresse de son corps. Elle est encore quelque-part, spectatrice, mais parfaitement impuissante à bouger la moindre extrémité. La transition a été presque invisible : seul un bref moment d'absence dans le regard a pu être perceptible. La stupeur passagère est facile pour le dragon à justifier, qui se contente de contempler le joyaux.
-Ce n'est pas un vulgaire cailloux ! fait la voix mi-courroucée mi-professorale de Cochette. Ne sous-estime pas sa puissance.
« Quel plaisir de la toucher de nouveau. Tu ne peux pas imaginer la puissance qu'elle renferme. Le Maître n'a aucune idée de comment s'en servir. Heureusement. Mais quel gâchis. »
-Je pourrais en profiter plus tard, ment-elle, un regret filtrant dans sa voix. Ne bouge pas.
Elle se baisse et rangeant le poignard à sa ceinture, attrape la potion à ses pieds. Elle fait tourner quelques secondes le liquide dans la fiole, puis va s’asseoir près de la souris agonisante et fait sauter le bouchon. Lentement, dans un geste presque maternel, elle approche le verre du museau sanguinolent. Elle incline le remède à quelques degrés seulement de l'horizontale, faisant en sorte qu'il soit à la limite de couler dans la bouche du supplicié.
-Incline-toi, prosterne-toi. C'est ma condition. Le front contre la terre, chevalier. Ton ami souffre le martyr ; il est tellement faible. Il t'en sera reconnaissant.
Un sourire apparaît sur ses lèvres lorsque le chat obéit de mauvaise grâce à sa directive. Elle caresse alors gentiment le crâne de la souris, et renverse quelques gouttes du précieux liquide sur son œil fendu. Ainsi appliqué, il possède un effet local : l’hémorragie s'arrête, laissant un amas de sang coagulé. Un gage de bonne foi.
-Reste comme ça, chat… Il est si beau de voir un guerrier à terre…
Elle s'éloigne d'un pas, repose la potion, et après un dernier regard, enfonce presque machinalement la gemme dans le sac qu'elle porte. La terranide possédée décroche l'épée magique de son dos. Elle la prend à deux mains, et commence à faire quelques moulinets. Sa technique, qui a peu à envier à celle de son propriétaire légitime, est assez étrangement sophistiquée et puissante pour une voleuse. Aux grands coups de taille dont elle fait la démonstration, il est manifeste qu'elle est élaborée pour une musculature plus impressionnante que celle à sa disposition.
-C'est une lame d'exception. Mais elle est courte. Beaucoup trop petite. Je connaissais un monarque qui possédait un espadon nommé Écorche-Vague. Il n'avait pas ce problème.
Un regard à Wilem, et il comprend le pourquoi de la dimension réduite. Malgré sa force, le chevalier ne mesure pas plus d'un mètre trente.
-Voyons comment elle tranche.
Avec un jeu de jambes d'épéiste, Cochette prend un élan et semble porter un coup fatal au barde recroquevillé. Pourtant, l'acier, en une trajectoire précise, ne fait qu'effleurer la chair sur toute la longueur de son corps, déchirant en revanche très aisément la tunique verte. Wilem, pensant sans doute au pire, s'est relevé. L'esprit incarné le sermonne avec un certain sarcasme.
-Je ne le tuerai pas. Pour qui me prends-tu ? Ta soumission était ma condition. J'ai une parole. Mais puisque tu t'es levé…
Elle jette l'épée sur le sol, et reprend la dague. La voleuse attrape la souris sous les épaules, et l'oblige de même à se mettre en position verticale, le soutenant si nécessaire. Elle tire sur ses habits déjà endommagés, jusqu'à ce que ceux-ci se déchirent et tombent ; découpent rapidement ceux qui tiennent encore. Elle présente ainsi le barde nu et dégoulinant d'eau et de sang face au chevalier.
-Je ne vois pas d'autre solution que de redéfinir notre accord.
Sa main libre se dirige vers le bas-ventre du terranide. Ses doigts fouillent dans la fourrure mouillée et en extraient un sexe qu'ils pressent sans douceur. La lame s'approche du scrotum, qu'elle caresse de son tranchant.
-Je veux voir ta verge. Bandée, fière. Voir si l'échelle ridicule de ton arme est à celle de ton phallus. Fais ça, et je te promets qu'il gardera son anatomie entière.
Elle plisse le nez, en un dégoût franc. La menace castratrice est toujours aussi efficace vis-à-vis des hommes. Son ton devient alors menaçant, il juge qu'il a maintenant acquis assez d'autorité pour donner directement des ordres.
-Ridicule, quel orgueil. Frotte la avec la boue. Frotte-toi dans la boue, chat.
Son regard est terriblement dur et froid, mais sa lèvre inférieure tremble légèrement, comme s'il se retenait de rire. Il jubile, et il sait qu'il n'est pas le seul dans cette situation.
-Tu étais puissant, tu étais courageux et tu étais altruiste…
Puis sans prévenir, sa dague tranche bourse et verge du souriceau. Un impressionnant geyser de sang sous pression jaillit soudain de l'entrejambe estropiée. Une flaque rouge se forme rapidement sous le malheureux. Cochette le lâche, et il s'effondre à genoux.
-… et ça ne t'a servi à rien.
Enfin, le rire de la terranide éclate, effrayant et sombre, sans plus rien d'humain qui ne le traverse. Elle jette la dague, attrape l'épée.
-Pour avoir une parole, il faut être quelqu'un, pauvre chose. Et je ne suis plus personne.
Un mouvement de balancier, et l'arme de guerre s’abat sur l'épaule du barde, lui sectionnant net le bras droit. Même scénario : l'artère éclate, éclaboussant de son fluide rouge. Huvud, le regard fou, exulte. Il prend un deuxième élan, et c'est cette fois la tête qui part…
« Adieu changeur de formes, j'ai aimé te connaître. »
… et alors que le cou est sectionné, le corps supplicié disparaît, ne laissant derrière lui qu'une marre de sang.
-Ah, vous mourrez toujours trop vite. Mais j'ai eu ma dose.
Il jette l'épée à l'eau ; eau qui se déchaîne un moment. La silhouette majestueuse d'un dragon aquatique se forme, happant le précieux morceau de métal et l'emmenant vers des abysses où il disparaît. Puis à nouveau, tout redevient calme. Le regard de Cochette est vide un instant, et lorsqu'elle revient à elle, elle s'attrape brusquement la tête, comme prise d'un violent mal de crâne.
-Oh, c'était affreux.
*
* *
Mes geôles ne sont pas un endroit très agréable pour ceux qui y sont enfermés. Naturellement, c'est parce qu'elles ne sont pas faites pour ça. Lorsqu'on y apparaît par mégarde – par exemple suite à une mort malencontreuse – on voit une cellule vide et nue. La pénombre enveloppe les murs de granits, leur donnant un aspect gris sombre, rugueux. Le sol est tout aussi peu hospitalier, et blesse les pieds nus à chaque pas. Un anneau de fer, lié par une chaîne épaisse à un pylône de béton central, retient une jambe du prisonnier. Malgré ça, il y a également des barreaux, qui donnent sur un couloir dont l'obscurité empêche de distinguer les détails, mais où on devine en face d'autres cellules semblables. Des courants d'air glacés y passent, de temps en temps.
Rien de très original, en matière de prison… mais qu'est-ce que vous voulez ? C'est dans les vieilles marmites qu'on fait… Enfin, c'est un lieu que j'aime bien.
-
C’était... génial ! Magistral ! En négociant avec Huduv, Mascotte avait fait le pari que l’esprit désincarné serait à la hauteur de ses attentes. Pari gagné ! Le monstre infernal n’avait eu qu’à tenir son rôle de victime et à profiter ! Profiter en premier lieu de ce pauvre Wilem. Tout en pleurnichant, gémissant, mimant la terreur la plus totale, alors que la Cochette possédée l’exhibait dans le plus simple appareil et menaçait de le castrer, il avait eu tout le loisir d’observer. Le chat, décidément très idiot, avait ravalé jusqu’à la dernière goutte de sa fierté dans le vain espoir de sauver la vie d’un soit disant ami. Que c’était drôle ! Lui, le héros, se masturbait pour un vil diablotin ! N’était-ce pas là une manipulation à faire pâlir d’envie les pires félons ? Le félin alla jusqu’à se rouler dans la boue ! Au point où il en était, un peu plus, un peu moins, il s’en fichait ! Tout ce qui comptait, c’était cette vie, un lot de consolation pour une aventure tournant au fiasco. Sacrifice inutile ! Le cri de désespoir qu’il poussa lorsque la mise à mort débuta allait sans doute rester à jamais gravé dans la tête du démon. Ce dernier profitait en second lieu de dose absolument délectable de souffrance. Il lui devint très difficile de cacher toute l’énergie qui affluait en lui. Il poussa un rire d’absolu exaltation qu’heureusement seul Huduv fut en mesure d’entendre.
A présent, le barde était allongé dans sa cellule et il souriait jusqu’aux oreilles. Le sortilège qui venait de le conduire ici lui avait rendu sa tête, son bras et ses parties intimes. En somme, les trois derniers coups reçus lors des ultimes secondes de la comédie avaient été comme effacés. C’était assez impressionnant en terme de magie, il fallait le reconnaître. Il demeurait toutefois nu, mouillé, largement maculé de sang, borgne, paralysé des bras et marqué par la toute première frappe de l’épée, celle qui l’avait juste égratignée sur toute la longueur du corps. Le moment n’était pas encore venu de révéler son vrai visage. Pour autant, tenir son rôle n’était plus une nécessité. Au contraire. Il devait commencer à se faire remarquer sans quoi il resterait le pitoyable Réem pour le Maître. Alors il se concentra, serra les dents. Très vite, il récupéra l’usage de ses bras. Ses blessures se résorbèrent à vue d’œil. Son globe oculaire se reconstitua. Totalement guérit, il rajusta sa position. Il s’adossa au mur, toujours souriant, ramena contre son torse ses jambes, car malgré sa fourrure il ne faisait pas chaud, puis il attendit. Il se demanda aussi ce que fabriquait le chevalier chat. Dommage, il n’était plus en mesure de le savoir.
***
Wilem, désormais plus brun que blanc à cause de la boue qui le couvrait, fixait la flaque de sang où, un instant plus tôt, il avait vu mourir la souris. Tout, il avait tout perdu ! Son équipement, sa précieuse épée, son honneur, sa fierté... même son compagnon ! Jamais, ô grand jamais, il n’aurait pu concevoir un tel échec ! Ebranlé par celui-ci, il s’était figé, il avait juste crié son désespoir. A genoux, l’une de ses mains tenant toujours son sexe, une lame amère brilla au coin de son regard. Ce dernier se porta sur Cochette. Elle était responsable de tout ! Infâme traîtresse, peut-être ne pouvait-il plus rien contre le Maître, mais il pouvait toujours se venger d’elle ! Ce serait justice ! Tremblant, il se releva. Sans un mot, poussé par une fureur sourde, il courut vers la voleuse en proie à un trouble curieux mais dont il n’avait que faire. Il plongea dans le cours d’eau et le franchit comme une flèche. Ruisselant, un peu plus propre, déjà il ressortait de l’autre côté. Il aperçut au sol la ceinture de Réem garnie d’une collection de couteaux de jet. L’instant d’après, il s’emparait d’une lame. Encore une seconde et il était sur la Terranide.
Il désirait sa mort ! Il l’attaquait non pas comme un chevalier mais comme une bête sauvage. Il n’avait que faire de sa propre défense, il voulait juste planter ce poignard, encore et encore, des milliers de fois si nécessaire ! Et s’il fallait mordre, griffer, sans hésiter, il le ferait ! Le pire, c’était son silence et l’expression de sa figure, plus bestiale que jamais. Il tuerait Cochette ou rendrait son dernier soupire en essayant !
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Des pas lourds se font entendre le long du couloir : ils résonnent étrangement sur la pierre, en produisant un son de verre brisé. Impossible de les rater, ils s'approchent de la cellule du nouveau prisonnier. Une silhouette massive se dessine, deux mètres dix, bossue, elle est presque cubique, presque aussi large que haute. Mais elle possède une difformité plus remarquable encore, car au milieu de ses épaules, sans cou, deux têtes obèses sont plantées. L'une d'entre-elle paraît sommeiller, les paupières mi-closes, alors que l'autre jette des regards flegmatiques autour d'elle.
Elles sont toutes deux aussi laides et d'apparence stupide. Rondes, la peau bleue tachetée de noir, le minuscule nez forme comme un museau proéminent… et surtout se trouve légèrement au dessus de la ligne des yeux. Ces derniers, turquoises, sont de petites sphères globuleuses et strabiques, tellement écartés qu'ils semblent pédonculés, enchâssés dans une chair cernée et pochée. La bouche est un arc retourné rosâtre, sans lèvres distinctes, qui s'ouvrent sur une gencive immense et des dents pointues, éparses et irrégulières.
Pourtant, contrastant complètement avec le reste de leur apparence, leur habit est opulent, voire fastueux, si bien qu'il paraît presque porter un déguisement grotesque. Ainsi, leur gros torse patatoïde est couvert par une tunique de satin rouge, avec un beau col blanc, sans doute taillé sur mesure étant donné l'ouverture nécessaire au passage des deux crânes. Le pantalon brun est légèrement bouffant et la ceinture est dorée, chaque pièce de vêtement étant d'ailleurs cousu de fils précieux. Il n'y a que les pieds qui soient nus. Comme les mains, ils sont gras et n'ont que quatre doigts.
Ces doigts boudinés s'activent à faire jouer une clé dans la serrure de la cellule. Ils en viennent finalement à bout, et la grille s'ouvre : le monstre entre d'un pas lent.
-Bonjour souris, coasse la tête éveillée, visiblement amusée par ces simples mots. Je suis content, ajoute-t-il. C'est toi que je voulais en premier.
À peine a-t-il dit cela qu'il défait sa ceinture et fait tomber son pantalon à ses mollets. Il a deux sexes qui n'ont en matière de laideur et de difformité rien à envier aux têtes. De même, l'un est tendu, alors que l'autre demeure flasque. La créature rit, et approche brusquement sa verge de la tête du prisonnier.
-Désolé, pas cette fois Flertal. Peut-être plus tard, l'interrompt une voix à l'entrée de la cellule.
Celui qui a parlé n'a, lui, fait aucun bruit de verre en entrant. L'intéressé se retourne, un air vexé sur l'un de ses gros visages. Il se fige et paraît le défier un instant du regard.
-Maaaais… proteste l'ogre bicéphale.
-Allez, range-moi ça, ordonne la voix, comme si elle s'adressait à un enfant rétif.
Le monstre jette un regard méchant au prisonnier, et remonte son pantalon. Puis il recule, sa masse laissant enfin apparaître… moi. Un individu, filiforme en comparaison du colosse, encapuchonné, dont on peut deviner les écailles vertes. Je porte ma toge blanche habituelle, celle recouverte de runes luisantes et de laquelle émerge deux cornes. Deux grands yeux jaunes, sans pupille mais pleins d'intelligence qui vous contemplent.
-Salutations, Réem, c'est cela ? Je me présente : je suis le Maître. J'espère que tu as apprécié la visite ? La tienne a dû être exceptionnellement déplaisante, je l'admets. Mais comme tu le vois, il n'y a pas matière à s'en faire. Ici, tout repousse.
En détaillant la souris, je tourne la tête. Une expression légèrement intriguée passe sur mon visage.
-Même ce qui ne devrait pas, on dirait. Tu étais plus mal en point, dans mes souvenirs.
Était-ce un effet secondaire de mon sort ? Parfois, les enchantements se dérèglent, surtout sur la durée… mais en règle générale, c'est plutôt le contraire qui se produit : les aventuriers apparaissent avec assez de blessures pour les faire mourir encore. Un phénomène distrayant, mais coûteux en magie, puisque le sortilège les restaure incomplètement encore et encore, jusqu'à ce que j'intervienne moi-même. Évidemment, un tel détail ne peut pas l'intéresser, c'est mon problème.
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Réem aurait été horrifié par l’ogre bicéphale et ses obscènes intentions plus que manifestes. Il se serait certainement retiré dans un coin avec précipitation. Plaqué au mur, il aurait supplié le monstre de ne pas le toucher. Etre violé par cette chose, ce n’était pas de la torture classique, c’était une abjecte infamie. C’était aussi pratiquement une condamnation à mort en raison de la différence de taille nettement en défaveur de la souris. Mais Réem n’était plus là. C’était Mascotte qui était assis dans la prison. Et lui eut une toute autre réaction.
Imperméable à la peur, l’ogre ne l’impressionna nullement. Il avait vu pire. Il avait copulé avec pire. Il venait de l’enfer. Avant l’obtention de son actuel statut, il était moins que rien et traité comme tel. Il eut cependant deux pensées, l’une amusante, l’autre moins. La première était l’espoir que Wilem ait droit au même traitement. La seconde fut la crainte qu’on lui refuse un tête à tête avec le grand patron du donjon. Une peur vite dissipée car voilà le fameux Maître en personne qui dissuadait son séide de passer à l’acte et, ceci fait, qui se présentait au captif.
Le barde, tout en détaillant la créature au sombre charisme, bascula à genoux. Il désirait respecter l’étiquette. Même s’il se révélait, il restait un diablotin face à un seigneur noir. Son sourire n’avait pas disparu. Il répondit avec assurance et respect.
« Détrompez-vous, Maître, cette visite fut pour moi des plus plaisantes. Hud'Huvouloth Camberius Amdulzébeth, votre immatériel serviteur, peut en témoigner. J’ai, disons, parlementé avec lui afin de vous offrir un spectacle digne de votre grandeur. C’est mon métier que d’organiser ce genre de manifestation. »
Son sourire s’élargit. Dans ses yeux émeraudes, une lueur perfide brilla. Une malveillance qui contrastait tellement avec son apparence mignonne. D’un doigt, il désigna son torse velu.
« Réem est un personnage fictif inventé pour duper Wilem, héros authentique qu’il me fallait stopper. Cochette, je ne la connaissais pas mais elle m’a bien aidé, il me faut le concéder. Moi, c’est Mascotte, diablotin issue des flammes de l’Enfer... au service du mal. Si vous le désirez, je peux vous montrer mon véritable visage. »
Il n’en dit pas d’avantage pour l’instant. Les bavards, cela pouvait énerver les grands. Mascotte guetta la réaction de son interlocuteur. Beaucoup allait en dépendre...
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Je lève la tête, et, contemplant le plafond, je me détourne un instant du prisonnier. La situation a soudainement beaucoup changé : il me faut quelques secondes pour y réfléchir. Il est possible que la souris me mente, mais pour autant, ce qu'il dit se tient assez. De plus, je n'ai jamais connu d'espèce inférieure capable d'être toujours aussi fanfaronne après avoir vécu une telle expérience. Je n'ai pas vraiment d'autre choix logique que de le croire. Si ce n'est pas un infernal, il a gagné mon respect. Si c'en est un… c'est bien la première fois que ça m'arrive !
Je me retourne vers lui et je m'exclame, surjouant la révélation soudaine :
-Ah, je comprends mieux ! Moi qui étais si fier de mon… Huv… Duvuh… comment tu dis qu'il s'appelle ? J'étais si content que je m'apprêtais à lui trouver une salle plus grande, avec peut-être un ou deux serviteurs. Mais non, évidemment, c'était trop pervers pour être sa seule œuvre.
Je fais semblant de pester et me frotte les mains. Je n'ai pas l'habitude de tant de déférence, sauf quand je la demande explicitement… La plupart de mes créatures ne sont pas très polies. C'est en partie ma faute. Mais une exception n'est pas désagréable. Je marque une brève pause avant de reprendre.
-Un diablotin alors. Pas vraiment le genre de la maison, le diablotin. Je déteste invoquer depuis les plans infernaux. C'est très peu inventif, comme façon d'acquérir des sbires. Du pouvoir facile pour des prestidigitateurs médiocres. Mais si c'est l'enfer qui vient à moi… ah, alors là, je ne dis pas non. Mais garde l'apparence que tu veux. Nous portons tous un masque. Puis, il y a déjà bien assez de difformités dans cette cellule, n'est-ce pas Flertal ?
-Hmh. Oui Maître, grommelle l'ogre de mauvaise grâce.
C'est à ce moment qu'il aurait pu éclater d'un rire gras, le genre qui fait toujours un certain effet sur un individu tout juste trépassé et récemment enchaîné. Mais Flertal, qui n'est pourtant pas susceptible sur son physique, doit être encore vexé, et son peu d'enthousiasme fait tomber ma déclaration à plat. Je rattrape le coup en faisant glisser ma capuche en arrière, révélant mon crâne chauve et assez allongé. Bien sûr, ça n'est pas davantage ma véritable apparence que lorsque j'étais couvert.
-Je ne visite pas tous mes prisonniers immédiatement. D'habitude, c'est Flertal qui a l'honneur de la première rencontre. Mais je voulais te faire de la peine en te montrant ça…
Un mouvement de main et l'air miroite devant nous, avant de prendre des couleurs claires sur une zone circulaire. Une image aux bords lumineux se forme : on y voit un ruisseau, et deux êtres qui roulent par terre, enchevêtrés.
-… enfin je suppose que ça ne t'en fera pas, en conséquence. Alors met toi à l'aise.
Cochette et Wilem, l'un sur l'autre, se battent sans retenir leurs coups. La voleuse est un peu plus sur la défensive, alors que le chat, lui, paraît totalement hors de lui. Des protestations arrivent jusqu'à nos oreilles. Comme à l'habitude, les sons sont légèrement déformés par le processus, et arrivent avec un petit écho.
-Attend ! Wilem ! J'étais possédée ! Je n'ai rien fait ! tente de raisonner Cochette.
Elle hurle presque simultanément lorsque la dague maniée par le félin enragé lui taillade le bras. Elle a beau être plus grande, elle n'a pas la force du chevalier. Elle essaye plusieurs fois de prendre le dessus en le faisant tomber, mais c'est finalement elle qui chute en premier.
-Ce n'était pas moi… fait-elle en se recroquevillant.
Je croise les bras, appréciateur. Flertal paraît avoir aussi perdu de sa mauvaise humeur, et regarde la scène avec des yeux d'enfant. D'enfant vraiment très gros et très laid.
-Elle a un vrai talent pour jouer la victime, je remarque.
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« Hooo... quelle touchante attention de votre part, Maître ! » s’enthousiasma Mascotte.
Toujours à genoux, il joignit les mains, comme attendri par la scène dramatique qu’il ne se privait pas d’admirer. Ne jouant plus du tout son rôle de barde innocent, ses tics de démon firent leur retour. Sa langue rose ne tarda pas à humecter brièvement ses babines de rongeur. La façon dont il tordait ses doigts avait quelque chose de lubrique et sa queue glabre ondulait comme un serpent.
« Vous avez on ne peut plus raison ! Elle est fourbe la vilaine ! Il ne faut pas oublier que c’est elle qui, de sa propre volonté, est allé jusqu’à me crever l’œil ! La soif de richesse fait toujours des miracles ! »
Cette attitude servile était typiquement la marque de fabrique des diablotins. Mais il ne fallait pas s’y tromper, Mascotte ne jouait pas franc jeu. Un infernal n’était jamais honnête. Présentement, il désirait cerner le caractère du Maître, afin de lui plaire et d’obtenir ce qu’il voulait. D’abord, sa liberté. Ensuite... le plus possible ! Son travail ne méritait-il pas récompense ? Pour l’instant, il préféra conserver sa forme de souris brune. Qui sait, peut-être en aurait-il encore besoin.
« Ouais, c’est ça ! Assez de mensonges ! Ça c’est pour Réem ! » vociféra Wilem.
Sur l’image magique, les trois spectateurs purent le voir poignarder sauvagement Cochette. Aussitôt, il retira sa lame pour un nouveau coup, tout aussi furibond.
« Et ça pour ta traitrise ! »
« Le pauvre, il ne sait toujours pas qui je suis réellement ! Ho, Maître, pourquoi ne pas me laisser terminer ce si beau drame ? Vous pourriez me libérer et me fournir de quoi me vêtir dignement. Et quand le chat sera là, dans vos geôles, permettez-moi d’accompagner Flertal ! Alors que l’ogre s’occupera de lui, comme il se doit, je pourrais lui expliquer de si douloureuses choses ! Tout ce qu’il endure, c’est à cause de moi ! Mais je pourrais prétendre être à votre service depuis le début ! Ainsi, vous en tirerez toute la gloire ! »
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La voleuse est poignardée plusieurs fois, et d'une manière qui manque beaucoup d'élégance pour un chevalier, à des points vitaux. Son trépas n'est plus qu'une question de temps. Elle cesse de protester et de se débattre, et semble renoncer. Son corps encaisse encore une demi-dizaine de coups de dague furieusement assenés, puis presque par hasard, c'est son cœur qui est perforé. Cochette perd alors conscience et meurt dans les secondes qui suivent. Son corps disparaît alors.
-Arrivée dans la cellule trois, déclare fièrement Flertal.
À présent seul et sans plus rien sur quoi décharger sa colère, le félin est un instant démuni. Cela me laisse le temps de réfléchir à la proposition du dénommé Réem, ou Mascotte, qu'importe son vrai nom. En vérité, elle m'est plutôt sympathique, comme m'est le diablotin lui-même. J'ai toujours eu du mal à refuser quelque-chose à un enfant qui veut s'amuser, et s'il est pervers, il paraît aussi enthousiaste qu'un enfant. Je ne peux décemment dire non.
-Oh, dites oui Maître ! S'il vous plaît ! me supplie l'ogre, visiblement convaincu, achevant de me convaincre moi-même.
-Très bien, d'accord, c'est accordé, je fais distraitement, sans quitter la vision magique des yeux. Détache-le.
Les kobolds entrent – ils se sont bien fait attendre – en action. Une poignée de ces petits êtres écailleux s'extraient de trappes situées dans les murs, portant des arbalètes semblables à celle qui avait fait feu dans le tunnel. Les armes miniatures crachent leurs carreaux, qui n'atteignent même pas tous leur cible. Heureusement, sans armure, la chair du chevalier est aussi vulnérable que n'importe quelle autre à ceux qui parviennent à la mordre.
Pendant ce temps, l'ogre difforme choisi, à un trousseau qu'il porte sous ses habits, une clé (c'est la même pour tous les anneaux) et entreprend de libérer le pied du diablotin-souris. Lorsqu'il a fini, sagement :
-Arrivé en cellule quatre.
Je reporte alors mon attention sur Mascotte. C'est que je n'ai pas d'habit à sa taille de disponible, moi ! Je dois bien avoir quelques vêtements pour gobelin, mais ils sont très tribaux ; type gobelin primitif et sale, limite peau de bête. C'est que je ne suis pas tailleur pour nabot, moi ! Je soupire. Je suis prêt à donner un peu de ma personne aussi.
-Bon, tu n'as qu'à mettre ça.
Je retire ma toge et je lui tends. J'agite les doigts et elle rétrécit, à son échelle. Elle lui convient grossièrement, à présent. C'est une tenue très ample de toute façon, et je n'ai pas le temps de faire du sur mesures. Je ne portais aucun autre habit, mais il n'y aura personne, je crois, pour s'offusquer de la nudité de mon être.
-Les runes sont jolies, mais elle n'est pas enchantée. Il n'y a que les imbéciles qui enchantent leurs vêtements. Allons, Flertal va te guider maintenant. Fais du bon travail, et tu auras le droit à une grande salle. Je vous regarde.
J'observe partir l'ogre et la fausse souris intronisée maître du mal. L'idée m'amuse. Les pas de tout autre être que moi font un bruit de verre brisé en touchant la pierre du couloir.
Quant à Wilem, il doit être dans la même situation que Réem lorsqu'il est apparu : dans une cellule sombre, un pied enchaîné au mur. Flertal a la peau assez dure pour ne même pas sentir ce que sa mâchoire où ses griffes pourraient tenter de lui faire, et bien assez de force pour le maîtriser s'il se débat. Il aime bien lorsqu'on se débat ; je crois que ça l'excite. Et s'il tue sa victime en la violant, il attend et la viole encore.
-
Quoi ? Comment ? Le Maître qui prêtait sa propre toge ?! Mascotte ne s’y serait jamais attendu. Il eut un instant d’incrédulité. Il hésita à toucher le vêtement, comme si celui-ci pouvait le désintégrer. Il le prit tout de même, avec d’infinis précautions.
« Heu... d’accord. »
Petit rire nerveux. Il s’habilla et procéda à quelques ajustements hâtifs. Les manches très amples faisaient un peu comme sa tunique, un vague air de ressemblance qu’il jugea opportun. Le capuchon et les runes, c’était la grande classe ! Seul bémol, il demeurait pieds nus. Ho, pas grave. Dans le donjon, les chaussures n’étaient visiblement pas à la mode.
« Je ne vous décevrai pas ! » assura-t-il, alors qu’il suivait l’ogre dans le couloir.
Le Maître lui avait promis une grande salle, chose qui ne lui convenait pas. Sauf qu’il n’était pas encore temps de négocier. Avant cela, il devait avoir le plus de cartes possibles en main. Etre efficace, avoir de la valeur, c’était de bonnes cartes. Pour l’heure, donc, il allait s’employer à porter à Wilem le coup de grâce. Il en jubilait d’avance !
Avant de parvenir à la cellule du chat, la souris passa devant celle de Cochette. San s’arrêter de suivre Flertal, il lui adressa un signe de la main et un très large sourire. Puis il rabattit le plus possible le capuchon sur ses traits de rongeur. Voilà le chevalier en vue. Secoué par sa cruelle mésaventure, il était resté allongé par terre. Il n’avait même pas réagit aux bruits de verre brisé. Non, il ne pouvait pas déjà être devenue une loque ! Ça gâcherait le bouquet final ! Fort heureusement, l’apparition de l’ogre bicéphale et de son petit compère en toge sembla le réanimer. Il tourna vers eux un regard qui n’était pas encore dénué de combativité. Il ne reconnu pas Réem. Il le supposait captif, comme lui. Flertal déverrouilla la grille. Le chat se leva. Griffes sorties, il adopta une posture aussi menaçante qu’il le pouvait dans sa situation.
« Venez donc, je vous attends ! »
Diable, il n’était vraiment pas malin ! C’était une vraie invitation pour l’ogre. Mascotte prit donc sans tarder la parole et ce avec une méchanceté travaillée.
« C’est fou ! Même à poil et enchaîné, tu penses à cogner ! »
La voix troubla le félin. On aurait vraiment cru qu’il venait de se prendre une claque. La souris dévoila son visage.
« Salut Wilem. »
« Réem ? Mais... »
Abasourdi, les bras du chat retombèrent. A cet instant, il avait peur, vraiment peur de comprendre. Il exprima une détresse poignante. Et le barde, implacable, lui souriait.
« Mais oui, tu t’es fais avoir ! Depuis le début ! Je bosse pour le Maître. Il a... tout imaginé ! »
« Non, c’est pas possible ! C’est pas vrai ! Je t’ai vu... »
« Me faire crever un œil ? Me faire castrer ? C’était cool, hein ? Moi, je m’en fou, je me régénère. Le Maître pense à tout ! »
Wilem demeura muet. Il tremblait et ce n’était pas à cause du froid.
« Et tu sais pas la meilleur ? Cochette n’a absolument rien fait ! Et oui, elle a vraiment été possédé ! Et toi, tu l’as envoyé ici ! Pauvre innocente ! »
N’y tenant plus, le chat se jeta sur la souris. Mais il oublia la chaîne et s’étala donc aux pieds de Mascotte.
« Petit salopard ! Je vais te tuer ! Je te jure que je vais te tuer ! »
Pour évité d’être attrapé, le barde recula d’un pas. La mine moqueuse, il fit non de la tête. Puis il tapota amicalement l’ogre.
« Ho j’oubliais. Voici mon pote, Flertal. Je me suis dis que tu avais besoin d’un petit câlin pour te remettre de tes émotions. Allez, sans rancune ! »
L’ogre eut son gros rire gras et défit son pantalon. Toujours au sol, Wilem eut un mouvement de recul. Le monstre obèse fit son propre pitch, puis s’avança dans la cellule. Le chat essaya de bondir pour lui mordre les parties intimes. Ce fut le début d’une brève lutte terriblement inégale. Au terme de celle-ci, Wilem, à demi sonné, se fit retourner. Dos à Flertal, les bras coincés, il ne put que regarder Réem s’approcher pour ne pas perdre une miette du spectacle. Pour lui, supporter ce satané sourire triomphant, c’était le pire. Quand il se fit pénétrer, il hurla et le diablotin éclata de rire. Pendant quelques secondes, les cris déchirants et le fou rire diabolique s’unirent en une symphonie à faire froid dans le dos. Wilem n’aurait jamais cru possible de vivre un tel cauchemar ! Sa raison vacilla. Il était déjà certain qu’il allait avoir des séquelles psychologiques à cause de ce drame. Peut-être allait-il avoir la psychose des souris. Un comble pour un chat !
-
Flertal, c'est quelqu'un de bien. Puisque je vous le dis ! Sous ses allures de grosse brute un peu bourrue, c'est un employé modèle, un véritable artisan geôlier, et un bourreau qui aime vraiment son travail. Il a défait sa ceinture et s'avance vers Wilem tout en riant, je crois que la présence de quelqu'un d'autre pour le regarder lui fait plaisir et le motive encore davantage qu'à l'habitude. C'est toujours un peu plus amusant lorsqu'on se donne en spectacle.
-Bonjour petit chat, petit chat colérique. Ahah, j'aime bien les petits chats.
Il n'a en effet aucun mal à maîtriser le chevalier, et à le soulever, maintenant ses bras, à la hauteur de l'une de ses impressionnantes et informes verges. Le gland disproportionné, émergeant d'un prépuce rosé, ne doit pas manquer de beaucoup la dizaine de centimètres de diamètre. Sa victime gigote encore un peu trop, alors il force, tire encore vers lui et un bras finit par craquer sous la force colossale qu'il déploie.
Puis il appuie un côté du chevalier contre le pylône où il est attaché, et prend un certain élan avant de le pénétrer.
Une arme blanche directement insérée n'aurait pas fait beaucoup moins de dégâts : l'anus du petit animal est déformé par le phallus, ses muscles, contractés, sont presque broyés par la pression. Le sang coule déjà alors que le sexe n'est pas encore entièrement entré. Poussant de l'intérieur sur les organes les plus bas, la verge de Flertal appuie sur la vessie, alors contrainte de décharger douloureusement son contenu.
-Il pisse le chat, s'en amuse le bourreau.
Il paraît impossible pour l'ogre de faire entrer plus de la moitié de son attirail dans une si petite enveloppe, mais il aime les défis. Il ressort et prend un nouvel élan, et rencontre toujours une certaine résistance à l'entrée. Il pousse alors encore davantage, attrapant dans son énorme main le buste athlétique du félin pour le tirer vers lui, fêlant sans doute quelques côtes dans la manœuvre. Flertal est joyeux, et il veut le faire savoir en faisant acte de bonté.
-Tu peux participer si tu veux, propose-t-il à Mascotte. Je suis partageur.
Les mots ont un effet impromptu sur la seconde tête, qui paraît émerger de son sommeil. Flertal ne s'en rend pas immédiatement compte. Il poursuit le violent coït, sans discontinuer, parvenant à chaque coup à entrer un peu plus profond et à ressortir un peu plus sanglant. L'autre tête regarde autour d'elle, et de sa voix légèrement plus grave, mais tout aussi stupide, elle se plaint :
-Flertal ! Le chat était pour moi ! Tu devais avoir la souris. Et la souris est là.
-J'ai pas eu la souris, alors j'ai pris le chat.
-Ce n'est pas juste ! Je peux avoir la souris ?
-Non tu peux pas ! C'est un ami, et c'est un ordre du Maître. Mais il y a la poule aussi.
-Ce n'est pas pareil. Je préfère les petits. Je préfère lorsqu'ils craquent et qu'ils se déchirent.
Pendant qu'ils parlent, le mouvement de va-et-vient n'a pas été interrompu pour autant, au contraire. Chaque nouveau coup vient avec un cri supplémentaire et des tintements de la chaîne qui frotte le fol. Pourtant, la deuxième verge, qui a grossi elle aussi, handicape un peu le mouvement, en venant rebondir sur le postérieur supplicié. Flertal commence à pousser des râles rauques près des oreilles de Wilem.
-Tu n'as qu'à le prendre après, j'ai presque fini.
-Tu l'as tout cassé, je veux plus.
-Sois pas idiot, Tillags.
Entraînant un cri presque aussi perçant qu'au départ, l'ogre gagne soudainement cinq centimètres de terrain. Le chat, secoué d'un spasme, commence à cracher du sang. Flertal ne tarde pas à répandre un liquide laiteux et épais dans la plaie qu'il a crée. Il retire son sexe pour que la semence, projetée par grands jets, vienne se mêler à la fourrure du chevalier. Il n'en faudrait pas beaucoup plus pour faire perdre conscience à Wilem.
-
« Non non, moi je regarde juste. Je regarde et je profite ! » répondit, terriblement narquois, Mascotte.
Les mains jointes dans le dos, son éternel sourire accroché aux lèvres, il demeurait obstinément face au supplicier. Et quand celui-ci tournait la tête, il se décalait d’autant pour envahir encore et toujours le champ de vision du chat. Il voulait que sa figure se grave à tout jamais en son esprit, comme une marque au fer rouge.
Les viols classiques, ça ennuyait mortellement le diablotin. Il était assez peu porté sur le sexe, contrairement à ce que sa nature pouvait laisser supposer. Mais là, avec Flertal aux commandes, ce n’était pas un viol, c’était de la boucherie. Et le petit monstre pouvait se délecter de la souffrance de Wilem qu’il ressentait par empathie. C’était un peu comme s’il buvait un vin succulent. Il se laissa enivrer, répondant aux hurlements par des gloussements. Il prêta assez peu d’attention au réveil de la seconde tête de l’ogre, tout du moins jusqu’à l’orgasme. Ce dernier le poussa à s’écarter. Il ne voulait surtout pas salir la toge du Maître. Lorsque le geyser de sperme ce fut tari, la souris revint près du chat moribond. Il se dressa sur la pointe des pieds pour pouvoir lui caresser le museau sanglant avec une douceur hypocrite.
« Pauvre, pauvre Wilem ! Tu en baves, hein ? Tu veux que ça s’arrête ? »
Le Terranide voulut répliquer. Il n’émit qu’un gargouillis et vomit un peu plus de sang.
« Comment ? Tu en redemandes ? Hooo, tu sais apprécier les bonnes choses ! Dis Flertal, si minou meurt, minou revient tout neuf ? Ce serait tellement dommage que Tillags ne puisse pas avoir sa part ! »
« Non... non ! » s’étrangla Wilem, terrorisé.
Impitoyable, Réem pointa la seconde tête du doigt :
« Je te mets au défi de faire mieux que Flertal ! Que ce soit encore plus spectaculaire ! Et peut-être, qui sait, plus artistique ! C’est beau l’art ! »
-
La seconde tête se retourne vers Mascotte. Après une seconde d'hésitation, elle se met à rire de « bon » cœur.
-C'est vrai, il est sympa. Ça aurait été dommage que tu l'écartèles.
-Je t'avais dit. En plus il est plus malin que toi.
-Alors il est aussi plus malin que toi.
-Non, pas forcément.
-De toute façon, de toi et moi, c'est moi le plus beau.
Ils pouffent tous les deux, solidaires. Ils paraissent avoir momentanément oubliés ce qu'ils sont en train de faire. Ainsi, ils lâchent Wilem, qui retombe au sol, et le laissent souffler quelques instants… ou plutôt continuer à cracher du sang. Puis le corps de l'ogre semble un instant se crisper, les bras et les jambes sont parcourus de légers tremblements. Le processus de passage de contrôle terminé, Flertal encourage :
-Allez, tu as entendu la souris.
-Oui. Je vais faire mieux. À bientôt monsieur chat. À très bientôt.
La grosse main du monstre attrape la tête du félin, qui tient presque entièrement dans sa paume. Sans plus de cérémonie, il l'écrase brutalement contre le pylône. Le crâne percute la roche en produisant un son assez réjouissant, éclatant facilement. Des gouttes en provenance de la boîte crânienne, de liquides rouges plus ou moins identifiés, éclaboussent le sol et font une très belle marque à l'endroit de l'impact.
Le corps disparaît presque instantanément. Pendant quelques secondes, il n'y a plus pour seule trace de Wilem qu'une flaque trouble de sang et d'urine. L'ogre se dandine d'un pied sur l'autre, exécutant une sorte de petite chorégraphie joyeuse. Il va jusqu'à faire un tour allègre sur lui-même.
-Ah, tiens, il a pissé ?
-Oui. C'est amusant avec les petits. Ah, bonjour encore petit chat.
Le chevalier est réapparu à la même place, le ventre pataugeant dans ses propres fluides, qui pourtant, pour ce qui est du sang, coule également dans ses veines. À peine est-il revenu que Tillags saute à pied joints sur ses genoux, qui, encaissant presque une demi-tonne de poids, se rompent. Puis il le relève lui-même, le saisissant à la gorge puis au visage. Il le maintient face à lui, dans une position semi-fléchie, le postérieur bas.
-C'est plus risqué.
-J'ai plus de courage. Désolé souris, il va plus pouvoir te répondre, eheh.
Ses doigts prennent possession de la mâchoire, qu'ils écartent jusqu'à ce qu'elle craque un peu. Sous son cuir bleu, le colosse ressent à peine le piquant des crocs. Rapidement, la verge de l'ogre prend place dans l'ouverture ainsi dégagée, forçant la langue et écrasant le palet, sans s'aventurer trop profondément.
En effet, avant d'esquisser le moindre geste supplémentaire, Tillags se détend… et se soulage directement dans le gosier. Sa vessie déverse près d'un litre d'un liquide jaune et salé. Le chat tousse, tente de se retirer, mais le monstre le maintient d'une poigne de fer, n'hésitant pas à éprouver encore un peu plus sa mâchoire. L'écoulement dure une vingtaine de secondes.
-C'est une fontaine. C'est de l'art, hein ?
En matière d'expression artistique, ne faut pas en attendre beaucoup plus de sa part. Il empale le crâne du chevalier sur son sexe. À peine a-t-il atteint la glotte que Wilem est parcouru d'un spasme. Son corps cherche désespérément à rejeter l'intrus qui obstrue son tube digestif. Le phallus est cependant trop imposant, et la pression exercée implacable. Une partie de l'urine ingurgitée est expulsée à grand peine, essentiellement par le nez, alors que le reste demeure coincé quelque-part dans l’œsophage.
Au bout de quelques secondes, le chat manque d'oxygène et sur son visage maculé, ses yeux rougissent. Tacticien, Tillags se retire alors, le laissant régurgiter, et reprendre un peu d'air. Puis il s'enfonce de nouveau, élargissant la voie et déboîtant définitivement la mâchoire. Le gland difforme frappe brutalement au fond de la gorge, plusieurs fois, sans rythme précis. L'estomac de Wilem a vomis toute sa bile lorsqu'il est de nouveau rempli par la semence de l'ogre.
-Félicitations. Félicitations, c'était du bon travail, j'annonce, depuis l'autre côté de la grille. Votre présence apporte un réel cachet à la prestation de Flertal. Vous avez mon respect.
J'ai fait mon apparition avec une nouvelle toge, en tout point semblable à celle que porte encore Mascotte. Les bras joints devant moi, mes mains cachées dans mes manches, je regarde Tillags rejeter dans la fange le félin brisé, aussi bien incapable de se tenir debout que d'articuler quoi que ce soit.
-Oh, bonjour Tillags. Si vous en avez fini, cher diablotin, que diriez-vous d'une visite du Donjon ? Tillags va s'occuper du reste.
-
Il n’y avait pas à dire, l’ogre savait s’y prendre. L’ignominie de la scène n’avait pas grand-chose à envier aux sévices infernaux. Les spectacles horribles que les démons orchestraient étaient peut-être démesurés dans leurs ampleurs, pouvant inclure simultanément des dizaines, des centaines, voir des milliers de suppliciers et autant de bourreaux. Cependant, prit individuellement, c’était du pareil au même avec ce qui se déroulait dans cette cellule. Continuant de se délecter de la souffrance de Wilem, Mascotte affichait désormais une malsaine béatitude. L’apparition du Maître lui fit détourner le regard du chat. Apparemment, il avait réussi sa prestation. Il allait aussi, selon toute vraisemblance, pouvoir garder la toge puisque le seigneur noir en avait une autre. Il s’inclina, de manière théâtrale.
« Ravi d’avoir été à votre convenance. »
Après s’être redressé, la fausse souris, qui pataugeait tout de même dans le sang, le sperme, la bile et l’urine, souleva son habit jusqu’aux genoux pour être sûr de ne pas le tâcher. Puis il s’essuya les pieds sur le dos du félin, un dos assez propre depuis la seconde résurrection. Ceci fait, il bondit hors de la prison, prêt à suivre le Maître.
« J’ai hâte de découvrir votre domaine ! Il a une certaine réputation qui, d’ailleurs, est la cause de ma présence, ainsi que de celle de Wilem. Un donjon connu est un donjon qui attire ! Et un donjon qui attire est un donjon rentable ! J’espère que vous avez récupéré l’épée magique du chevalier, un vrai petit trésor qui mérite, je le pense, sa place dans vos coffres ! »
Tout se passait bien. Le Maître n’avait pas l’air du genre à ne pas discuter. Peut-être cachait-il son jeu, mais le diablotin avait pour l’instant bon espoir d’obtenir au moins une partie de ce qu’il désirait. Et pour l’heure, il pouvait se pavaner dans la même tenue que le grand patron. De quoi plaire à son égo.