Le Grand Jeu
Ville de Seikusu, Kyoto, Japon, Terre => Complexe d'études secondaires et supérieures => Salles de cours et bibliothèque => Discussion démarrée par: Alexis Leigh le jeudi 26 décembre 2013, 22:04:15
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Bordel de bordel de bordel. Les vulgarités avaient beau ne pas être l’apanage d’Alexis, cette fois-ci il fallait bien admettre que la situation en valait la peine. Depuis une heure au moins, elle était perdue dans les livres, à hésiter. Ce que d’ordinaire elle ne faisait pas non plus. La bibliothèque de ce lycée était bien trop grande, d’autant plus que la jeune femme n’aimait pas vraiment les endroits de ce genre. Oh, elle savait lire bien sûr. Mieux, elle aimait ça. C’était un petit plaisir coupable dont personne n’avait eu vent sauf sa mère qui l’y avait poussée. Mais les bibliothèques, c’était synonyme de lycée. Rien que pour passer entre les grilles qui cloisonnaient l’établissement scolaire, Alex avait bien mis vingt bonnes minutes. Elle n’y pouvait rien si tout ce qui se rattachait aux études lui donnait la nausée !
- Ce qu’il faut pas faire, quand même. Je la retiens cette fille. Vengeance de m…
Inadaptée pour les cours, Alexis avait toujours récolté, presqu’avec fierté, les pires notes de ses différentes classes. On lui avait dit et répété de nombreuses fois qu’il n’y avait plus qu’une chose à faire, abandonner et se choisir une voie plus simple. Ce qu’elle avait fait. Et même au sein de l’armée, Alexis avait été incapable d’évoluer. Evidemment ce n’était pas de sa faute, mais elle n’en avait aucune idée. Alors elle était encore là, à ressasser l’idiotie à laquelle tout le monde lui avait fait croire. Les établissements scolaires l’oppressaient, la rendaient malade. La vue des livres était un souvenir bien trop désagréable, malgré l’amour qu’elle éprouvait pour eux. La jeune femme effleura du bout des doigts un livre d’histoire très pointu qui se concentrait sur la seconde guerre mondiale. Elle pencha la tête, hésita à le sortir de son rayonnage pour le feuilleter, mais le remit finalement en place. D’autres en auraient davantage besoin qu’elle.
Après un énième tour dans la salle, Alexis abandonna et se laissa tomber sur une chaise près de la fenêtre, étalant ses grandes jambes sous la table qui lui faisait face et laissant ses bras trop maigres tomber sans grâce de chaque côté de son corps. Elle les fit se balancer un moment en prenant enfin le temps d’observer autour d’elle. De l’entrée, ce piège rempli de livres n’avait pas l’air aussi dangereux. On y voyait surtout une longue allée, qui paraissait sans fin, où les fenêtres laissaient aux étudiants le loisir de se distraire en observant la pluie tomber ou les clubs de sports s’entraîner en contrebas. Pour les soirées studieuses, des lampes étaient installées régulièrement le long des tables, et les horaires d’ouverture étaient très larges pour permettre aux lycéens de toujours fournir de meilleurs résultats.
Sur la gauche de la jeune femme, les rayonnages. Sur une assez longue distance, ils étaient tous perpendiculaires au mur qui la soutenait à moitié. Bien organisées, avec des panneaux indiquant les thèmes proposés dans chaque allée, les étagères abritaient des centaines et des centaines de livres. Et puis tout se compliquait, la disposition changeait et les rayonnages se faisaient horizontaux, puis sans aucune logique ils partaient dans tous les sens. Plus on avançait, plus on était sûr de se perdre. Pour inciter les jeunes gens à ne jamais ressortir de cette prison de papier, quelques tables ou canapés plus confortables étaient disposés au hasard dans le reste de la pièce, au cœur des rayonnages. Quand la lumière baissait où que les nuages reprenaient possession du ciel au dehors, Alexis était certaine de s’égarer. De là où elle était, la jeune femme ne voyait déjà presque plus la réceptionniste à l’accueil, qui l’avait regardée d’un air sévère, comme si elle lisait en elle l’absence de tout sérieux et d’amour pour les études. Pourtant elle avait l’âge d’une étudiante à l’université voisine. Mais rien à faire, Alexis n’avait pas l’air d’y être à sa place.
Alors qu’elle soupirait, déçue de ne pas pouvoir trouver celui qu’elle cherchait, un lycéen ralentit à sa hauteur et s’assit en face d’elle sans se soucier de ses jambes qui bloquaient un peu son installation. La jeune femme, quasiment certaine qu’elle ne pourrait pas mener à bien sa mission en cette fin d’après-midi, retira ses échasses qu’elle plia sous la chaise, et se redressa tout en s’écorchant au passage un coude cagneux qui ne lui arracha pas plus qu’une grimace.
- Tu n’avais aucune autre table de libre ?
Le tutoiement était évident, elle ne se posa même pas la question. Il était plus jeune qu’elle et pas qu’un peu, alors elle lui adressa un grand sourire teinté d’amusement.
« C’est triste de rester seule. Surtout quand on a rien à étudier… »
Alexis laissa donc son sérieux de côté et saisit la perche pour se détendre un peu avant de rentrer. Pendant un certain temps, ils discutèrent de tout et de rien. Alex riait souvent, elle parlait avec de grands gestes, s’exprimait facilement sur tous les sujets qui traversaient son esprit. Lucas était agréable, et elle appréciait son accent qui lui venait droit de France. Incertain, cet adolescent étranger avait déménagé par amour de la culture et vivait déjà en colocation à son âge. Il dut cependant mettre fin à leur échange, s’excusant de la laisser. Lui demandant son numéro, Alexis le lui donna avec plaisir, espérant avoir trouvé un camarade intéressant et sympathique. Mais en partant, il eut le malheur de venir caresser de manière fort suggestive son épaule, et la jeune femme perdit son sourire alors qu’il s’éloignait. Encore un qui ne voulait que ça… Tellement classique, et profondément prévisible.
Mais Alexis ne pouvait s’empêcher d’être, une fois de plus, déçue.
- Tous les mêmes…
Les grandes jambes se mirent en action sans qu’elle s’en rende compte, la menant en direction de la sortie alors que la nuit tombait doucement dans la pièce. Les ombres s’allongeaient sur les murs, créant des reflets presqu’humains dans l’immense salle. Et puis tout à coup, elle trébucha sur une sacoche de cuir laissée contre un rayonnage, comme à l’abandon. Elle se retint difficilement aux montants de bois des étagères les plus proches, et parcouru quelques mètres en sautillant sur une jambe le temps de retrouver son équilibre. Une fois l’exploit accompli, son attention se porta sur les alentours de cette sacoche, et entre deux livres de droit, elle finit par tomber sur un homme assez grand, à l’allure à la fois imposante et douce. Des cheveux, longs pour un homme, encadraient un visage pour l’instant inexpressif, et son bouc rappelait la noirceur de sa chevelure. Il la regardait sans ciller, dans son costume très bien coupé et son écharpe autour du cou.
Une écharpe, à l’intérieur. Soit il était malade soit il se donnait vraiment un style. Ou alors il venait d’arriver, ce qui était également une possibilité. Son regard descendit d’un cran et elle aperçut les gants qui habillaient ses mains avec élégance. Ok, ce mec avait la classe incarnée et à côté elle faisait pâle figure dans son jean délavé et son pull informe pour tenter de cacher son manque de formes. Ce qui, en passant, ne faisait qu’accentuer la maigreur de ses membres. Mais elle n’avait strictement rien à faire de leur différence d’apparence. Parce que c’était lui. Tout coïncidait dans la description. Il n’y avait aucun doute.
- Vous êtes Siegfried. Le prof.
Et ce n’était pas une question. Elle tenait sa proie. Soudainement, toute nonchalance disparut de son visage. Son corps se tendit imperceptiblement, résultat d’années d’entraînement. Elle réagissait immédiatement et prit une position qui la laisserait attaquer sans mal. Son contrat était sur sa tête, et elle ferait tout pour l’honorer. La petite fille était partie en un clin d’œil, laissant son visage vide de toute émotion. Là, c’était son travail.
[Et pour la suite je laisse juste un indice : Alexis est peut-être intelligente, mais elle est influençable. Très.]
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Dès le matin, c'était dur.
Hop !
Il soupirait. Retenait sa nausée.
Une bonne chose de faite, n'est-ce pas ?
Ce n'était pas un tendre, attention.
Que venez-vous faire ici, au fait ?
Mais bordel, c'était dur à voir.
Le regarder.
Z'êtes servis, Hauptsturmführer.
Alors c'était vrai, tout vrai.
À l'odeur se rajoutait maintenant la vue et l'ouïe. Ce type, entièrement nu, portait les stigmates d'un traitement des plus cruels, destinés à se renseigner sur tout ce qu'il aurait pu savoir d'utile. Maintenant qu'on l'avait pressé comme un citron, on l'avait arrimé à un croc de boucher. La quasi-boucle de métal à la pointe acérée pendait à une chaîne, retenue au plafond par un anneau, puis filait vers le mur. Le SS à la musculature impressionnante et au sourire débonnaire allait tirer sur les maillons pour tendre cette même chaîne, et suspendre le gars, qui partait dans un concerto de hurlements déchirants. Siegfried visualisait très bien le métal le perçant en plein milieu du buste, juste sous la partie droite du thorax, et voyait sa cage d'os tenter de sortir de sa poitrine, soumise au poids de son propre corps. Ce fichu squelette tenait bon. Il imaginait sans mal le crocher transpercer ses poumons, ce qui expliquerait sans doute ses crachats de sang abondants, alors même qu'il commence à peiner pour hurler, ainsi que les autres organes, se vidant de tous leurs fluides à l'intérieur même de son corps.
Et il se débat. Comme si il pouvait s'en libérer. Mais non, mon gars : Si jamais tu devais te défaire de cette pendaison, ce serait sans tes côtes, et, crois-moi, il vaut peut-être mieux que t'y restes. En fait, non, il n'y a pas de mieux. Vie de merde, hein ?
Le conséquent (dans la carrure) bourreau se lave les mains dans le lavabo de métal à côté de lui, épongeant le sang tenace qui ne veut pas en partir.
Parfois, j'me demande s'ils savent c'qu'on leur fait, à leur gars qu'on attrape.
Qui ça ?
Bah, les anglais par exemple.
Américain. Celui-ci est américain.
Et jeune, trop jeune pour mourir ici, se vidant de son sang dans une pièce qui empeste le sang séché, les rejets du corps humain en tout genre, la sueur, le vomi, la merde et la pisse, et que sait-il encore. Les sols et les murs n'étaient pas propres, mais on ne peut pas dire qu'il étaient sales. Disons que certaines traces de crasses accumulées noircissaient un béton qui n'en avait pas besoin au départ. L'équipe de nettoyage ne doit pas passer trois fois par jour. Tout était immonde, et l'enfer devait avoir ce genre d'ambiance, se dit l'officier, sa gorge se soulevant une nouvelle fois, agressée par la puanteur, saturée par les images des torturés qu'il imaginait, passés des jours avant, leurs entrailles traînant hors de leur corps, dépecés, démembrés, décapités, immolés par les balles et le métal, une cervelle éclatée contre un mur, répandant les neurones en coulis grisâtre mêlé à du jus écarlate, les dents brisées une à une, les ongles arrachés, la peau découpés, la tête tranchée, d'abord rien que le scalp, puis le cou ensuite. Ca tournait, ça tournait, les miasmes putrides arrivant à imprimer dans son esprit toutes les scènes qui avaient pu se dérouler ici, sous la juridiction qu'il protégeait farouchement.
Vous savez, moi je les cajole, mais j'suis pas leur mère, Hauptsturmführer, j'ai aucune idée de qui ils sont.
Connaître son ennemi est important. Par exemple, qu'il soit américain nous renseigne sur le fait que les yankees sont désormais après nous plus sérieusement qu'avant.
Ca devenait difficile de se faire entendre sous les cris du supplicié. Il implorait la grâce, croyait comprendre Siegfried. Enfin... Il demandait la mort, quoi. Un pragmatique, qui a renoncé à la vie.
Il voulait tuer Himmler, vous savez ? Sacré criminel.
En quoi vos travails diffèrent ?
Le bourreau paraissait étonné.
Hauptsturmführer, j'exécute une décision de justice, j'ai même des papiers signés, j'suis qu'un fonctionnaire moi, pas un assassin.
Il y a quelque part un papier signé qui ordonne la mise à mort du Reichsführer, vous savez. Et lui est payé par son gouvernement pour l'appliquer. Au moins, lui aurait fait ça proprement, et vite...
Hauptsturmführer... Vous êtes sérieux ?
Siegfried se radoucit soudain, et tape sur l'épaule de son collègue.
Bon courage dans votre travail. Ce n'est pas facile, mais le Führer nous demande à tous des sacrifices.
Il s'éloigne. Les salutations du bourreau résonnent dans les couloirs, mais il n'entend pas, à cause des hurlements désolants du condamné.
Un quart d'heure après, il n'avait pas cessé de lutter pour ne pas vomir.
ᛋᛋ
Un rapide état des lieux lui permettait de deviner ce qu'il estimait suffisant pour appréhender ce corps inconnu faisant intrusion dans sa vie.
Le physique déjà. Le peu de soin apporté à la tenue par la demoiselle le renseignait sur une certaine mentalité, qu'il qualifierait de pragmatique, négligeant la classe au profit du confort ; problème étant qu'elle n'était pas une simple adolescente mal fagotée, mais ce qui semblait être une adulte étant restée bloquée quelques années en arrière, d'où une appréhension juvénile de la personne. Néanmoins, par une taille supérieure et la détermination dans son ton, il comprenait qu'il n'avait pas affaire à une adulescente attardée. Elle devait juste être un peu marginale, décalée par rapport à la moyenne. Intéressant.
Reprenons ses paroles. Il est Siegfried. Il l'est, oui. Les professeurs de type européen sont plutôt rares ici. De plus, celui-ci était connu pour sa coolitude naturelle en cours, sa classe rigide, très allemande, et quelques autres faits plus particuliers qui ajoutaient à sa légende. Les mots dénotent une certaine agressivité, mais il ne se sent pas en danger pour autant. La chute manquée ajoute d'ailleurs à la détente dont il fait preuve : Il avait tendu le bras pour la rattraper, d'abord inquiet, avant de la voir se rattraper elle-même, et de réprimer un sourire qui aurait pu paraître moqueur, bien qu'il n'eut été que simplement amusé. Tant pis.
Les présentations requièrent habituellement de donner son propre nom, et non celui de l'interlocuteur. Permettez ?...
Haut niveau de japonais. Accent très léger. Il retire calmement le gant en cuir, à sa main droite, doigt par doigt, puis l'accessoire en entier, déposé sous son bras gauche. Il tend ensuite sa main vers elle, comme pour l'inviter à la serrer, avant de finalement lui prendre les phalanges ; ses gestes sont doux, mesurés, bien peu menaçants en vérité, invitant à la confiance.
À défaut d'avoir votre prénom, laissez-moi avoir votre main.
Et, se penchant, dépose, telle une plume égarée, un baiser sur les doigts de la donzelle. Sourire ravageur qui suit, de quoi la faire définitivement tomber sous son charme prussien, et s'en retourne soudain à ses livres. Il cherche quelque chose sur le droit commercial chinois, son sujet d'étude du moment tant la matière lui semble particulière.
Que puis-je faire pour vous ? J'ai une montagne de travail, mais si vous faites court je veux bien vous accorder un peu de mon temps. À votre service.
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La vie c’est comme une boîte de chocolats, on sait jamais sur quoi on va tomber.
Alexis n’avait jamais rien entendu de plus con au monde que cette réplique. Déjà, le chocolat c’était plutôt un truc agréable, au goût prévisible malgré les variantes existantes. C’était… toujours du chocolat, toujours. Alors que dans la vie on ne pouvait pas dire « ce sera toujours ça, ou ça ». La preuve en était que normalement, dans ses missions, Alex tombait sur des personnes peu avenantes. Notamment dans les histoires de vengeance, elle arrivait toujours à détester la cible presque autant que son client. Quand une femme venait lui demander de piéger son mari infidèle, elle le faisait avec un plaisir certain. Parce que de toute façon, ces mecs étaient tous les mêmes. Une paire de seins, et ils s’emballaient. Mais au final, c’était toujours un vieux porc dégoûtant avec des techniques de drague dépassées et terriblement démodées. Par exemple, les baisemains. Sérieusement, qui se fendait encore d’un presque baiser sur une main aux oncles sales de la première fille venue ? Cette pratique avait bien un siècle ou deux, au bas mot.
Et ce fut pourtant sa propre main qui fut victime de l’attaque sournoise du professeur en face d’elle, devant lequel elle avait fait une entrée pitoyable. Au lieu de partir d’un rire franc comme n’importe qui l’aurait fait, il prit le temps de la saluer avec le protocole qu’exigerait une cour royale. Au moins. Même si Alexis n’avait jamais mis les pieds dans ce genre d’endroits, et ne risquait pas de le faire. En tous les cas, il en faisait un peu trop. Et c’est précisément cela qui le sauva de la mandale qu’elle pensait lui coller. Trop surprise pour faire quoi que ce soit, Alexis suivit l’entièreté de l’action comme si elle n’était que spectatrice. Privée de son propre corps, elle semblait faire partie des livres quand il se redressa pour reprendre ses activités entamées précédemment. Aussi pâle que les pages de papier, la jeune femme resta la bouche entrouverte sur un début de protestation, plongée dans le fantôme d’une réplique qu’elle pensait bien sentie.
Normalement, quand on l’approchait comme ça dans le cadre de son travail, elle frappait avant et questionnait après. Pas de compromis, pas d’hésitations. La règle était de ne pas se laisser surprendre. Parce qu’elle risquait parfois plus gros qu’une série d’injures. Il lui était déjà arrivé de se retrouver face à des demandes bien plus… exotiques qu’un simple mariage allant à la dérive. Et si dans sa vie privée les choses n’étaient pas comparables, au boulot Alexis n’autorisait personne à l’approcher sans son consentement. Ou alors il fallait être prêt à en payer le prix. Et pour ce moment d’égarement, Alexis se serait bien collé une baffe à elle-même. Il aurait pu lui faire à peu près n’importe quoi après ce baiser qu’elle n’aurait pas réagi.
Sa main resta dans l’air une bonne minute entière. Soixante secondes de solitude qui lui furent nécessaires pour qu’elle puisse refermer la bouche. Sa mère aurait dit qu’elle pouvait gober les mouches. Fermant les yeux comme pour retrouver ses esprits d’une manière ou d’une autre, elle toussota pour se donner une contenance, plaçant son poing devant sa bouche dans un geste qu’elle pensait travaillé et empreint de distinction. Puis elle reporta son attention sur celui qui lui avait superbement sourit au lieu de s’offusquer de son entrée en matière peu conventionnelle. Bordel, Alexis s’était attendue à tout sauf à ça. Autant dire que Siegfried avait employé la seule voie qui aurait pu la déstabiliser.
L’invective, la surprise, la gêne, l’anxiété, elle s’y attendait. Mais le plus beau sourire de tout le campus et des bonnes manières sorties tout droit d’un de ces livres d’histoire qui prenaient la poussière quelques rangées plus loin, ça non. Encore moins alors qu’il reprenait ses recherches comme si elle n’existait plus, seule sa question étant restée en suspens. Etrangement, Alexis se remémorait les paroles de sa cliente.
« Il vous charme et après il vous fait des choses horribles. S’il vous plaît, je veux juste que vous puissiez lui faire mal. Il a mérité tellement plus ! Mais il est trop dangereux. Je veux… Je voulais chasser ce sourire de ma tête ! »
Ah oui, ce sourire. Effectivement, il y avait de quoi devenir folle si on en rêvait toutes les nuits… Cauchemarder ! Cauchemarder, bien évidemment. Alexis se mordit la langue. De quel côté était-elle ? Hors de question de se faire si facilement amadouer, avec une simple expression charmante et si bienveillante. Elle posa son propre sac sur une des étagères, de manière à ce que la minuscule caméra qui y était cachée puisse filmer la scène. Elle s’engageait toujours à laisser une trace pour satisfaire et fidéliser la clientèle.
« C’est un prof de la fac, vous ne pourrez pas confondre. On le croirait parfois sortit d’un autre âge ou d’un milieu social bien différent. Il exagère partout. Trop poli… Trop sérieux… Je me suis laissée avoir par son jeu. »
Alexis, après quelques trop longues minutes passées à mettre de côté son éducation qui lui enjoignait de se montrer aussi polie que son interlocuteur, prit une grande inspiration.
- Pas besoin de mon prénom on ne va pas se côtoyer longtemps. J’ai juste un petit message pour vous. Il paraîtrait que vous êtes un enfoiré fini.
La jeune femme posa sa main sur celle de Siegfried pour l’empêcher de prendre un nouvel ouvrage. Tout en essayant de se convaincre qu’il n’était vraiment pas ce qu’il semblait être, Alex repoussa le livre dans son emplacement et fit une révérence parfaitement maîtrisée –quand on veut être princesse à l’âge de six ans, la persévérance est votre meilleure alliée- comme pour se moquer de son attitude.
- Et une petite souris au regard triste m’a demandé d’aller faire ce qu’elle ne peut pas. Aussi, veuillez m’excuser. Ça n’a rien de personnel, c’est juste mon travail.
Se redressant, Alexis lui sourit de la manière la plus posée et réfléchie possible. Tentant d’imiter son style pourtant bien supérieur au sien. Surtout que tenter d’avoir de la classe quand on est fagotée comme pour traîner des heures sur un chantier, est souvent synonyme d’échec. Et si son salut très protocolaire était sans faille et presque élégant, son sourire posé paraissait plutôt être une grimace.
- Comme je vous l’ai dit, rien de personnel. Mais j’ai besoin de mon salaire.
Prenant appui sur sa jambe maîtresse, Alexis leva d’un coup l’autre genou pour le projeter en direction de la poitrine de son interlocuteur. Elle voulait simplement le rendre ridicule le temps d’un enregistrement vidéo. Pas vraiment lui faire mal –il paraissait trop résistant pour cela-, mais le prendre par surprise. Chasser l’air de ses poumons, le faire respirer difficilement pendant quelques minutes. Chercher son air, devenir tout rouge, pousser des râles sous le manque d’oxygène. Et elle comprenait d’autant mieux la demande de sa cliente, qui avait souhaité détruire cette apparence parfaite, ce doigté délicat et cette préoccupation du détail.
C’est que c’était agaçant, les gens aussi parfaits. Mais dans un coin de sa tête, Alexis se demandait ce qu’il pouvait bien avoir fait pour faire naître autant de rancune dans les yeux verts d’une étudiante des plus banales : très jolie, avec des formes agréables …
Ah bordel, voilà qu’elle allait éprouver davantage d’antipathie pour sa cliente que pour celui qu’elle venait d’essayer de frapper.
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Il pare le coup, sort un flingue, et appuie sur la gâchette, en direction de sa tête.
Alouette.
Ou pas. Ca, c'est le scénario idéal.
Mais chaque partie du plan échoue. D'abord, la parade, qui sera tardive et donc à moitié raté : Le genou filant vers son buste ne sera pas arrêté. Ses réflexes, bien que plus aiguisés que la moyenne, n'ont pas été suffisant, et il a bêtement cherché à stopper le pied, pensant que c'était lui, l'arme utilisée, et non pas l'excroissance osseuse de l'articulation reliant cuisse et mollet, qui, tout comme le coude, est un outil bien plus puissant que les extrémités, mais singulièrement plus difficile à utiliser.
Aussi, en opposant son bras tendu, il lui attrape la chaussure... Et encaisse le genou dans les côtes, son corps s'étant un peu tourné, par réflexe. Le fait qu'il ait chopé la basket aura au moins amorti le choc. Il grogne, mais n'attendra pas un seul battement de cil pour répliquer.
Le pistolet, ensuite. Le Walther n'est pas dans la veste. Ni dans le pantalon. Pas besoin de toucher, il le sait immédiatement : Pas le souvenir de l'avoir pris en ce jour, comme il lui arrive de le faire parfois, et pas de sensation de gêne à un quelconque endroit de son physique. Aussi, il va devoir finir la chose à mains nues. Il lui tient toujours le pied – pas lâché depuis la seconde auparavant, où elle avait ouvert les hostilités – et l'utilisait pour la faire venir brusquement à lui, comme un caméléon attraperait son frugal repas musquin pour le mener irrémédiablement sous sa dent. Alexis près de lui, il utilise son autre bras pour entourer son cou, lâchant maintenant son pied, et la retourne, lui lançant brutalement la tête contre les livres. Son nez heurtera, un peu de côté, l'excellent « Capitalisme et Socialisme : Quel avenir ? », qu'il avait déjà lu il y a quelques mois.
Reprenons alors le tableau, qui s'est maintenant mis en pause : Un SS, déguisé en type plutôt respectable, costard Hugo Boss, un gant manquant et l'autre présent, manteau négligemment ouvert, portant un soin impeccable à sa pilosité et son allure, maîtrisait ce qui semblait être une jeune délinquante trop vieille pour être encore considérée ainsi, un bras enroulé comme une écharpe autour de sa gorge, réprimant son débit d'air, la pauvresse quelque peu débraillée pouvant légitimement apparaître comme victime de la cruauté d'un tyran qui n'avait de respectable que l'apparence. Regard à gauche, à droite. Personne. Gardons un volume correct à cette entrevue, ne hurlons pas, murmurons.
Calme. Si votre petite souris a besoin de discuter, qu'elle vienne me voir elle-même. Je suis un homme de dialogue et sait trouver le compromis.
Le moindre mouvement de la part d'Alexis, que ce soit pour se débattre ou pour l'agresser de nouveau, par exemple en cherchant à lui mettre un coup dans l'estomac, sera le prétexte attendu par Siegfried pour la faire immédiatement basculer sur le côté. Lorsque ses pieds chercheront des appuis, ils se heurteront à celui du nazi, mis là pour la faire trébucher. Il semble connaître son affaire en free fight, le garçon. Elle ne peut que s'écrouler, entraînée mais supportée par le professeur, qui lui met la face à terre, le genou entre les deux omoplates, un bras tordu derrière le dos dont il ne se soucie pas de lui faire éprouver la vive douleur due à la contorsion peu naturelle des articulations qui le compose.
Maintenant, si vous tenez toujours à jouer les justicières de pacotille, sans même vous assurer que ce rongeur dit vrai ou pas, et qu'il se peut que tout ne soit que l'affaire d'une jalousie, d'une mésentente ou d'un règlement de compte à cause de résultats médiocres en classe (car il savait certains élèves capable de tout), alors vous ferez ça ailleurs. Le savoir étant le bien le plus précieux de l'humanité, je me refuse à risquer d'abîmer un seul livre par une violence aussi vaine qu'idiote.
Il la relâche, récupère son gant tombé à terre, rajuste sa cravate face caméra, sans se rendre compte qu'il est filmé, attrape le livre qu'il tenait, et disparaît à l'accueil pour l'emprunter au plus vite, et sortir sur le campus. Tout s'est passé incroyablement vite, et lui-même vient tout juste de reconstituer la scène dans sa tête. Seul son instinct a pu le sauver, celui-ci devant sans doute sa vélocité de compréhension et d'adaptation aux modifications génétiques dont on l'a affecté. Il se rend compte qu'il a mal au poignet et au pouce, ceux-là ayant pris le coup de pied qui n'en était pas un. Ce sera passé dans quelques minutes. Il a son livre, son intégrité physique. … Et sa paranoïa. Car il se retourne maintenant derrière lui, en plein milieu de la cour, cherchant à voir si « on » le poursuit. Direction ? Une salle de classe vide, il a des copies à corriger. Et espère y arriver avant de se faire agresser en public.
Se prendre une balle dans le dos, ça fait mauvais genre quand on est un officier.
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A la seconde où son genou entra en collision avec des côtes sans émettre le craquement escompté, Alexis sut que c’était mauvais. D’ordinaire, ça casse facilement, ces petites choses-là. D’autant plus les côtes flottantes qui n’avaient aucune raison de lui résister à elle, si ce n’était par manque de puissance. Ce devait être ça. Il avait réussi à rendre le coup presque inoffensif, et elle n’avait rien pu faire. Pire, il l’avait presque arrêtée en attrapant sa cheville et en s’en servant comme d’une arme à son encontre. Siegfried avait réagi incroyablement vite, et bien. Elle-même n’aurait sans doute pas fait mieux. Etant donné le peu d’informations dont il disposait, si Alexis avait été à sa place elle se serait pris le coup de plein fouet, et serait effondrée par terre en ce moment.
Elle était pourtant plutôt douée dans l’affrontement, mais la surprise avait une place très importante dans la réussite d’une attaque. Lui l’avait déviée sans le moindre mal. Et alors qu’elle était presque en train d’étouffer sous son bras qui la serrait, Alexis songeait à l’impossibilité pour un prof normal de faire ça. Clairement, ses réactions n’étaient pas celles d’un homme de son âge des plus ordinaires, même s’il était incroyablement bon en arts martiaux. Il était directement arrivé à la possibilité la moins délétère pour lui, en une fraction de seconde.
Le craquement eut pourtant bien lieu, mais ce fut de son nez qu’il arriva.
Alexis eut tout le loisir d’être aux premières loges pour entendre le cartilage céder. Et merde, encore une fois les livres et surtout la bibliothèque gagnait contre elle. Même dans son élément, il fallait que le lieu lui porte la poisse. Son cerveau, privé d’air, n’enregistra qu’à peine les paroles de son adversaire. Elle les entendit, mais n’écoutait déjà plus vraiment Siegfried. Tout son organisme s’était automatiquement mis en mode « Alerte : Danger ! ». Son cerveau ne faisait que réfléchir à un échappatoire, ses muscles se tendaient pour ne pas abandonner la lutte et laisser son corps dans l’action, sa gorge passait en fonctionnement réduit pour se contenter du peu d’air qui filtrait encore de l’étreinte sans faille du professeur.
Sans faille. Ce n’était pas normal. Et pourtant, Alexis avait beau tester toutes les issues possibles en de faibles mouvements, il était évident qu’aucune n’était possible. Elle allait répliquer quelque chose pour tenter dans une ultime possibilité de le déconcentrer, quand elle finit le visage contre la moquette confortable de la pièce, qui atténua d’ailleurs son gémissement de douleur. Toute protestation était désormais impossible. Se mordant la lèvre au sang, elle ne put que retenir sa faiblesse et le laisser maître. Ce qu’elle détestait.
Et puis, contre toute attente, il la relâcha. Alexis ne put que grogner pour toute réponse, trop occupée à se rouler en boule pour soulager son épaule, mais surtout protéger sa tête et son torse s’il comptait accentuer sa réplique. Elle n’était pas en état de fuir et préférait se protéger comme elle pouvait. Mais au bout de cinq minutes passées à attendre, Alexis se déplia un peu et put constater qu’il était parti. Juste parti.
- Putain de merde. Même ça, c’est grand seigneur.
Le soir même, Alexis fit irruption chez sa cliente avec la vidéo. Ignorant superbement le léger détail de la nudité de Mizuki, manifestement très occupée à chevaucher un de ses camarades de promotion, la jeune femme jeta la carte mémoire au sol.
- Il se prend un coup. J’ai pas pu faire mieux, je pense que tu as omis d’oublier qu’il savait se défendre. Je vois que tu es passée à autre chose. Fais le virement sur mon compte, et rajoutes-en un peu pour la prime de risque. J’ai passé cinq heures à l’hôpital pour me faire remettre le nez en place.
Et elle fit demi-tour sans plus se soucier des protestations dans son dos. Effleurant encore son nez douloureux mais remis d’aplomb, elle grimaça sous un mouvement de bras trop précoce. Il lui avait fait mal. Mais surtout, Alexis était curieuse de savoir ce qu’il avait pu faire à Mizuki qui avait refusé de parler. Et comment il était si bon. Et le reste. Elle ignora les appels frénétiques de son ancienne cliente sur son portable. Elle ne devait pas être contente, mais n’aurait d’autre choix que payer, Alex y mettrait un point d’honneur. Maintenant que cet interlude était clos, elle n’était plus liée à ce professeur.
Et pourtant, un mois plus tard, c’est une Alexis au nez enfin cicatrisé qui poussait la porte d’un amphithéâtre qu’on lui avait indiqué. Pénétrer dans le campus avait été un obstacle presqu’insurmontable, et sur le chemin elle avait traîné en sympathisant avec un ou deux occupants de cette bâtisse estudiantine. A présent elle était de repos, et son caractère enjoué remontait à la surface. Ici elle avait participé à un match de volley, là avait aidé à transporter des cartons de livres. C’est le sourire aux lèvres qu’elle descendit les marches pour se planter devant Siegfried penché sur des copies. Il l’avait très certainement entendue entrer, vu le peu de soin qu’elle avait mis à être discrète.
- Déjà, pas la peine de me mettre au sol, je ne compte plus vous frapper.
Alexis réitéra sa révérence de la dernière fois en souriant. Le contraste devait être intéressant. Elle était la même, et pourtant aucun trait de son caractère de leur dernière rencontre ne subsistait. Elle avait perdu sa morgue, sa volonté de dominer et de ridiculiser. Elle se fichait bien de Mizuki, et au final n’était revenue que pour une seule chose.
Lui répondre. La dernière fois elle n’avait pas pu, et la jeune femme détestait ne pas mettre un point final à une conversation. Elle resta là, debout devant lui, et reprit naturellement comme s’ils ne s’étaient jamais arrêtés, mais surtout comme s’ils ne s’étaient jamais battus.
- Je ne suis pas une justicière, je fais juste mon travail. Je me moque bien de savoir ce qui est fondé ou pas, et pars du principe que tout le monde mérite de toute façon d’être puni pour quelque chose. Enfin, je tiens à vous faire remarquer que mon nez a, par la force de votre main, malencontreusement abîmé un livre qu’il a tâché de sang. Il a été racheté et remplacé par un mystérieux donateur. Ou donatrice.
Il avait la même apparence que la dernière fois, et elle à part un nez légèrement tordu à présent, aussi. Le jean avait changé mais ne la rendait pas plus féminine, et si des bottines avaient remplacé les basket, elles n’avaient ni talon ni rien d’autre qui pourrait la mettre en valeur. Du fait de la température clémente, c’est un simple t-shirt blanc assez masculin qui l’habillait, et non un sweat informe. Si bien que l’on voyait sa taille fine, mais c’était bien involontaire, et encore une fois la seule marque qui aurait pu faire penser à un corps féminin.
-
Surpriiiiise.
Pas mal joué, Alexis, pas mal. Le professeur est totalement abasourdi par cette apparition. Il n'y croit pas, pour commencer, et semble l'examiner en long et en large pour voir si elle ne cache pas une arme sur elle, ou même un quelconque mouvement indiquant une intention belliqueuse, une micro-expression du visage pour trahir ses mensonges, ou quoi que ce soit qui servirait sa paranoïa et nourrirait son envie de violence. Mais non, rien du tout, ou du moins, rien de bien convaincant. Il n'a d'autre choix que de soupirer, se taire, et réfléchir à la réaction qui serait la plus naturelle pour un homme normale.
Parce que sa solution à lui, ce serait de se lever et de lui en coller une. Et de hurler. Hurler jusqu'à ce qu'elle ait compris qu'on ne s'attaque pas à sa personne, à ce noble de Prusse qui déborde d'orgueil. Mais ce serait peine perdue : Il est sûr qu'elle n'entendrait rien, parce qu'elle n'est pas comme les petites connes en tenue d'écolière qui boivent les paroles du grandiloquent enseignant et se terrent de peur quand il hausse la voix. Il sent la personne blasée, et peut-être se trompe-t-il, mais il sent que toute crise de nerf serait inutile face à son agresseuse (oui, c'est elle l'agresseuse, oui). Aussi, il décide de jouer la diplomatie.
Alors qu'il allait parler, la porte s'ouvre de nouveau. Une jeune femme, en uniforme, avec un léger sourire qui s'estompe immédiatement, avec une interjection de surprise, en constatant qu'il y a quelqu'un. Elle regarde la nana, le prof, la nana.
« Je repasserai. »
Et disparaît. Siegfried sourit, se lève pour s'assurer que la porte est bien fermée, et en revient à Alexis, d'un pas mesuré. Comme s'il réfléchissait à ce qu'il pourrait dire de mieux, et plus il est lent, plus il gagne du temps. Arrivé près d'elle, il ne semble pas s'être décidé. Tant pis, balance ce qui te vient.
Je devrais vous frapper.
Oui, bon, ça c'est pas neuf, tu es un violent de toute façon, la donzelle doit l'avoir compris, les pacifistes spécialistes en close-combat courent pas les rues, trouve autre chose de plus impressionnant.
Mais pour votre bonne action envers cette relique sacrée du savoir humain qu'est le Livre, et puis vous venez ici faire amende honorable, je suppose que j'ai sans doute mieux à vous proposer en réserve. Tiens, pourquoi ne pas me donner le nom de votre commanditaire, pour commencer ? Chacun doit être puni pour ses actes, en effet, et avoir tenté d'atteindre à mon intégrité physique est quelque chose que je me dois de sanctionner. Et puisqu'en plus, cette personne a payé quelqu'un pour le faire, je vais devoir alourdir sa peine pour son manque de courage... Permettez ?
Il portait une main au menton d'Alexis pour lui relever le visage, et examinait son nez, cherchant à déceler les traces de la réparation.
Ravi que ça ne vous enlaidisse pas. Bien... Donc, qui est l'inconscient qui vous a payé pour me faire du mal ? Et inutile de me proposer vos services. Vous m'avez l'air assez piètre au final, avec tout le respect qui vous est dû, et je ferais sans aucun doute un meilleur travail par moi-même. Sans vouloir vous insulter. … Non, oubliez ma dernière phrase.
Et va se rasseoir, reprenant l'air de rien la correction de ses copies. Et peste sur une phrase qu'il raye de son rouge ravageur.
-
Il y a des moments comme ceux-là où l’on a l’impression que le temps suspend son cours. Il décide arbitrairement d’arrêter son vol et de s’installer quelque part. Quand le destin s’y mêle, c’est l’apothéose d’un grand moment d’incertitude et de calme, où rien ne se passe avec une grâce mesurée. Eh bien le laps de temps durant lequel Alexis dut attendre une réponse de la part de son interlocuteur fut de ceux-là. Tout était destiné à la faire attendre, et Siegfried s’y employait très bien. L’interruption malvenue avait été brève, et pourtant cela avait comme brisé son arrivée des plus surprenantes.
Quelle idée de retourner voir celui qui nous a brisé un des os de notre corps, le saluer en grandes pompes et aborder la situation comme s’ils avaient été de vieux amis. Alexis était plutôt satisfaite de cette entrée en matière, sûre de surprendre là où le visage calme n’en avait pas l’air capable. Cela ne serait que la deuxième fois, et la jeune femme comptait bien mettre un point d’honneur à réussir cet exploit à chaque fois. Au moins elle marquait les esprits, et ce professeur à l’attitude si placide n’aurait sûrement pas les dérives des jeunes hommes qu’elle rencontrait et laissait tomber toute formalité amicale pour obtenir plus.
Non pas qu’elle espère de faire de Siegfried un ami. Elle n’attendait rien, en fait. Juste créer la surprise dans ce visage si calme. Et s’il le fut, surpris, il le cacha bien. L’interruption d’une jeune fille les yeux pleins d’espoirs puis de déception à la voir gâcha tout son travail d’arrivée et laissa à son interlocuteur une possibilité de se remettre de ses émotions. Il agit donc comme si de rien était. Lentement, calmement, il prit enfin la parole.
Pour lui signifier que la chose logique à faire était de lui rendre l’agressivité de la dernière fois histoire de lui faire passer l’envie de recommencer. Oui, bon. Quelqu’un d’aussi réactif dans ce genre de situations, quelqu’un qui sait se battre, quelqu’un de fier ne pouvait que lui dire cela … Quoique, la jeune femme s’attendait davantage à ce qu’il le fasse sans un mot. Elle aurait juste fait en sorte qu’il évite les endroits trop sensibles … Les coups en eux-mêmes ne lui faisaient pas spécialement peur, elle en avait pris une palanquée durant sa formation.
Alexis relâcha toutefois la tension dans ses muscles lorsqu’il reprit la parole. Quelqu’un qui parle a moins d’entrain à frapper, n’est-ce pas ?
- Je n’ai que cet avantage à vos yeux, n’est-ce pas ? Pragmatisme avant tout. C’est peut-être la seule raison pour laquelle je n’ai pas encore le cou brisé, ou un autre endroit de mon corps à votre convenance.
Alexis planta son regard dans le sien, louchant un peu quand il s’inquiéta de l’état de son visage. C’était presque attentionné. Si on n’essayait pas de lui donner un coup dans le plexus, cet homme pouvait sûrement se montrer sympathique. Pour autant, elle ne comptait pas céder si facilement.
- Je passerai sur vos critiques que seul celui qui réussit à s’opposer à moi peut proférer. Si, parce que vous avez pu me maîtriser, vous pensez que je suis mauvaise, alors c’est que vous avez bien peu d’estime pour vous-même. Et je ne pense pas que vous soyez homme à vous dénigrer. Après tout j’ai quand même réussi à atteindre mon objectif.
Alexis lui sourit mais sans aucune moquerie ni animosité. Juste parce que c’est vrai. Elle le regarda tracer des lignes rouges, son visage s’animant à peine d’une moue inconsciente quand il rature des inepties de ses étudiants. Elle laissa passer un peu de temps, avant de reprendre en s’asseyant sur le banc d’amphithéâtre du premier rang.
- Vous comprendrez bien que révéler mes sources parait difficile. Même si je n’apprécie pas plus que cela cette fille, le secret professionnel est une bonne excuse. Je ne suis pas contre l’idée de vous venger, mais c’est moi qui vous ai agressé il me semble. C’est donc moi qui mérite une correction.
Pas du tout masochiste. Le pire c’est que tout était parfaitement logique dans l’esprit de la jeune femme. Elle aimait les choses simples, et pour elle c’était évident. S’il devait se venger c’était sur elle, même s’il l’avait déjà fait, au final. Un nez ce n’était pas grand-chose, surtout pour l’humiliation qu’il avait subie sans même le savoir.
Elle ne le quittait pas des yeux, guettant ses réactions. De toute façon ce matin elle n’avait rien d’autre à faire que de venir se frotter à quelqu’un qu’elle n’avait aucune chance de rencontrer dans un contexte plus habituel.
-
Si elle voulait le déstabiliser, c'était une nouvelle réussite. Après avoir tenté de faire l'air de rien, l'attention suivant sans mal la correction des copies qu'il estimait assez mauvaise et le petit monologue de l'intruse qui dissertait pour esquiver ses affirmations et questions, il s'arrêtait net lorsqu'elle lui proposait de... de quoi, en fait ? De prendre à la place de la commanditaire ? Il faut se mettre à sa place, à ce pauvre garçon, maintenant au bord de la syncope : La traînée (ou tout autre qualificatif insultant) qui l'avait frappé, et qui méritait donc pleinement un châtiment dispensé par l'allemand en personne, demandait cette punition. Si Siegfried ne lui avait pas déjà appliqué, c'était probablement, comme elle l'avançait, pour avoir une information plus importante que ça, à savoir l'identité du tiers responsable de tout. Mais jouer de persuasion avait été au final assez inutile, puisqu'elle venait quémander sa claque, et ne donnait toujours pas le nom de son client. Projet « Donne-moi ce que je veux ou c'est toi qui prend ! » avorté. Il va falloir trouver autre chose.
… Et donc, tout ce temps, pour se faire ses petites réflexions, il ne bougeait pas. Bon sang, on pourrait le prend pour un lent d'esprit, à force. Il pense plus vite que les autres, normalement, mais là, il s'agit de faire marcher son petit cerveau démoniaque pour trouver de l'inédit, de l'imprévisible, et ça ne venait pas. Sa créativité était à plat, sans doute à cause de la surprise. Les ongles de sa main gauche galopaient, tandis que, droitier, le stylo avait stoppé de saigner son encre sur les copies des pauvres élèves. Trouve quelque chose. Trouve quelque chose. Tr...
Hm. Bon. Tant pis. Faisons sans originalité, c'est mieux que de ne rien faire, n'est-ce pas ?
Souriant, le professeur se lève de nouveau de son bureau, s'approchant d'elle. Il lui tend d'abord la main pour qu'elle se redresse et, debout, lui fasse face. Ses doigts de soldats se posent sur sa joue, la caressent, éprouvent sa douceur et le confort de sa peau.
Vous me proposer de me défouler sur vous, hm ?... Vous me proposez de... d'éprouver ma violence et mon sadisme sur votre personne... à la place d'une inconnue qui vous a jeté dans mes bras, comme dans un piège... C'est ça ?...
On sent la tension naître dans ses muscles, et dans son esprit bouillonne la rage de sa haine tue, celle qu'il cherche à dépenser chaque jour, chaque heure, mais qu'il doit simplement réprimer. Et là, elle lui offre. Cadeau. Défoule-toi. Frappe-moi, je risque même d'aimer ça. C'est ainsi que ça sonne dans ses oreilles, cette petite chansonnette qu'elle vient lui chanter. Allez, fais-moi mal, très mal, met-moi la mandale de ma vie. Frappe.
Frappe.
Il écarte la main de cette joue, à regret.
Suspense.
Frappe, Siegfried.
Suspense bis.
La main se baisse, son bras s'arme.
Ter.
Ses phalanges s'agitent.
Tu sais qu'il va le faire.
Il sourit. Mord sa lèvre.
Il y a trop de suspense pour qu'il ne lui mette pas.
Car justement, ce suspense pourri indiquerait qu'il ne va, en fin de compte, pas la frapper.
Ce qui indique, par une logique inversée, qu'il va le faire.
Il frappe. Non, pas encore, mais il va le faire.
Là. Presque.
Un jour.
Peut-être.
Les ornithorynques peuvent rester plus de deux minutes sous l'eau.
Et frappe.
... non.
Finalement, il oublie toute violence, regardant ailleurs - mur, banc, tables, sol. Une baffe ? Voyons. Non, il a trouvé mieux. Alexis ne subira rien de sa part, pour l'instant.
Vous êtes donc quelqu'un qu'on peut engager pour commettre des faits de violence ? D'accord. Je vous emploie donc. Je veux que cette petite pute soit humiliée. Je vous charge de la conduire ici, sur ce bureau, attachée et le cul à l'air. L'heure et le jour que vous voudrez. Je me permets d'ailleurs...
Le nazi se colle aussitôt à elle. Grand, puissant, il n'hésite pas à mêler son corps au sien, leurs deux carcasses s'entrechoquant. Une évidente main au cul se fait sentir. Pervers ? Que dalle. Avant même qu'elle n'ait le temps de dresser contre lui une violente représaille, celui-ci tend en l'air sa main gauche, tenant des quelconques papiers d'identité de la demoiselle : Permis de conduire, carte d'identité, carte bleue, peu importe. Un truc important, vital même, qu'il embarque en la poussant légèrement en arrière. La chose finit à l'intérieur de sa veste, et, le bras tendu vers elle, il la garde à distance.
Ceci est à moi jusqu'à ce que le contrat soit exécuté. Compris ?
Il s'opposera d'ailleurs à toute tentative de récupération. Il est dans une position qui faciliterait la riposte, et ce ne serait pas malin de la part d'Alexis de tenter de le surprendre maintenant, alors même qu'il est paré à toute attaque, et que même à froid, il a réussi à lui mettre une peignée. Il recule lentement, puis s'en retourne à son bureau. Sur une feuille blanche, il note un numéro de téléphone portable et une adresse, qu'il laisse au bord de la table.
Vous n'auriez pas eu de mal à les trouver avec un peu de recherche. Je vous facilite le travail. Si jamais il devait arriver quelque chose à mon domicile, si quoique ce soit disparaît, je saurais vous retrouver aussi efficacement que vous pourriez le faire à ma place... Et je m'en prendrais à tout ce que vous aimez. Bref, appelez-moi dès que votre victime sera dans la position convenue à l'endroit convenu.
Il soutenait alors son regard. La différence entre Siegfried et Alexis, c'est que lui n'a plus rien à perdre dans la vie, mais qu'elle, pense-t-il, a une famille qui l'attend, des amis, un amour peut-être. Et il sait se démerder pour retrouver ça. C'est ainsi qu'il pense avoir le pouvoir.
Au fond, pourquoi lui avoir demandé quelque chose qu'il pourrait faire lui-même, après un peu de recherche et de sueur ? Parce qu'ainsi, il espère éprouver les limites de la blondasse. Frapper un professeur, mâle de surcroît, est une tâche aisée au niveau moral. Kidnapper une lycéenne pour la mettre dans une position dégradante, et d'ailleurs, risquer qu'elle se fasse violer par ledit professeur, sur qui circulent de folles rumeurs de frasques décalées, et peut-être par d'autres personnes - qui sait de quoi il est capable ? - c'est une autre paire de manche. De quoi, d'ailleurs, s'interroger une nouvelle fois sur ce personnage : Il est convenu qu'il n'est pas normal, elle a eu le temps de s'en apercevoir. Mais n'est-il qu'un simple criminel doué en Frei Kampf* ?
Vous aurez tout le loisir de vous faire à l'idée que je suis un monstre, que vous devriez m'exécuter, et tout le reste. En attendant, sachez je vous paierais à la juste valeur de votre action. Discussion terminée. J'ai à faire.
* =Free Fight, en allemand, pour l'authenticité.
-
Il mit un temps infini avant de réagir. Alexis se demandait même s’il n’était pas tout bonnement en train de l’ignorer. Devait-elle partir et oublier qu’elle lui avait jamais parlé ? Elle s’apprêtait à le faire. De toute façon, ce n’est pas comme si cet homme était un ami, ou même une connaissance. Elle ne savait rien de lui, à part qu’il avait de bons réflexes et une technique de combat hautement développée. Qu’il puait la classe et qu’il aimait torturer ses élèves, de ce qu’elle avait compris. Rien de forcément recommandable. Rien de bien attirant. Elle n’aurait même pas dû revenir ici, surtout pas pour lui apprendre qu’elle avait simplement remplacé le livre. Alexis n’avait pas besoin de se justifier.
Et pourtant… Pourtant la jeune fille ne se leva pas. Elle imaginait déjà quitter ce banc, franchir les escaliers en sens inverse et rentrer chez elle. Pourquoi pas sortir boire un verre, s’incruster dans une fête quelconque juste pour ne pas être seule ce soir ? Oui, le programme semblait bon, et pourtant Alex n’en eut aucune envie. C’était la logique, mais la logique n’avait plus sa place ici. Ses fesses restaient vissées sur le bois inconfortable, et ses yeux scrutaient la silhouette qui ne bougeait pas. Il semblait comme pétrifié, et elle eut presque envie de le secouer pour vérifier sa théorie. Mais il l’aurait sans doute pris comme une nouvelle agression. Dommage.
Perchée sur la vision amusante qui consistait à lui coller deux baffes pour qu’il revienne à la vie, elle ne remarqua même pas qu’il était déjà sur elle, à coller sa main à sa joue. Elle sursauta à ce contact, ne lâchant pas ses yeux. Elle essayait d’y voir quelque chose. Attentive, elle cherchait une trace de ce qu’il allait advenir. Même si elle le savait. Il allait la frapper, c’était évident. Après tout, elle le lui avait proposé et offert sur un plateau. Pourtant, son regard ne portait pas trace de cette pulsion. Ses yeux étaient désespérément vides de la colère qu’elle s’attendait à voir ressurgir, en vengeance à son attitude plutôt cavalière lors de leur première rencontre.
Il employa le mot sadisme. Un instant, dans son esprit, les avertissements de sa dernière cliente ressurgirent. Elle comprenait parfaitement. Il séduisait, puis punissait ou laissait cours à ses envies. Quelles qu’elles soient.
Alexis aurait dû avoir peur. Elle aurait dû trembler sous le mot cité, prendre ses jambes à son cou. Mais en toute connaissance de cause, elle resta. Elle resta pour voir sa main, puis son bras se préparer à l’impact. Elle ne le quitta pas des yeux, attendant le contact, attendant la douleur. Elle n’en avait que faire, elle la connaissait. La jeune femme s’était pris quelques coups déjà, et réitérer l’expérience ne l’effrayait pas. Car si on la frappait, on la considérait. On prêtait attention.
Et quelque part dans la solitude de son quotidien, c’est ce qu’elle voulait. Il n’était pas rare qu’elle provoque même des filles un peu trop promptes à l’embrouille, juste pour se manger une beigne et avoir le plaisir de marquer leurs esprits. Elle si banale ne pouvait supporter l’idée de laisser indifférent. Au moins, Siegfried se souviendrait d’elle comme la fille qui l’avait frappé avant de venir payer en lui proposant sa joue.
Une folle, peut-être. C’est ce qu’on lui prêtait habituellement comme qualificatif. Mais les fous marquent l’existence d’une personne banale. Alexis se battait contre la banalité, et refusait catégoriquement d’y plonger. Les moyens pour y parvenir n’étaient que des dommages collatéraux.
- Je… Non, elle ne l’a je pense pas mérité. De plus, je ne pense pas que vous ayez besoin de mon aide pour cela. Si c’est juste pour m’éprouver, c’est non.
Enfin, ça, ce fut avant qu’il ne se colle contre elle. Pas parce qu’il se collait contre elle, non. Ça elle n’en avait strictement rien à tirer, là où toutes les étudiantes devaient se montrer complètement folles. Elle admirait sa prestance, trouvait que l’homme avait du cachet, mais il ne l’émoustillait nullement. Le problème fut ce qui arriva ensuite. Il lui déroba le portefeuille contenant toute sa vie, puisqu’elle ne se déplaçait jamais avec un sac.
Immédiatement, son visage se ferma et elle fronça les sourcils sans pour autant tenter de le récupérer. Alexis n’était peut-être pas la fille la plus intelligente qui existe, mais elle était loin d’être bête pour autant. Elle savait bien qu’elle n’avait aucune chance. Siegfried la ridiculiserait et il garderait tout de même ses affaires. La seule solution était de l’écouter. Elle recula quand il la poussa, manquant de se ramasser sur les bancs derrière elle. Contrariée, la petite Alexis.
Elle devait le faire.
Kidnapper une fille, une cliente par-dessus le marché.
Et la livrer à un homme qui n’hésiterait probablement pas à la frapper, la violer, l’humilier.
C’était juste en dehors de toute morale. Il avait perdu la tête. Il ne pouvait pas lui demander ça.
Ses poings se serrèrent de frustration. Le choix ne devrait même pas l’effleurer. Des bouts de papier contre la santé mentale d’une personne. Quelque chose de matériel contre une vie piétinée. Il n’y avait aucune hésitation à avoir.
Et pourtant, et Alexis rentrait ses ongles dans sa peau en espérant s’en vouloir suffisamment par ce geste d’auto mutilation, elle hésita. Un quart de seconde, elle hésita. Elle se posa cette question, éclipsant tout sens moral, toute valeur. C’était ridicule. En quelques mots il venait de la faire passer du mauvais côté, de ce côté qu’elle ne connaissait pas. Elle si bien élevée par une mère pourtant démunie, éduquée par des valeurs, des règles et la notion de bien et de mal. Alexis avait toujours exécuté des contrats plus ou moins justes.
Ce qui la faisait chier plus que tout, c’est que d’autres que Siegfried essaieraient sûrement de la faire chanter. Et que si lui y arrivait juste avec un bête chantage sur les papiers qui résumaient sa vie, avec notamment son carnet de contact… Les autres n’auraient pas grand-chose à faire de plus.
Et c’est avec horreur qu’elle s’entendit répondre. D’une voix où aucune hésitation ne perçait. Evidemment, ce serait un refus. Et un « va te faire foutre » en prime. Parce qu’Alexis respectait les gens, même les petites connes comme sa dernière cliente. Parce qu’elle avait conscience de la facilité avec laquelle on basculait.
- D’accord.
Parce que cette connasse avait tout pour elle et ne paraissait pas être vraiment affectée par ce qu’elle avait décrit comme le drame de sa vie. Parce qu’elle forniquait tranquillement le jour même, parce qu’elle avait sans doute déjà oublié ce qu’elle avait demandé. Parce qu’elle avait tout ce qu’elle aurait aimé avoir. Et que putain de bordel de merde, elle méritait bien de payer pour ça.
La jalousie était terrible, bien trop difficile à accepter. Alors Alexis essayait de se convaincre qu’elle n’avait pas le choix. Ces papiers étaient sa vie. Elle devait les récupérer. Et tant pis si c’était bidon. Elle se rapprocha de lui, ramassa le papier en y jetant à peine un coup d’œil.
- Je pourrais vendre ces informations, je pense que beaucoup de vos élèves aimeraient à vous rejoindre chez vous la nuit. Ou pouvoir vous harceler par téléphone. Votre domicile ne m’intéresse pas, je vous rassure.
Elle fit une pause, encore un peu nauséeuse de la décision qu’elle avait prise. C’était ignoble et elle en avait conscience. D’ailleurs, Alexis pensait bien changer d’avis dès qu’elle serait loin de cet homme qui lui donnait envie de relever le défi. Quel défi ? Celui de se surpasser, et pas forcément en bien. Voilà une rencontre qui aurait sûrement l’habitude de la tirer vers le bas. Il se révélait de plus en plus dangereux et détestable, et son charisme s'en trouvait à chaque fois augmenté.
- Vous espériez que je vous trouve répugnant, que je vous crache dessus en hurlant au scandale ? Raté. Je trouve juste qu’avoir recours au chantage pour obtenir ce que vous voulez est une méthode bien cavalière, et trop facile de surcroît. Presque décevante.
Pause, elle posa son propre numéro sur la table et le poussa vers lui avant de poser sa main sur la sienne et de se pencher vers lui.
- Maintenant, vous m’excuserez, j’ai à faire. J’espère que vous n’êtes pas pressé, j’ai d’autres priorités qui passent avant votre petite vengeance puérile.
Se redressant, Alexis lui décocha un sourire qu’elle voulut assuré et empreint d’une confiance en elle et en sa décision qu’elle n’avait pas. Puis elle fit volte-face et fit le chemin inverse pour ressortir et le laisser à ses copies. Un professeur un peu trop porté sur le sens de l’honneur, voilà qui était bien éloigné des souvenirs qu’elle avait de ses anciens enseignants, habitués aux bravades des élèves. Il l’était presque trop, pour un homme, même fier.
Et maintenant, il était son client.
***
Une semaine plus tard. Une silhouette se faufilait dans les rues sombres. La nuit était tombée depuis déjà quelques heures. L’hiver faisait tomber le soleil rapidement en fin d'après midi, et il n’était pas aussi tard qu’on ne pouvait le penser. Alexis longeait les murs jusqu’au quartier indiqué par le plan qu’elle avait recopié la veille au soir. Après quelques errances au hasard, autour d’immeubles qui se ressemblaient tous, Andrea finir par arriver à l’adresse indiquée. Serrant entre ses doigts le bout de papier dont l’encre s’effaçait un peu, elle le rangea dans sa poche arrière comme un réflexe, constatant encore l’absence de ses précieux papiers.
Entrant dans le hall à la suite d’un résident qui lui tint la porte d’un sourire, Alexis essora ses cheveux dans l’entrée. Il pleuvait à verse à l’extérieur, et la journée avait été longue. Sans parapluie, elle ressemblait à une petite souris perdue et miteuse. Sauf qu’elle était tout sauf perdue. En tournant à gauche dans le couloir, Alexis arriva devant la porte qui l’intéressait. L’appartement de Siegfried.
Elle n’avait eu aucune envie de l’appeler, et avait préféré se déplacer en personne. Malgré l’envie dévorante d’enfoncer ou de forcer la porte pour créer un effet de surprise, histoire de signer son apparition par l’insolite de ses réactions, Alexis appuya sur la sonnette. Longtemps. Elle se fichait de l’heure un peu tardive, du danger de se pointer chez celui qui avouait son propre sadisme.
Tout bonnement, elle n’en avait pas conscience.
Son contrat était rempli.
-
Oh. Entrez.
Il la laissait donc ent...
...Non, revenons à plus un peu plus tôt.
Siegfried était debout dans son salon. Wagner en fond. Acte 1, scène 2, ce lui semble. Frigg, en bonne épouse relou, reproche à Odin, son mari, de s'être ingéré dans les affaires des hommes, et le démiurge, fier, se... soumet. Oui. Mais avec véhémence ! Aussi, la discussion est animée. Et, Siegfried, de sa voix puissante, prend le rôle du Père des Dieux, répondant à une Frigg en mezzo soprano. Nimm ihm das Schwert, das du ihm geschenkt !
Das Schwert !?
Ja, das Schwert, das zauberstark zuckende Schwert, das du Gott dem Sohne gabst !
SIEGMUND GEWANN ES SICH !... Selbst in der Not !
Frigg allait répondre, quand il entend, par-dessus la musique, la sonnette de sa porte. Il baisse alors le son, puis va ouvrir la porte.
Oh.
… Non, plus tôt encore.
La semaine s'est passée tranquillement. Il est allé en cours, au lycée et à l'université, ayant croisé la commanditaire d'Alexis sans le savoir. Celle-ci, d'ailleurs, lui lançait quelques regards véhéments, qu'il ne remarquait pas.
Il a aussi photocopié tous les papiers d'identité, avait fait quelques recherches, s'étaient renseigné sur elle le plus possible. À faire marcher son réseau, il avait pu trouver des choses qui le perturbaient. Il n'aimait pas les tâches noires dans les dossiers. Penché au-dessus d'un bureau de l'administration, un fonctionnaire à ses côtés lui parlant de ses papiers de sécurité sociale et de retraite. L'armée, hm ? Ce qui explique bien des choses. Niveau carrure, elle correspondait plutôt à plusieurs auxiliaires qu'il avait déjà eu, quoiqu'un peu fine. Hm. Le japonais parlait mais il n'écoutait que d'une oreille, plongé dans ses réflexions. Finalement, il embarque le tout, le rangeant dans sa serviette, serre la main du fonctionnaire et sort du bâtiment officiel.
Plus tard, il s'était racheté des clopes. Fait marquant, puisqu'au passage, il avait croisé une élève de l'année précédente dans la rue, prétexte à . Le lendemain, il la culbutait dans une salle de classe. Les formes de la demoiselle s'étaient affirmées depuis la dernière fois où il lui faisait court, et c'était une réel bonheur de l'entendre retenir ses cris. Jeunesse perdue, elle n'était déjà plus vierge. Les valeurs se perdent de nos jours.
Le soir-même, tout en fumant sa cigarette, un café en main, il avait sorti les papiers volés à la préfecture, entre autre, et les feuilletait tout en chantant à tue-tête. Bâton de nicotine coincé entre ses doigts, il venait parfois prendre sa tasse sur le bord de sa table basse pour en boire une gorgée, puis le reposer, agitant ses bras comme le ferait le chanteur d'opéra qu'il écoute. Frigg l'invectivait avec puissance. So schütz auch heut ihn nicht ! Nimm ihm das Schwert, das du ihm geschenkt ! Sans attendre, il répondait d'un puissant « Das Schwert ! »...
... Finalement, nous allons remonter plus tôt, encore.
Siegfried la laissait partir de l'amphi. Au final, elle lui avait laissé une sacrée impression. Il s'était permis d'observer son corps, assez peu mis en valeur, lorsqu'elle s'éloignait. Un caractère à la con qu'il se plairait à mater, en temps normal. Le chantage ? C'est une valeur sûre, il en est désolé. C'est ainsi qu'il fait en général. Ca marche du tonnerre.
Bref. Malgré la résistance morale, il savait qu'elle allait le faire. Lui et ses convictions, hein.
Reprenons enfin.
…Entrez.
Il s'écartait pour la laisser passer, et fermait sa porte.
Il était nu. Complètement. Nu. De quoi voir son corps d'athlète, qu'il entretient à outrance.
Café ? Thé ?
Sans attendre la réponse de ce qui était désormais sa partenaire commerciale, il filait d'un pas tranquille vers la cuisine. Bonjour, un cul. Bien ferme. Postérieur altier perché en haut de deux jambes puissantes d'où ressortaient les limites de certains muscles lorsqu'il se déplaçait, félin et gracieux. Le téléphone, abandonné sur une étagère, attrapé à la volée par sa main, et ses doigts couraient sur l'écran pour envoyer un SMS à l'un de ses complices, ordonnant d'aller vérifier immédiatement si il se trouvait bien une prisonnière. Alors qu'il finissait les préparations pour Alexis, la réponse arrivait, sous forme de protestation. Pas disponible, machin tout ça. Siegfried lui répondait qu'il y avait de quoi se défouler, là-bas. Une étudiante, normalement, si ses calculs étaient bons. Et un petit billet, pour récompenser le déplacement. Le type acquiesçait finalement. Victoire. Siegfried revenait avec son classique petit plateau, pour choyer ses hôtes, comme d'habitude, avec des pâtisseries faites maison, la boisson demandée, et du sucre. Une fois le tout posé sur la table basse, il reprenait sa cigarette pour tirer dessus, souriant, debout, l'Übermensch dans toute sa splendeur, plus beau encore que les statues de l'art futuriste représentant l'homme parfait.
Dites-moi que vous m'apportez de bonne nouvelle. Parlez-moi de votre prix, aussi... Et prenez votre temps. Nous ne sommes pas pressés. Oh, et racontez-moi comment c'était, l'armée. Les histoires de soldat me manquent.
Il se laisse soudain tomber à terre, raide, et se rattrape sur ses mains, enchaînant des pompes, clope au bec. Une petite vingtaine, avant de se relever et de faire les cent pas, visiblement impatient. Il ne tient pas en place, pour une raison qu'elle ignore peut-être.
-
« Alexis… tu ne peux pas faire ça. Tu vas agir comme lui. Tu sais ce qu’il va me faire ? Tu as une idée de ce à quoi tu contribues ? Tu vas être complice de ce qu’il va faire. ALEXIS NON ! »
La voix un peu enfantine retentit une fois de plus dans la tête de la jeune femme. Elle revoyait le visage en larmes de Mizuki, qui la fixait en s’accrochant à son bras qui la tirait vers une voiture louée pour l’occasion. Alexis laissa son regard dériver dans les rues qu’elle franchissait. Oui elle avait bien conscience de ce à quoi elle participait. Elle avait mis une semaine pour le réaliser pleinement. Et elle avait toujours autant de mal à l’accepter. Le regard empli de détresse de Mizuki ne l’avait pas aidée.
- Je n’ai pas le choix Mizuki. C’est comme ça que les choses vont se faire. Je suis désolée mais tu n’avais pas à te venger de lui, dans ce cas.
« Et tu n’avais qu’à pas te faire Prendre ! Il te fait marcher au chantage, c’est ça ? Je le savais. Tu es incompétente je n’aurais jamais du écouter Sachiko. Au final tu vas me faire subir que ce pour quoi je t’ai appelée ! »
Alexis avait serré les dents et, sans pouvoir se retenir, avait balancé sa main sur la joue de la jeune femme qui lui faisait face. La haine grondait soudainement au fond de son ventre, et elle sentit son visage se colorer. En y repensant, Alexis sourit de son emportement. Elle n’avait jamais été très douée pour se contrôler, et la preuve en était ici que sa colère l’avait submergée. Mizuki l’avait mise dans une rage imprévue et incontrôlable. Elle ne savait pas bien elle-même ce qui avait provoqué cet état d’énervement. Sûrement la réaction de Mizuki suite à son soi-disant drame personnel.
La jeune femme n’aimait pas particulièrement juger les autres, étant donné qu’elle détestait qu’on le fasse sur elle. Mais elle devinait sans mal que son ancienne cliente jouait un rôle. C’est comme ça qu’elle avait dû vouloir séduire Siegfried, qu’elle avait dû réussir. En jouant l’ingénie, la timide et séduisante étudiante. Elle s’était présentée de la même manière à Alexis, la première fois. Et déjà quand Alexis était venue lui donner ce film où elle frappait Siegfried, une fissure s’était créée. En la trouvant au lit avec un autre homme, un jeune et beau garçon qu’elle avait dû attirer par sa triste histoire, elle n’avait pas l’air spécialement choquée ou marquée par son expérience.
En l'écouter pleurer, raconter le désastre qui l’avait réduite à néant, Alexis n’avait pas été émue comme à l’accoutumée. Elle l’avait crue, car il était indéniable que c’était une réalité. Mais ce qui en avait découlé était sûrement moins réaliste. On ne se remet pas si facilement d’un événement qui nous marque vraiment, on ne passe pas si rapidement à autre chose. Mizuki était une bonne actrice. Elle réussissait à provoquer de la pitié chez les autres.
Sauf qu’Alexis ne prenait plus. Elle ne défendrait pas une espèce de petite menteuse qui ne réagissait comme cela que pour se faire mousser. Pas quand quelque chose auquel elle tenait était en jeu.
- Je m’en fous, si tu savais. Tu sais quoi ? Tu l’auras mérité. C’est pour toutes les filles qui en ont vraiment souffert un jour. Toi tu t’es amusée, tu l’as séduit, tu l’as fait tomber dans le piège et maintenant tu essayes de te venger sans rien payer ? Dommage pour toi mais ça ne se passera pas comme ça. Tu vas retenter l’expérience, et peut-être que cette fois-ci ça t’affectera vraiment.
La gifler lui fit du bien. Elle sentit sa colère s’évanouir, alors qu’elle la poussait dans la voiture sans aucun regret. Putain, qu’est-ce qu’elle l’avait méritée, sa baffe !
Alexis était parfaitement consciente du retournement drastique de situation qui s’était opéré. Elle prenait la défense de Siegfried. Elle le plaignait presque. En sonnant chez lui, elle pouffa d’un rire nerveux. Elle était pourtant une femme, et se devait de comprendre, compatir au drame de la situation de Mizuki. Son devoir était de la soutenir, de l’épauler, de refuser tout chantage pour la préserver. En aucun cas elle ne devait passer du côté de l’agresseur. Du violeur, sans doute. Sûrement. Et si ce n’était pas ça c’était autre chose.
Plus rien n’allait sous le crâne de la jolie blonde, qui ne savait plus bien où elle en était. Sentant que sa morale, ses valeurs étaient mises à rude épreuve, son corps se défendait et refusait de le voir. Pendant une semaine, Alexis avait observé Mizuki. La suivant, essayant de percer à jour sa carapace. Et elle trouva une jeune femme joyeuse, épanouie, sans l’ombre du moindre traumatisme. Ce qui la conforta dans sa décision, qu’elle avait prise sur un coup de tête face au professeur qui lui réclamait vengeance.
« Alexis arrête, tu ne sais rien. Je ne vais pas m’en remettre ! »
- Comme tu ne t’en es pas remise la première fois ? Pas à moi. Tu es une sale petite menteuse. Je ne vais pas te couvrir. Tu as menti sur un sujet bien trop grave, et tu vas payer pour ça.
C’est bien. Se convaincre qu’elle était toujours dans la justice, en punissant une fausse victime qui n’en ressentait aucune tristesse. Pire, qui pouvait avoir aimé ça. Parce que cela lui donnait une excuse pour faire ce qu’elle faisait. Une justification pour son acte. A savoir l’avoir amenée dans cet amphithéâtre un peu plus tôt dans la soirée, quand tout le monde était parti. Elle avait eu les clés par une de ses relations, et avait attaché puis bâillonné Mizuki sur le bureau avant de la déshabiller complètement. Sans aucune honte ou presque. Une part d’elle était malgré tout mal à l’aise, mais le comportement de sa victime suffit à l’énerver à nouveau et à lui éviter des regrets éternels.
- Thé, je vous prie. Sans sucre.
De retour au présent, Alexis réalisa qu’elle était entrée sans même s’en rendre compte. Elle aurait pourtant dû, se rendre compte, et ce malgré ses pensées encore trop présentes. Parce que l’accoutrement de son hôte était des plus singuliers. Ok, se pointer ici n’était vraiment pas raisonnable. Il était un peu… particulier. Encore plus que prévu. Il revint avec une collation fort appétissante, d’autant plus que lors de ses missions elle avant tendance à négliger son alimentation. Son ventre grogna d'envie, mais étrangement, elle n’avait pas confiance en lui. Elle le regarda du coin de l’œil, et son regard ne put plus le quitter.
Il était là, nu comme le jour de sa naissance, devant elle. Sans aucune gêne, sans aucune honte. Et c’est d’ailleurs sans doute son attitude détachée qui lui permettait de ne pas réagir, rougir et se cacher les yeux. Elle laissa au contraire ces derniers apprécier ce qu’elle voyait, comme si elle scrutait un tableau ou une sculpture. Pour l’amour de l’Art. Aucune rougeur ne vint habiller ses pommettes, et ce même si son inconscient avait apprécié la courbure de ses fesses. Pas sa faute si elles étaient aussi bien formées. Et elle l'étaient vraiment.
- Et qui me dit qu’il n’y a pas dans vos jolis gâteaux ou dans ce thé quelque chose pour m’endormir, ou que sais-je encore ? questionna-t-elle sans y toucher.
Surtout que son hôte n'était pas forcément quelqu'un à vous donner confiance. Et quand il se mit à faire des pompes en fumant sa cigarette, Alexis se dit qu’elle avait peut-être pris la mauvaise décision en voulant venir ici en personne. Ok. Réfléchissons… Cet homme était fou. Alexis n’en avait plus aucun doute maintenant. Mais étrangement, cela la rassurait presque. Même si elle savait qu’il pouvait alors se montrer violent sans raison, elle restait persuadée qu’elle ne craignait finalement pas grand-chose. Il était juste fou. Pas foncièrement méchant, fou. Alexis retint un sourire en lui répondant.
- Le contrat est rempli. Le prix… Déjà, mes papiers. Ensuite, la garantie qu’elle sera entière à la fin de votre vengeance. Enfin…
Alexis lui tendit sa carte avec les tarifs des actes courants, et étrangement l’enlèvement y était. Plutôt amusant, étant donné qu’elle se pensait assez morale comme fille. Comme quoi, le travail, ça vous change un homme. Ou une femme.
- Je vois que vous êtes bien renseigné. Elle s’installa confortablement dans le canapé. Je n’en attendais pas moins de vous. L’armée en elle-même n’a pas beaucoup d’intérêt, que voulez-vous savoir ? Je ne pense pas que mes entraînements quotidiens constituent un récit passionnant. Et vous, quels hobbys vous poussent à vous absenter parfois plusieurs jours de vos obligations professorales ?
Il n’était pas le seul à jouer avec l’information.
Non mais.
-
Il lui faisait signe de laisser le papier avec les tarifs sur la table, puis s'étirait. La splendeur de ses muscles qui se tendaient puis se relâchaient, saillant et finement dessinés, était un appel au vice, et nul ne saurait dire si il en était conscient. De profil, son visage sévère et dur semblait taillé pour une affiche de propagande. Nulle difficulté de l'imaginer l'air déterminé, regardant loin vers des plaines où planter son drapeau rageur, Héroïque despote, parangon de la force et de la grandeur militaire. Et alors que, regardant vers une étagère, il sourit en remettant la cigarette entre ses lèvres, tirant dessus un bon coup pour laisser négligemment la fumée se mêler au dioxyde de carbone qu'il rejette, le voilà tout de suite éminemment sympathique, le père normal, le copain mature, l'ami de la famille, le voisin en qui on a toute confiance. Être beau est un avantage non négligeable.
Il va vers cette étagère et penche sur le côté sa tête, semblant intriguer par les livres en allemand qui y sont rangés, classés par taille, chacun avec ses égaux à chaque niveau du meuble. Mais un ouvrage en particulier semble l'intriguer.
Vous n'avez d'autre choix que de me faire confiance, Alexis.
Cela sert de réponse à toutes ses inquiétudes. Il extrait le livre problématique et l'ouvre, là où un marque-page se trouve, la carte de visite d'un restaurant. Sa lecture, marmonnante mais compréhensible à Alexis, sera monotone et lasse, avec seule interruption le retour ligne, comme si la ponctuation avait disparu du texte
Ja diesem Sinne bin ich ganz ergeben, das ist der Weisheit letzter Schluss, nur der verdient sich Freiheit wie das Leben, der täglich sie erobern muss...
Pause. Il se tourne vers elle et répète :
Nur der verdient sich Freiheit wie das Leben, der täglich sie erobern muss. Mériter sa liberté en la conquérant chaque jour... Faust. Goethe.
On prononce le E final. Il va fourrer le livre dans sa sacoche avant de s'asseoir. Il vient tout simplement de retrouver un livre qu'il n'avait jamais pris soin de finir depuis plus de deux ans.
Cigarette écrasée, à moitié grillée seulement.
Désolé, mauvaise habitude. Bien, nous disions... Ah, oui ! L'armée. Si, l'armée a un intérêt, et particulièrement ce qu'il y a autour. Contrairement à mon époque, où l'on s'engageait par pur conviction nationaliste, l'armée est aujourd'hui à la fois une conséquence et une cause. Sociologiquement, ça ne vole pas bien haut, mais c'est tout de même intéressant : La majorité de ceux qui rentrent dans l'armée le font à cause d'une rupture ou d'un certain traumatisme, dont la gravité est plus ou moins grande, et de la même façon, le départ de l'armée résulte d'une autre rupture ou d'un autre traumatisme, mais celui-ci peut être plus positif que le précédent. La rupture de la rupture conduit à la rénovation des liens. Certaines personnes se découvrent dans les rangs, et en sortent plus grands qu'avant. D'autres sont plus laminés qu'avant... Et pour certains, il n'y a rien du tout. C'est un travail comme un autre. Et c'est là qu'arrive ma demande : Alors, racontez-moi l'armée.
Il s'était assis dans son fauteuil, droit et sérieux malgré sa nudité totale. Un prince sur son trône, tranquillement appuyé sur le dossier, la plante des pieds bien au sol, les deux bras sur les accoudoirs, les doigts de sa main droite battant une certaine mesure – celle de Wagner qui tourne en fond, à bas volume.
Cette putain de caricature.
Mais !
Il se penche, se saisit d'une mini-pâtisserie qu'il coupe en deux avec un petit couteau pointu mais peu aiguisé, et s'enfourne la sucrerie entre les lèvres, avec un genre de sensuelle tranquillité. Il mâche, boit une gorgée de son thé pour faire passer, et reprend.
… Vous attendez probablement une réponse à mes questions. J'ai des affaires en Allemagne. Je suis baron, mais les titres ont été abolis à la défaite de 45. Enfin... Juridiquement, c'est une situation boîteuse. Disons simplement que je suis titulaire d'une fonction uniquement honorifique. De plus, mon baronnat n'existe que sur le papier. Kaliningrad, vous connaissez ? C'est une jolie enclave russe en plein milieu de l'Europe. Et bien, avant, ça portait un bien plus joli nom. « La Montagne des Rois », dans ma langue. C'était la capitale de l'Empire Prussien. Il arrive que les autorités discutent de la remise de ce territoire à l'Allemagne, ou à la Pologne, et ma présence est parfois requise. Naturel, puisque mon titre redeviendra effectif lorsque la République Fédérale récupérera sa terre. Oh, et puis... Je vois ma famille, mes amis en Allemagne. Il m'arrive aussi d'aller en France pour affaires, ou en Russie. Je suis un grand voyageur.
L'autre moitié de sa douceur finit dans sa bouche, et avec, une autre gorgée du chaud breuvage.
Oh, et, je mens, évidemment. Je préfère que vous le sachiez, certaines choses sont totalement fictives dans ce que je viens de dire. De quoi cacher une vérité autrement plus compliquée. Je suis honnête dans ma tromperie, voyez-vous ?
Son sourire amusé grandit, il est comme un gosse un peu farceur.
Allez, parlez-moi de vous. Et si vous me mentez, je le saurais... Et vous tuerais. Ca me permettra au moins de garder mon argent.
-
Une moue boudeuse sur le visage, Alexis tentait d’imaginer Mizuki à sa place. Tout avait probablement commencé comme cela. Recevait-il toutes les jeunes femmes, nu dans son salon ? Il n’avait sûrement pas besoin de ça. Siegfried avait cette beauté dérangeante, captivante, qui fixait l’attention de ses interlocuteurs davantage sur son faciès déformé par la concentration ou une sympathie qui avait tout l’air d’être réelle que sur son corps. C'était seulement la seconde chose à laquelle prêter attention. Les adolescentes devaient tomber comme des mouches, de même que les inscrites au campus. Se servait-il dans ses propres cours, ou chassait-il ailleurs ? Alexis ne pensait à lui que dans des termes de prédateur, de dominant. Elle était certaine que derrière son sourire satisfait et avenant, se cachait un professionnel de la manipulation et du charme. Après tout, un tel instinct de séduction ne pouvait mener qu’à un seul but : élargir sa liste de trophées. Mizuki avait dû remarquer cette plastique idéale, avait cédé à l’appel des phéromones. L’avait séduit. Et puis au dernier moment, elle aurait voulu jouer sa mijaurée et l’éloigner de sa récompense. Pas étonnant qu’il se soit servi.
Et pourtant, Dieu savait qu’Alexis était partisane du principe qu’une femme qui ne dit pas oui est une femme qui dit non. Mais elle l’avait séduit, charmé. Elle avait dû en assumer les responsabilités. Et bien que cela ne soit pas dans ses habitudes, finalement, elle acceptait cet état de fait. Si elle l’avait vu nu, il était sans doute déjà trop tard. S’il la voulait, elle n’avait rien pu faire. Et Alexis s’en fichait. Cet homme lui inspirait bien trop un prédateur affamé mais méthodique pour qu’elle lui en veuille. Personne ne reprochait aux loups de manger des lapins ou des biches. Le cycle de la vie, qu’ils disaient dans son enfance à travers un dessin animé bien connu. Siegfried était un animal. Rien de plus normal qu’il s’attaque à plus faible, surtout quand sa proie était venue s’offrir d’elle-même.
Sous les cheveux blonds décoiffés et crépus, la jeune femme se demandait ce qu’il allait advenir d’elle. Si Mizuki y était passée, pourquoi pas elle ? Sans le séduire, elle le voyait dans le plus simple appareil et c’était sans aucun doute sa meilleure tenue de combat. Sans artifice, le corps sculpté et prêt à l’attaque était d’autant plus incisif qu’il déconcertait. C’était comme admirer dans le même temps un original de Rembrandt, et une bombe superbement élaborée. Une arme de destruction qui risquait de lui tomber sur le coin du visage. Et pourtant elle restait là, dans ce fauteuil, et se risqua même à prendre une pâtisserie et une gorgée du breuvage doux-amer, sans la moindre inquiétude. Elle ne lui faisait pas confiance, mais quelque chose lui disait que cette mise en scène n’était pas destinée à l’achever dans l’instant. Pendant qu’il avait le dos tourné, elle se servit donc en essayant d’oublier que le mot « VIOL » clignotait quelque part dans son esprit comme un risque à prendre en étant là ce soir.
Quelle idée elle avait eu.
Il lui promit presque qu’il était de bonne foi. Elle rigola, le laissa dire et n’haussa un sourcil étonné que de quelques millimètres lorsqu’il se mit à lire de l’allemand avec la plus grande décontraction. Ayant été très mauvaise en cours, Alexis ne comprit pas un traître mot. Tout ce qu’elle y voyait, c’est que Siegfried était bien plus fou qu’elle ne le pensait. Habitudes non-vestimentaires suspectes, sens de la justice des plus discutables, et réactions totalement non conformes à la normalité.
Genre. A poil à lire de l’allemand devant une invitée.
Normal.
Elle ne releva pas, et se contenta de récupérer sa cigarette encore chaude pour la porter à ses lèvres et l’allumer en souriant. Tirant une taffe, laissant la fumée ressortir doucement de son corps, Alexis se dit une fois de plus qu’elle ferait mieux de partir en courant pour ne jamais revenir. Tant pis pour ses papiers. Elle risquait bien trop à ses côtés. Pourtant, elle croisa ses longues jambes en s’installant plus confortablement. Reprenant une gorgée de thé, elle prit le temps de faire rougeoyer le mélange de tabac et de goudron avant de l’écarter de sa bouche, et de l’y remettre. Comme si tout était normal. Comme si elle ne se trouvait pas avec un probable psychopathe. Parce que, envers et contre tout, Alexis appréciait déjà cette compagnie étrange. Elle n’avait pas à faire semblant devant celui qui était plus dérangé qu’elle.
- L’armée…
Soupir, fin de la clope. Une gorgée de thé, son regard dans le sien. Puis sur ses pectoraux, le long de ses abdominaux, entre ses jambes, le long d’elles. Retour dans ses yeux. Comme précédemment, aucune rougeur sur ses joues. De l’Art. Elle ne dégageait aucune envie sexuelle, pas plus que lui en cet instant.
- Pas de traumatisme pour moi. Juste aucune idée de quoi faire d’autre, et la recherche désespérée de la discipline, de l’ordre. D’un univers où je n’aurais pas à me demander si telle ou telle chose est juste. Un univers d’obéissance et de silence. J’y ai trouvé ce que je voulais. J’en suis partie par manque d’évolution. Mes efforts n’étaient pas reconnus, appréciés. Eternellement la petite nouvelle, la sous gradée malgré mes résultats, j’ai quitté un monde finalement ingrat et qui crachait sur le mérite.
Elle se pencha en même temps que lui pour saisir sa tasse de thé, la vider en le fixant droit dans les yeux, avant de se resservir avec la théière posée à côté d’eux. Comme s’ils parlaient chiffons.
- Je pense que les passages ennuyeux sont les mensonges. Pas certaine que vous y alliez pour voir votre famille, donc. Vous exigez ma vérité en jouant avec la vôtre. Très égalitaire, comme démarche. Je n’ai personnellement ni honte ni peur de ma vie pour vous la cacher. Mais soit, considérons que vous êtes un inoffensif noble déchu qui tente de récupérer le passé de son existence. Si cela vous fait plaisir que je vous considère comme ça.
Elle lui sourit en retour, et haussa les épaules en écrasant avec attention la cigarette entièrement consumée, jusqu’à la fin, qui lui avait même brûlé légèrement les doigts. Elle sait qu’elle l’a presque insulté. Mais en fait pas vraiment. Elle a dénigré celui qu’il fait semblant d’être, qu’il dit lui-même ne pas être. Lorsqu’on critique un faux-semblant, le propriétaire peut-il réellement s’en offusquer ? Ce serait même peut-être presqu’un compliment à la réalité de cette personne. Alexis était presque déçue de son attitude. Il aurait dû se douter que, peut importait qui il était, elle n’en avait rien à faire. Les messages avaient pourtant été clairs quand elle avait accepté d’aider un violeur à accomplir sa vengeance. La jeune femme s’était assise sur ses principes au bout d’une semaine d’intense réflexion. Autant les écraser jusqu’au bout, et ne pas faire semblant de les laisser renaître de leurs cendres.
- J’étais nulle à l’école, je suis entrée à l’armée, j’en suis sortie et je suis à mon compte pour des petits travaux en tous genres. Fin de l’histoire. Ah non, maintenant je fais aussi dans le kidnapping de « victimes » pour le compte de leur violeur. C’est une nouvelle activité, il faut que j’évalue son attractivité.
Le ton était moqueur mais le propos sérieux. Avec ces mots, elle admettait à elle-même son implication dans le destin de Mizuki.
- Mon prix. Votre promesse qu’elle ressortira entière et en vie. Et si vous me disiez pourquoi elle vous a finalement dit non après vous avoir séduit de ses minauderies ?
Elle remonta négligemment une bretelle de son soutien-gorge qui ne soutenait pas grand-chose, et se perdit immédiatement dans l’observation du séjour qui les accueillaient, elle et ce personnage plus fou encore qu’elle n’avait pu le craindre. Si tranquille, presque banal. Tellement peu représentatif de l’homme en face d’elle, toujours nu. Elle n’en avait toujours rien à faire, d’ailleurs.
Est-ce qu’un esprit perdu pouvait réellement sommeiller dans un intérieur aussi respectable et banal ?
-
Il écoutait calmement, tasse maintenant en main, ne la quittant pas du regard. Il ne tiquait à rien, pas même quand elle lançait ses petites bravades qu'il trouvait fort pathétique. Mais elle desservait sa volonté à merveille, et chaque mot qu'elle posait sur le précédent lui fournissait les prétextes qu'il attendait.
Merveilleuse petite Alexis...
Pour ton information, et tu t'en doutes sûrement, un endroit trop carré traduit forcément un esprit maniaque : C'est d'ailleurs tout ce que dit cet endroit. Les gens entrent ici et en sont émerveillés, tant la froideur du lieu peut sembler agréable aux esprits simples. Elle leur donne une impression de sécurité, comme quand on rentre dans le bureau d'un grand avocat, quand on marche dans les couloirs du siège d'un grand groupe financier, quand on pénètre dans le coffre-fort d'une banque. Ces choses qui arrivent bien peu dans une vie, qui coupent le souffle et vous font tout drôle. Vous vous sentez gêné, et pourtant étrangement à l'aise. Le lieu insuffle un certain confort moral. Mais que cache-t-il ? Le vice, le dérangement mental, des besoins inassouvis. Quelqu'un sur cette terre est-il au courant que le baron prussien, quand il se trouve énervé, seul dans cet appartement, trouve un réconfort à tout astiquer du sol au plafond ? Il tue un, deux, trois heures ainsi, cirant les meubles et le parquer, essuyant le mobilier courant, s'obligeant à faire la cuisine pour pouvoir avoir de la vaisselle à faire, changer les parures de lit, quand bien même ce serait la troisième fois dans la semaine, dépoussiérant chaque livre, chaque bibelot, profitant d'un calme salvateur et transpirant, tout ça pour remettre son esprit en ordre ?
Ce type est malade. Proche de la folie. Et le fait que tout sente bon, que tout soit ordonné, que tout soit comme neuf peut sans doute légitimement laisser penser qu'il comble les vides rationnels de son esprit par un affligeant besoin de propreté matériel.
Et il en est conscient. L'éducation prussienne, d'accord, la rigueur allemande, très bien, et le conditionnement militaire, pourquoi pas ! Mais on ne finit pas, 70 ans plus tard, à frotter minutieusement les stries d'un volet à la brosse à dent deux fois dans le mois en écoutant du Schubert juste à cause de ces facteurs.
Et tout est symbolisé par son uniforme. L'un de ses uniformes, en fait, son préféré, celui qu'il met bien peu souvent, mais qu'il met tout de même : La tenue de service du Sicherheitsdienst. Et bien, celui-ci fut fabriqué en 1942 dans une usine polonaise non-loin de la Baltique, et aujourd'hui encore, il n'a pas un pli, pas une tâche, il n'est élimé nulle part, et même fin 45, les bureaucrates les moins actifs ne pouvaient pas se targuer d'en avoir un aussi impeccable. Et bien, depuis tout ce temps, il en prend soin, il n'a jamais cessé de s'en occuper comme d'un enfant. Une continuité absolue. Et tout le reste de ses possessions, c'était pareil : Ses nombreuses habitations, meubles et vêtements ont toujours été clean. Mais l'uniforme était un témoin de sa folie qui ne l'a jamais vraiment lâchée.
Je vais vous dire la vérité. Non, pardon. Je vais vous donner ma version des faits : À vous, ma chère, d'en apprécier la véracité.
Il se lève et file vers sa chambre, faisant demi-tour dans son couloir pour prendre son portable qui venait de vibrer, en observer l'écran illuminé, puis verrouiller l'objet et le reposer à sa place, reprenant sa progression vers sa salle la plus privée. Il en sera de retour trente secondes plus tard avec ce qui semble être un sac à costume, dont il accroche le cintre en haut d'un meuble avant d'en dézipper la fermeture éclair, et, dans l'autre main, des sous-vêtements, pliés, simples.
Odin et Frigg reprenaient une discussion animée dans sa chaîne hi-fi. Le volume était bas, mais ils hurlaient soudain, et le ton se faisait mieux entendre qu'auparavant.
Lui commencera à s'habiller tout en commençant son histoire. Un boxer gris, du genre réglementaire de l'armée, puis un t-shirt noir.
Je suis professeur. Elle est mon élève. Je suis du genre proche de mes élèves. Je pense naturel qu'un enseignant consacre quelques minutes de son temps, parfois, à s'occuper personnellement d'un étudiant qui en ferait la demande. Je suis chaque dossier, et me souviens de chaque note, chaque humeur captée, chaque parole dite. Il ne m'est pas difficile de remarquer une baisse de régime. Je me renseigne, m'inquiète. Je cherche à voir ce qui ne va pas, quitte à aiguiller quelqu'un vers un spécialiste, que ce soit un médecin, un psychologue, un professeur particulier. Les gens ont besoin qu'on les guide, parfois. Ils sont perdus, ne savent pas quoi faire, particulièrement à cet âge-là. Vous voyez de quoi je parle, je suppose que ces choses ne vous sont pas inconnues.
Enchaîne avec le pantalon de son costume, puis une ceinture. Viennent de simples chaussettes noires, qu'il enfile en se rasseyant un bref instant sur son fauteuil, puis, debout, mettra une chemise vert pâle, dont il prendra un soin tout particulier à mettre chaque bouton, lentement devant un miroir mural.
Elle, non. Je lui ai simplement demandé si tout allait bien à la machine à café... Il sourit en se regardant, et reprend plus sérieusement. Elle m'a répondu qu'elle voulait me parler de sa situation familiale, que ça entravait son... Pardon, deux secondes.
Il ferme sa braguette, la taille du pantalon chevauchant la chemise, boucle la ceinture, puis file d'un pas décidé vers la musique, qu'il éteint. Frigg cesse brusquement d'accuser Odin, et celui-ci n'aura pas à se défendre. Retour vers le miroir.
… Ca entravait son travail en cours. Je me suis donc intéressé à elle. Elle s'est vite faite charmeuse, intéressée. Je ne sais pas si elle en avait vraiment après moi ou si elle avait déjà une idée derrière la tête... Peut-être n'était-elle pas à son coup d'essai. Bref. Le fait est qu'après du sexe... disons, conventionnel, elle a découvert l'un de mes penchants pour un art un peu particulier.
Il se tourne alors vers elle, la cravate en main. Paradoxe : Alors que tous ses vêtements auraient pu être mis sans l'aide d'un reflet, mais que cet objet-là particulièrement nécessite généralement de se voir dans un miroir, c'est en le mettant qu'il se détache de la glace. Le nœud sera fait avec brio, sans même avoir besoin d'en vérifier l'exécution geste après geste. Mesuré, calme, presque mécanique, il enserre son cou de la soie noire sans le moindre faux pas.
« Eine Welt von Gehorsam und Stille », disiez-vous. Un univers d'obéissance et de silence... C'est précisément ce à quoi elle a voulu que je l'initie. Elle découvrit un certain monde où la douleur menait à un plaisir inconçu et inconcevable jusqu'alors... Et avec son plein consentement, je lui dispensai une nouvelle éducation, celle de l'abandon de soi, pendant laquelle elle découvrait qu'en offrant son corps à la bonne personne, celle-ci avait tout pouvoir pour la dédier au plaisir le plus pur et le plus intense...
Il se regarde dans le miroir. Parfait. Tu es beau, Sigùrd. Il va reprendre son portable, le déverrouille, cherche visiblement quelque chose pendant de longues secondes, et trouve finalement, lui tendant l'appareil.
Parmi ses contraintes, elle devait m'écrire, chaque soir, ce qu'elle faisait et ressentait, que nous nous soyons vu ou non. Voilà son avant-dernier message.
« Mon Maître,
Ce fut si dur, aujourd'hui, de ne pas pouvoir Vous parler. J'ai pris un grand plaisir à Vous voir nous dispenser les cours, et Vous imaginer me tenant en laisse, m'attachant, me dégradant comme la plus vile des bêtes. Chaque fois que Vous posiez Votre regard sur moi, j'imaginais Vos coups marquant mon corps, et mon excitation me menait si près de l'orgasme que j'eus du mal à suivre le fil de Vos paroles.
Jamais je n'aurais pu imaginer pouvoir ressentir autant de bonheur, physique et moral. Je Vous en suis si reconnaissante que j'en pleure de joie.
Merci à Vous du temps que Vous daignez consacrer à Votre chose.
Votre soumise. »
Il enfilait sa veste en la regardant en coin, puis tendit la main pour récupérer le téléphone une fois la lecture finie.
Mizuki... Car c'est d'elle que nous parlons, n'est-ce pas ? Mizuki a voulu repousser ses limites, car, dans ces jeux-là, le but est d'apprendre de nouvelles choses sur soi, des choses que l'on ne soupçonne pas. Combler un vide dans sa vie par l'extrême. Elle a donc voulu que je pousse la chose très loin. Son corps a beaucoup subi... Mais elle a adoré ça. Elle s'est évanouie deux fois de plaisir. Je l'ai relâchée au petit matin, elle m'a remercié à genoux plusieurs fois, et je me suis absenté en Europe.
Il enfile son manteau, puis lui fait un petit sourire.
J'ai envie de marcher. Après vous.
La porte était ouverte, la laissant passer. L'invitation n'offrait pas la place à un quelconque refus. Vite, vite. Il attend qu'elle soit sorti pour fermer la porte à clé, puis aller battre le pavé de ses chaussures de luxe enfilées juste avant de sortir, après avoir vérifié la tenue de son impeccable coiffure.
Il ne savait pas trop où aller, mais ressentait une légère faim, qu'il allait combler dans le premier vendeur de rue encore ouvert. Si il n'y avait pas, un café ou un restaurant fera l'affaire, ne serait-ce que pour prendre un dessert.
J'espère ne pas vous avoir choqué quant à mes... pratiques. J'ai moi-même été élevé dans la rigueur militaire, à la fois par ma famille, longue descendance d'officier, et parce que je suis rentré dans le rang à mon tour, et je trouve dans ce genre de relations tout ce qui m'y plaisait. J'ai... un penchant vicieux pour le commandement, je dois l'avouer. Les gens ne se rendent pas compte des bienfaits de la soumission...
Ce semblant de rêverie, qui lui laisse un vague sourire sur le visage, est vite interrompu par sa conscience.
Oh, j'ai oublié la fin du récit. À mon retour elle m'a fait du chantage, menaçant de me dénoncer à la police pour viol avec violences si je ne lui donnait pas la réussite à ses cours, et de l'argent, beaucoup d'argent. J'ai refusé, parce que je ne cède pas à ça, et parce que j'ai en ma possession une vidéo la montrant en train de me supplier de lui faire mal, très mal, et que j'aurais très bien pu me défendre avec, et la balancer à tout le lycée si ça me chantait. Elle a cherché à me faire plier, puis a compris qu'elle n'aurait rien de moi. Nous nous évitons soigneusement depuis.
Une pause. L'odeur de poisson frais parvient à ses narines, et il se stoppe, cherchant d'où cela peut venir. Puis regarde Alexis avec un sourire.
Mais peut-être ai-je coupé Odin et Frigg pour éviter de mentir devant eux... Et que tout ce que je vous raconte n'est qu'une abjecte manipulation. Après tout, c'est moi le méchant de l'histoire, face à cette pauvre chose sans défense qu'est... Mizuki. La grande traumatisée de son viol par le méchant professeur Siegfried. Oh, à ce sujet. Si vous insinuez ou prétendez encore une fois, une seule fois, que j'ai violé une élève, je vous montrerai qu'il n'y a pas que les élèves qui peuvent tomber entre mes mains. Compris ? Bon. Sushi, vous aimez j'espère. Et je mange en marchant.
Index ganté de cuir pointé vers elle. Il se ravise ensuite. Les billets sont déjà sortis de sa poche alors qu'il s'approche de la vitrine ouverte du cuisinier en train de découper ses bestioles marines d'un couteau agile.
-
Si elle avait pu en avoir le temps, Alexis aurait adoré pouvoir explorer cet appartement. Si Siegfried avait passé plus d’une demi-minute dans sa chambre, elle se serait probablement lancée à l’assaut du salon. Cette pièce publique qui s’offrait à l’œil des visiteurs. Les invités n’avaient sans doute que cet endroit à voir, et pourtant cela serait sûrement l’un des plus intéressants. Justement parce qu’une telle pièce est la façade d’un homme, de sa manière de vivre. Elle n’eut pas le temps de partir à la recherche des indices qu’elle voulait dénicher, malheureusement. Si elle avait pu, elle aurait sûrement remarqué la propreté excessive du lieu. Les thématiques des livres rédigés en allemand seraient sans aucun doute restées muettes pour Alexis, qui n’en pouvait voir les convergences. Peu habituée à comprendre les livres, elle se serait attachée à la disposition des meubles, et ce qu’ils laissaient offert aux regards.
Mettre un canapé dans ce sens suggérait à l’œil de s’attarder sur ce qu’une personne assise sur les coussins confortables pourrait voir. Personne ne s'intéressait alors à ce qu’il subsistait dans l’ombre du mobilier, là où personne n’était supposé aller. Y aurait-il eu des livres plus compromettants, une fine pochette de papier contenant des photos où des lettres, glissée entre deux ouvrages ? Alexis en doutait, son hôte avait l’air bien trop précautionneux pour cela. Même si la plupart des gens étaient conditionnés et ne prêteraient pas attention à ce qui se cacherait derrière cette lampe, il était bien trop intelligent, sans doute. Sauf que justement, cela en dirait plus sur lui qu’une découverte flagrante.
Tout le monde a des choses à cacher. Personne ne peut se vanter d’être dépourvu de secrets et de cachettes. Parce que l’on est humain, chaque individu vit ou possède des choses qu’il ne veut pas partager avec le reste du monde. Par honte, par discrétion, par devoir… Tout le monde. Et si trouver une preuve ou une trace de ce genre de secrets était amusant mais normal, ne pas en trouver la moindre trace était profondément suspect. Si elle avait pu chercher, Alexis n’aurait absolument rien découvert. Et cela aurait rendu Siegfried plus louche encore, plus maniaque et prudent que le plus soigneux des meurtriers. Il y a toujours une trace. Comme le personnage l’intriguait, la jeune femme aurait apprécié pouvoir retourner cet appartement d’un regard attentionné, pour trouver la faille, ou l’absence de faille. Mais elle n’en aurait jamais l’occasion, puisqu’il revenait déjà de sa chambre. Etait-ce davantage dans ce lieu intime, dans ce cocon qui accueille le sommeil est les rêves, qu’elle aurait pu trouver des preuves ?
La dernière hypothèse consistait à ce que Siegfried ne cache absolument rien.
Pas dans le sens où il serait blanc comme neige, évidemment. S’il s’estimait assez pour pouvoir prétendre ne jamais laisser entrer la moindre menace dans l’espace de sa chambre, peut-être que les preuves de sa folie ou de la complexité de l’avatar qu’il offrait au monde grouillaient-elles à même les placards. Sans aucun artifice. Tout dépendait de son ego, autrement dit de sa stupidité. Même le plus intelligent des hommes peut se faire dépasser par son amour de lui-même, par sa confiance, et commettre alors des erreurs qu’un idiot ne pourrait pas laisser passer. Tout en fantasmant à cette possibilité, Alexis se leva, posa la tasse alors qu’il revenait. Non, elle n’était pas assez stupide pour risquer sa vie juste pour confirmer ou réfuter une théorie. Elle ne se jetterait pas dans la chambre en essayant de maintenir la porte close derrière elle. En toute autre circonstance, peut-être, et elle aurait même eu de bons espoirs de réussir. De gagner l’affrontement. Sauf que la jeune femme tout en muscles avait déjà pu remarquer les réflexes et la force du professeur d’université. Et, son nez en témoignait, elle était réaliste en s’avouant ne pas avoir de grandes chances d’arriver jusqu’à son but.
Faisant quelques pas pour simplement effleurer la reliure de certains livres du bout des doigts, elle le laissa s’habiller sans plus se formaliser. Son attention était focalisée sur ses paroles, et non sur ce qu’elle sentait sous sa main. La vision de ce corps élégant et équilibré se recouvrant peu à peu de vêtements qui n’enlevaient rien en classe à l’homme dans son dos ne la détournait pas de ce qui comptait.
Chercher le mensonge, la vérité. Tenter vainement de se rapprocher un peu de celui qu’il était. Siegfried lui donnait à voir beaucoup de choses, lui envoyait beaucoup de signaux et surtout essayait de lui faire croire à de nombreuses paroles. Sa nudité était sûrement calculée pour la décontenancer, l’allemand parlé pour la mettre mal à l’aise de ne pas comprendre, le thé pour endormir sa méfiance par de la gentillesse. Autant d’artifices qui ne suffisaient pas à détourner Alexis de sa curiosité. Elle voulait simplement apprendre le plus possible de choses sur cet homme, elle qui n’avait pourtant jamais aimé les leçons ni les apprentissages. Bien sûr, elle se doutait ne pas être la première fille ou femme à se faire captiver ainsi. Elle n’était qu’un grain de sable dans l’océan, sûrement. Mais elle n’était absolument pas corrompue par son attrait, par son charisme. Du moins pas dans une déviance d’envie et de pulsions. Lui la voyait comme toute autre. Tant mieux. Ne pas attirer l’attention, ne pas susciter le questionnement chez lui. Parce que quelque chose lui disait que si elle l’intéressait de trop près, des choses pas forcément glorieuses pourraient lui arriver. Il était fou, elle ne se sentait pas en danger. Pas tant qu’elle n’était qu’un insecte insignifiant à ses yeux.
Insecte elle resterait.
Pour revenir à l’intérêt de savoir où la vérité se cachait dans ses mots, le début l’était indéniablement. Alex l’imaginait parfaitement à l’écoute de ses élèves. Étonnamment, cet homme dégageait une aura qui hurlait au monde « Je t’écoute, je suis là pour toi, tu peux tout me dire ». Limite flippant. Bref, il devait être un professeur exemplaire, et le témoignage de certains des étudiants croisés au sein du campus corroborait ses dires. La jeune femme repoussa un livre mal rangé en souriant de cet état de fait qui ne ressemblait pas au maniaque de l’habillement qui, derrière elle, prenait un soin tout particulier à vêtir son corps le plus parfaitement possible. Chaque pli avait l’air d’être maîtrisé, calculé. Il était aussi impeccable qu’au premier jour quand elle se retourna vers lui. Elle hésita à s’approcher pour faire elle-même son nœud de cravate. Mais il prendrait sûrement ça comme un acte d’agression. Elle se contenta donc d’agiter doucement les doigts en miroir des siens, et quand il eut finit elle en rajouta un qui tirait sur le nœud pour l’étrangler avec. Mauvaise idée.
- Etrangement, je vous sais totalement sincère sur la partie bon professeur. Je n’en ai d’ailleurs jamais douté. Pour la grande majorité de vos étudiants, vous êtes sûrement un modèle exemplaire, un don du ciel. L’enseignant parfait, à la fois intéressant, impliqué et à l’écoute. Sévère mais juste. J’aurais peut-être pu aimer l’école avec plus de spécimens comme vous. C’est donc la vérité dans vos propos. Concernant la manière dont elle vous a abordé, je ne sais pas.
Alexis reprit une douceur sur la table et la grignota du bout des dents. Son regard vissé sur le nœud de cravate, sans plus le voir. Il n’existait plus à ses yeux, et déjà elle revoyait le visage de Mizuki. Ses paroles, quand elle lui avait raconté. Sans la moindre trace de mensonge. Et elle n’était probablement pas assez intelligente pour réussir à lui faire croire à une tromperie de cette envergure.
- Elle ne m’a pas parlé de la machine à café mais du buffet des entrées de la salle de restaurant du campus. Je dirais qu’on s’en moque si cela n’avait pas son importance dans vos propos.
Et puis les propos de Siegfried dérivèrent enfin. Voilà. Donc Mizuki l’avait voulu, demandé ? C’était sa faute, et elle n’était qu’une mythomane grossière et emplie de vengeance ? Jetant un coup d’œil au message sur le portable du professeur, Alexis retint un haut le cœur. Les pensées se bousculaient dans sa tête. Déjà, l’idée de se soumettre la répugnait. Comment pouvait-on avoir envie d’autant d’abandon ? Qu’est ce qui poussait une femme à oublier le contrôle sur sa vie, et se remettre entre les mains d’un autre ? Pour quelle raison pouvait-on abandonner sa liberté, sa vie ? Etait-il vraiment possible de sciemment désirer cela ? Elle tenta de maîtriser sa voix, cependant, quand elle lui répondit.
- Encore une fois, je suis persuadée que vous êtes réellement en phase avec votre vision de la chose. Vous pensez réellement ce que vous dites. Ce n’est donc pas vraiment un mensonge. Seulement, je ne suis pas certaine que vous ayez pu différencier un « Non » d’un « Non qui veut dire oui ». Est-ce la même chose pour vous ? Peut-être aura-t-elle pris du plaisir, je ne le nie pas. Mais est-ce qu’au départ, tout cela était réellement souhaité ? Jusque où êtes-vous allé pour la convaincre ? Se passer de son consentement premier et justifier votre acte par son plaisir finalement réel, est-ce réellement ce que l’on peut appeler une volonté ? Sans parler de la nature possiblement fictive de ce message. Vous auriez pu l’écrire vous-même. Je ne suis pas certaine que vous gardiez réellement ce genre de correspondance dans votre portable. Trop prudent pour cela, à moins que vous soyez trop sûr de vous pour en voir les risques.
Elle lui rendit le portable en retenant les pulsions naturelles qui la poussaient à partir, le frapper, pleurer. Tout ça à la fois. Voir qu’une fille avait été si habilement manipulée par cet homme… Cela relevait presque du respect. Quand il lui sourit, elle ne sut d’ailleurs si elle avait envie de l’embrasser ou de le gifler. Elle était en train d’admirer la technique d’un prédateur tout particulièrement dangereux.
- Et quel est son dernier message, alors ?
C’était comme si elle était l’avocat de Mizuki, et Siegfried le défendeur. Elle cherchait à mettre en exergue les failles de son discours. S’il contenait du faux, ce n’était alors pas vraiment dur. Mais mentirait-il réellement, lui qui paraissait si fier de ses actes ? Sans hésiter, malgré les tourments que son attitude infligeait à sa morale, Alexis glissa son bras sous celui de Siegfried et sortit à ses côtés. Elle avait conscience de marcher de concert avec un homme qu’elle était supposée haïr et condamner. Mais rien à faire, sa curiosité et son admiration malsaine pour un homme qui avait l’air si entièrement convaincu de la normalité de son propos prenaient le dessus. Alexis aimait les gens passionnés, et il l’était énormément. Elle se fichait bien que sa passion fasse souffrir des filles, pour l’instant. Elle cherchait juste à comprendre comment il pouvait être aussi intimement persuadé du bien fondé de ses paroles et de ses pratiques.
- Les bienfaits de la soumission… Facile à dire quand on est celui qui soumet. Il est tout aussi aisé pour un dresseur de lions d’affirmer que ses bêtes sont heureuses, quand jamais il ne se met à sa place. Je pense que vous êtes très doué pour dénicher les filles qui ont tant de vide en elles qu’elles veulent le remplir avec la plus grande force, l’image la plus charismatique qui les approche. Vous. Des bêtes blessées qui préfèrent abandonner le contrôle, leur libre arbitre, et vivre sous vos ordres. Se noyer dans l’oubli, dans le renoncement, pour ne pas subir la tristesse et la solitude de leur existence. Elles font ce choix par défaut, se détruisent un peu plus pour être sûres de ne plus jamais pouvoir le regretter. C’est donc un bienfait et un salut fort relatifs, mais une source de plaisir et de jouissance pour vous, à n’en pas douter.
Elle lui sourit à son tour, simplement incapable de se détacher de son bras, de sa personne. Il était tellement fascinant d’observer un être si différent, si aveuglé, si entier. Il n’y avait aucune place pour le doute dans ses propos, et Alexis était absolument certaine qu’elle parlait dans le vent. Il ne se remettrait jamais en question, ne se demanderait jamais s’il avait tort ou raison. Ce n’était pas dans sa nature, et elle était en train de faire la conversation à un mur, mais peu lui importait.
- Et sachant que vous aviez cette vidéo, elle m’a demandé d’aller vous trouver et de vous le faire payer ? Quel intérêt ? Elle se doutait bien que vous alliez le découvrir, c’est évident. Elle m’a elle-même fait part de votre intelligence. Cela n’a aucun sens, puisqu’elle n’était pas suffisamment désespérée quand je l’ai vue. Elle ne peut même plus éprouver le désespoir. Vous lui avez tout pris.
Et Alexis énonçait des faits sans même tiquer, sans compatir. Elle avait depuis longtemps tiré un trait sur la compassion qu’elle aurait dû éprouver envers Mizuki. Ce n’était plus qu’un cas, qu’une théorie à ses yeux. Elle ne se reconnaissait pas, aussi froide et distanciée. Mais porter de l’intérêt à Siegfried ne la surprenait pas. Saleté de curiosité. S’arrêtant avec lui, elle haussa les épaules quand il lui proposa de manger. Elle s’en fichait bien. Alexis voulait juste continuer de discuter, sur un sujet légèrement dangereux pour elle. Etait-ce parce qu’elle aussi, avait trop de vide en elle pour se détacher d’un homme qui n’avait plus rien à faire avec elle ? La jeune femme aurait pu hausser les épaules, cesser toute discussion et réclamer son prix avant de rentrer chez elle. Et pourtant, l’inattendu et surtout la folie charismatique de son interlocuteur, l’empêchaient de se soustraire à son bras. A ses mots.
- Je ne pense pas que vous ayez menti sur grand-chose. Vous êtes absolument sûr de vous, persuadé du bien fondé de votre théorie. Qui peut en juger ? Je suis tout aussi certaine de la mienne.
Elle rigola en faisant mine de chasser la menace d’un revers de main.
- Vous menacez de me violer en punition ? Mais si vous faites cela pour me punir de vous accuser de viol, alors vous rendez mon affirmation effective et juste. Donc vous ne le ferez pas. Oh, et si vous espérez que je trouve moi aussi une intense satisfaction à m’abandonner, alors vous êtes encore plus fou que je ne croyais. Notons ici que la folie est presque un compliment. Je fais partie de l’armée, je sais me soumettre, je sais ce qu’est un commandement. Pourtant, vous ne faites pas partie des gens que je respecte assez pour leur permettre de me donner des ordres. Et en jurant fidélité à mon corps d’armes, j’ai également promis de ne jamais laisser quiconque d’autre me faire plier.
Alexis sortit un billet également et mit un point d’honneur à payer sa part. Hors de question qu’elle se sente redevable à son encontre. Elle ne lui devrait rien, si ce n’est une discussion intéressante pour satisfaire quelque peu sa curiosité sans borne, toujours alimentée de nouvelles questions. Sans doute ne découvrirait-elle jamais ce qui se cachait réellement en dessous de l’image parfaite et idéale. Car s’il admettait volontiers ce genre de déviance, alors Alexis se doutait qu’il y avait pire. Un simple prédateur dominant et intraitable en matière de pratiques sexuelles n’aurait pas avoué aussi facilement, aussi rapidement. Mais pour l’instant elle prenait ce qui venait, et c’était surtout de la fascination envers cet homme. De savoir pourquoi il était si dirigiste, ce qu’il en retirait, et comment il cachait cela la plupart du temps.
Peu à peu, le reflet idéal s’écaillait. Plus Alexis gratterait, plus elle risquerait de regretter. Mais tant pis. Il confrontait ses valeurs, il bousculait ses idéaux, il l’avait fait transgresser bien trop de choses pour qu’elle s’arrête là.
-
Non. C'était la machine à café.
Et il en semblait sûr.
Le cuisinier, toqué et tabliéré (non ça n'existe pas ce mot) découpait le poisson avec une dextérité propre aux préparateurs nippons. Dans un bloc de chair rouge, il entamait grossièrement parallèlement à sa table, puis dégageait l'une des grosses tranches pour s'occuper de l'autre, qu'il débite en fines lamelles posées sur le côté. Son acolyte, revenant d'un peu plus loin, jetait sa clope dans le caniveau avec négligence, puis se lavait sommairement les mains dans un évier en métal cheap pour ensuite s'occuper du riz. Une discussion s'engageait avec Siegfried, que les deux cuisiniers appelaient « professeur ». Sans doute un habitué. Ils taisent le cas Alexis. Il n'est pas rare qu'il vienne avec une jeune femme, pas souvent la même, et il n'y a pas à le mentionner. La multiplicité de ses accompagnatrices dit bien des choses sur lui.
Ils parlent des cours, des élèves, est-ce que tout va bien économiquement, c'est calme ces temps-ci mais ça commence à aller mieux, et silence. Les paroles sont remplacées par le tchac tchac de la lame. Dix sushis sont préparés, deux de chaque variété de poisson. Après s'être de nouveau lavé les mains, le second cuisinier dépliera deux minuscules tapis de bois, sur lesquels seront posés une rangée de sushi sur chacun, le tout étant mis dans une petite boîte de plastique, tendues à eux. Le SS prend au passage le billet d'Alexis, et lui fourre au niveau de la ceinture, entre son vêtement et sa peau. Il paiera tout lui-même, et s'éloigne en lui donnant sa nourriture. Sa faim permanente va enfin être satisfaite.
Je vais régler une bonne fois pour toute cette histoire. J'ai appartenu pendant plus d'une décennie à un corps d'élite. Corps d'élite, vous comprenez ce que cela signifie ? J'ai fait quelques mois dans une école avec les meilleurs instructeurs du pays, des vétérans décorés et des théoriciens aux idées révolutionnaires, qui maintenant ne le sont plus vraiment. C'était dur, très dur. Pendant deux ans, j'ai été militaire du rang, avant d'être autorisé à rejoindre le corps des officiers. Après quoi j'ai dû faire mes preuves, pour être le meilleur. Les ordres étaient parfois difficiles à suivre. Tuer un homme au combat, c'est quelque chose... Mais exécuter d'une balle dans la tête un innocent, c'est autrement plus dur à subir. J'ai gagné mes galons, j'ai eu ma division. Ajoutons à cela que, toute mon enfance et mon adolescence, j'ai vécu sous le joug de l'une des éducations les plus strictes du monde. Vous croyez que je ne connais pas les bienfaits de la servitude, ainsi que ses limites ?
Comme promis, il mange en marchant. Le bitume est trempé, et il marche dans les flaques sans la moindre gêne. Il fait froid, et il n'a ni écharpe ni gant. Il fait sombre vu l'heure tardive, mais il n'a pas peur. Il se sent étonnamment bien dans ce paysage.
Dites-moi ce que je peux faire pour vous, alors. Vous avez probablement besoin de quelque chose pour me croire. Allez-y. Son dernier message ? Il ne contient rien de bien particulier. Celui que je vous ai montré est pertinent. L'autre ne parle que de masturbation. J'en ai d'ailleurs été étonné. Mais peu importe. Demandez-moi ce que vous voulez, je vous le montre, et ce jusqu'à ce que vous acceptiez de croire au bien-fondé de mes mots et de mes sentiments.
Siegfried dans toute sa splendeur. Tout ce qu'elle pourra découvrir dans sa chambre ne lui dira rien. Elle lui fera découvrir un Siegfried différent, néanmoins, pas grand-chose ne pourra étayer la thèse de Mizuki ou même celle d'Alexis. Ses secrets sont mieux gardés. Mais il n'est pas idiot, et elle l'a d'ailleurs souligné : Il sait qu'elle sait qu'elle ne trouvera rien, même en cherchant bien. Le SS est un foutu parano, rigide, malin, prévoyant, voire même clairvoyant de l'avenir. Le destin est une mécanique qu'il a apprit à connaître, à défaut de pouvoir la maîtriser.
Par ailleurs, je vis depuis des années sous le serment que j'ai prêté à mon drapeau, et j'en souffre chaque jour. C'est ce qui ligote mon âme. Vous ne savez pas à quel point c'est invivable. Je vous conseille, très honnêtement, de vous trouver une nouvelle allégeance. C'est pour votre bien, ma chère.
Une pause, pour avaler une moitié de sushi, avec les doigts.
Et ne croyez pas que ch'est une chtratéchie pour que vous deveniez ma chienne. Che ne court pas après les echclaves. (Il mâche quelques secondes.) Vous êtes idiote de penser que je ne ramasse que des animaux blessés, d'ailleurs. Vous portez des jugements sur ma façon d'être, et cela en est insultant. Des gens normaux, sains d'esprit, bien dans leur vie, découvrent simplement qu'elles ont besoin d'être contrôlées, manipulées, parce que quand notre vie est aux mains d'une personne qui maîtrise la sienne, alors que soi-même, on a peur de la dérive, naissent de nouvelles envies. Il suffit de franchir le pas.
-
C’est étrange. Depuis qu’elle est toute petite, Alexis vivait ici, aimait cette ville. Il y a pourtant quelque chose à laquelle elle n’avait jamais pu s’habituer : l’odeur du poisson cru, vidé et préparé devant ses yeux. Manger des sushis, makis et autres sashimis ne lui posait aucun problème et elle appréciait même cela, surtout avec beaucoup de wasabi et de gingembre. Mais là, postée devant le stand, l’odeur des tripes et abats de poisson lui sautait à la gorge. Elle gardait toutefois son sourire, essayant juste de respirer le moins possible, et plutôt par la bouche, qui sent moins les odeurs. Rien à faire, ce parfum de poisson mort la dégoûtait plus qu’autre chose. Tout le long pourtant elle fit bonne figure, retenant ses sourcils de se froncer, son visage de se crisper. Avec lui, c'était devenu une lutte permanente et elle ne comptait pas lui céder la moindre parcelle de terrain.
Il en prit déjà assez quand il lui rendit son billet, et elle trop maladroite pour agir assez rapidement qu’ils s’éloignaient déjà. Saleté. Elle essayera de lui glisser dans la poche un peu plus tard, quand il sera détourné d’elle par leur conversation. Alexis goûta du bout des dents le premier, n’y trouva rien à redire et le mit en entier dans sa bouche. Après l’avoir avalé, la jeune femme haussa les épaules et ignora l’envie de le remercier. Parce qu’il ne lui avait pas laissé le choix. Elle ne désirait pas cela et il le lui avait imposé. Comme il faisait toujours, manifestement. Comme il se donnait le droit de le faire avec toutes les femmes rencontrées.
Une question intéressante serait de se demander s’il agissait de la même manière avec les hommes. Les femmes, il les soumettait par le sexe, et les hommes ? Par la violence ? Ou alors il s’en fichait. Inconsciemment, elle se rapprocha de lui, pour chercher un peu de chaleur plus que par peur. Alexis savait se défendre et faire face à la plupart des situations et agresseurs. Bon, sauf à un Siegfried qui comptait pour trois hommes au moins, partageant la même intelligence de surcroît. Mais ça ne courrait pas les coins de rue.
- Je veux bien croire que l’autorité ne vous ait jamais manquée dans votre vie. Seulement, considérez-vous toute soumission comme égale ? Je ne pense pas que l’abandon physique de l’épreuve, que militarisme de votre formation et enfance, ait la même valeur que la soumission sexuelle. Je ne pense pas non plus que vous, qui avez l’air si féru de ces notions, puissiez réduire toutes les servitudes à une même expression. Et jusque-là, donc, vous comprendrez que je doute de votre réelle expérience à ce que vous leur faites subir. Sauf si vous ne m’avez pas tout dit, encore une fois.
Elle-même à l’armée avait connu la rigueur, la discipline. Les punitions en cas de désobéissance ou tout simplement de mécontentement de son travail. Et plutôt deux fois qu’une, étant donné qu’on lui avait refusé de monter en grade et de pouvoir à son tour donner des ordres sous ceux qu’elle aurait pu recevoir plus hautement placée. Toutefois, l’idée d’obéir à un maître sexuel, de devoir se plier à ses moindres désirs la répugnait. Justement, servir une cause nécessitait un investissement physique et moral. Mais toujours l’on pouvait garder un part de secret, d’intime. Une porte qui n’appartenait qu’à nous. Le retour à la vie personnelle après le devoir. Lui ne se souciait pas de leur laisser quoi que ce soit et mettait à nu toute leur vie sans la moindre hésitation. Ce qui ramenait ces filles au rang d’animaux, dépecés moralement et abandonnées totalement aux mains de Siegfried. Elles n’avaient plus rien à elles. Or l’être humain est fait pour être unique, et non pour se livrer entièrement à un autre au point de s’oublier.
Deuxième sushi avalé.
Conversation toujours aussi stérile, Alexis le savait.
- Pourquoi vouloir à tout prix que je croie en vous. Pire, que je vous apprécie malgré vos paroles ? Je ne pense pas que vous ayez particulièrement besoin de reconnaissance. Et puis je vous l’ai dit, je sais que vous êtes persuadés de vos propres mots. Que vous ne mentez pas sur ce sujet-là. Je ne doute pas un seul instant de la force de votre conviction, « professeur ». C’est plutôt celle-ci que je critique et sur laquelle nous sommes en désaccord. Malgré ce que j’ai pu faire pour vous.
Alexis haussa une fois de plus les épaules, et troisième sushi disparu. En fait, elle avait faim. La jeune femme tiqua quand il parla de son âme ligotée, et aurait bien eu envie d’approfondir le sujet. En quoi était-ce une contrainte pour lui, qui paraissait aimer cela plus que tout ? Mais n’était-ce pas approcher un peu trop près de l’animal, risquer sa sécurité ?
- La dernière ne m’a rien apporté de positif. Vous parlez de souffrir. Cela ne vous apporte-t-il pas une pleine satisfaction ?
Alex était émerveillée de voir à quel point il en parlait bien. Presque une campagne de publicité pour les bienfaits de la chose. Elle imaginait déjà l’affiche, dans le pur cliché avec du cuir, des cordes et une cravache. Siegfried, professeur diplômé en soumission. Retenant un rire à cette idée, la jeune femme essaya de garder son sérieux.
- Merci pour le compliment. Mais non, vous ne me ferez pas croire que quelqu’un satisfait de sa vie, des évènements qui l’anime et de ce qu’elle en fait peut décider de tout abandonner à quelqu’un d’autre. Vos pratiques supposent un abandon, et l’on abandonne que ce qui nous blesse, ce qui nous peine ou nous paraît trop difficile. Elles peuvent avoir l’air d’aller bien, mais je suis persuadée que toutes ont besoin de fuir d’une manière ou d’une autre. Vous apparaissez alors presque comme un sauveur. Toutes les femmes ne peuvent adhérer à vos manières de faire, et c’est bien pour une raison. Celles qui vous suivent sont celles qui désiraient une échappatoire à leur existence. Et vous-même, savez-vous vous mettre en danger ? Sortir de ce que vous prévoyez, à chaque instant ?
Alexis finit son plat, jeta son support et lui prit soudainement la main pour le tirer jusqu’à un établissement de la ville qu’elle appréciait tout particulièrement. Un endroit où la musique était la bienvenue. Un club, mais bien différent des boites de nuit actuelles où elle allait avec ses amis. Un endroit où toutes les danses trouvaient satisfaction. De multiples salles accueillaient autant de danseurs que possible. Dans l’une, un rythme de salsa, dans l’autre du hip hop ou du rock. Alexis connaissait l’endroit, et le tira jusque dans l’endroit, désert à cette heure-ci, réservé à la valse.
- Vous dansez ?
La musique, puissante, résonnait sans qu’aucune autre des salles voisines ne vienne les déranger. Alexis connaissait la plupart des danses, aimant particulièrement bouger en rythme sur les musiques. Elle appréciait tout particulièrement le rock et les danses plus classiques et oubliées comme le fox trot et la valse. La suivrait-il ? La surprendrait-il ? Elle le lâcha, et se ficha au milieu de la salle, les bras en position, élégante dans son port de nuque malgré son accoutrement qui ne convenait pas au tableau.
Chiche ?
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Il n'avait pas l'impression de tourner en rond. Chaque mot prononcé, selon lui, lui faisant gagner du terrain. Il savait que ses paroles étaient un poison, si subtil et lent, qu'il lui fallait piquer à plusieurs reprises, avec la plus grande des discrétions, jusqu'à ce qu'il y ait plus de son venin que de sang dans les veines de sa victime. Parfois, celle-ci résistait, et cela prenait du temps. Et tant mieux. Les cibles faciles apportent une satisfaction rapide.
L'Europe en fut un cuisant exemple. L'avancée allemande dans la plupart des pays était si facile, les chars pénétrant avec une telle facilité dans les terres ennemies que c'était aux officiers de demander à l'Etat Major de faire une pause, de temps en temps, pour la forme, et le repos des machines – mécaniques et humaines confondues. Si les plus gradés se satisfaisaient du caractère éclair de leurs victoires, elles laissaient un goût amer dans la bouche de certains hommes, dont le lieutenant Von Königsberg, qui avait assisté aux cinq semaines de vile résistance de l'opposant français, et avait refusé de voir les célébrations à Paris ; une bande d'officiers, dont il avait fait partie, avait cordialement refusé d'être près du Generalmajor de la Wehrmacht qui les avait invité à une place d'honneur ; l'affaire a failli finir en cour martiale avant qu'ils ne soient sauvés par le Reichsführer Himmler.
Et sur le même modèle, toute l'Europe était tombée, avec plus ou moins de résistance, mais sans jamais poser de réel problème à la logistique militaire allemande. Quand la SS a commencé à être engagé, en soutien des troupes officielles, les choses prenaient une tournure encore plus aisées. Les quelques échecs allemands ont vite été balayées par des victoires éclatantes.
Arrive Moscou. À quelques kilomètres des hauts remparts rouges, l'armée allemande avait failli pour de bon. Une branlée sévère, que l'histoire ne retient pourtant pas ; tous pensent que Stalingrad est le véritable « revers » de la guerre. Mais Siegfried y était, il a enfin pu voir ce qu'étaient les russes. Il pensait, à tort, que tout allait être facile, comme ailleurs. Confiant, les alentours de Moscou lui ont pourtant donné du fil à retordre. Mais quand enfin ils ont approché de la capitale, ils ont fait face à des ours, à des tigres. Même lui, avec ses capacités prétendument nettement supérieures, était complètement dépassé. Il lui fallut des jours entiers pour reprendre ses esprits, réorganisé ses escouades, ne plus se sentir à l'ouest. Quand enfin les officiers allemands avaient recouvré leur sang-froid et leur talent, il était déjà trop tard.
Ce jour-là, une petite cloche sonnait dans la neige. Les allemands avaient perdus la guerre, mais personne ne le savait encore.
Et Siegfried s'en fichait impérialement. Car enfin, l'adversaire montrait de la valeur. Jusque 1945, il s'était battu avec la plus grande des ferveurs, et avait démontré sa verve et ses compétences dans l'art militaire. C'est, paradoxalement, ainsi qu'il a aimé faire la guerre. En perdant, en gagnant, et en re-perdant. Parce que la lutte avait du sens.
Il a retenu la leçon, Alexis. Tu ne le vaincras pas.
Il ne répondra donc pas. Il la laisse parler, mangeant calmement, réagissant par de simples sourires, ou des expressions traduisant ses doutes quant à ses paroles. Jusqu'à ce qu'elle l'emmène dans un lieu qui... qui, il faut bien l'avouer, n'était pas bien son genre. Si il savait danser ? Oui ! La valse, par exemple, entre autres... Pas toutes ces musiques qu'il considère comme dégénérées, mortes car impossibles à vivre, engoncée dans une médio...
... Oh. Elle le mène justement dans son domaine de compétence. C'est intéressant. Le déchiffrait-elle donc si bien ?
Nous reprendrons notre débat plus tard. Je vais me laver les mains d'abord, je refuse de vous toucher ainsi.
Maniaque, j'vous dis.
Les toilettes seront un refuge. Au calme, le temps de se faire à l'idée. Tout va bien. Il te faut une stratégie construite. La danse est un bon moyen pour commencer. Tu te souviens de cette artiste de cabaret, hautement réputée, qui t'a offert une place dans ses draps après quelques danses dans une réception de la SS. Mais il faut aller plus loin. Alexis ne se laissera pas convaincre trop facilement. Il faut la mener sur un terrain différent. C'est de là que commence à naître un embryon de plan... qui grandit vite, jusqu'à être viable.
Il allait partir sans se laver les mains, d'ailleurs, et fait demi-tour pour les frotter consciencieusement, avant de retourner se plonger dans les mélodies.
Alexis n'aura pas le temps de lui parler. Il l'attrape par les hanches, face à face, et la serre contre lui. Prise entre les griffes d'un prédateur qu'elle sait sournois et manipulateur, puissant et dominateur. Une personne qui, visiblement, écrase ceux qui l'offensent. Un ancien militaire d'élite, un sadique rigide et froid, un professeur dans les matières les plus strictes – la finance, le droit, l'histoire. Un type qui met un point d'honneur à être impeccable, pour ne pas prêter le flanc à la critique. Un immonde salopard qu'elle soupçonne d'être un violeur d'étudiantes.
Tu t'sens comment ?
Mettez-moi au défi, et je répondrai. Je vous offre de faire ce que vous désirez de moi. Vous n'avez que ça à faire pour comprendre mon point de vue, je crois. Avoir un pouvoir sur moi... Me dominer. Ma soumission comme présent, faites-en ce que vous voulez.
Il faut sentir la musique, la laisser prendre possession de son corps. Il laissera passer quelques chaînes de notes, avant de lui faire un signe, et entamera donc ses pas. Et elle remarquera à quel point il peut être bon, maîtrisant sans la moindre faute ses mouvements de pure grâce. Il ne cessera de la fixer un air amusé sur le visage, en guise de provocation à sa septicité.
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La musique s’élança doucement, timide. Quand il vint, s’imposa entre ses bras, Alexis referma sans hésiter ses mains sur son épaule et dans la sienne. Elle se colla, maintint son buste plus éloigné mais rassembla leurs bassins dans un même élan. Plongeant dans ses yeux, elle s’élança au même moment que lui. Lorsque la musique, mutine, démarra dans une envolée, ils étaient lancés. Ses pieds comptèrent les mesures, et elle tourna dès qu’il lui en imposa l’impulsion. Plutôt douée à cet exercice, attentive à la moindre mesure mais surtout au plus petit changement dans son jeu de pieds, elle l’accompagna sans la moindre erreur. Il semblait flotter, et la jeune femme pensait donner le même effet à ses côtés. Sans personne pour profiter du spectacle, elle savait bien qu’il était totalement inconscient de danser seule avec ce grand malade dans une salle vide.
La musique couvrirait ses cris grâces à ses accélérations, et à son intensité qui résonnait contre les parois de la salle.
Alexis entendait presque les voix exprimées par les instruments, les expressions du ballet. La valse se faisait parfois câline et féminine, parfois rude et virile. Les cordes s’emballaient, les faisant accélérer sur le parquet parfaitement ciré. Elle appréciait la qualité de danseur de son partenaire, lui reconnaissait la classe naturelle dont il faisait preuve en toutes circonstances mais plus encore ici. Son sourire la défia, tandis qu’elle se concentrait sur la danse durant la première partie de l’interminable valse qui les animait. C’était comme un duel perpétuel, une bataille qui ne finirait jamais. Il la guidait, mais de par la tension dans ses bras, son port de tête et son jeu de jambes, elle ne cèdait pas un seul instant de terrain. Elle ne se soumettait pas à ses pas mais les accompagnait de son plein gré, acceptait de les voir escorter les siens. Relevant le regard, elle plongea dans le sien.
Il pouvait, plus que jamais ici, la faire taire à jamais, lassé de ses interventions. Il pouvait lui faire subir ce qu’il se plaisait à faire passer pour de l’éducation, voire même une bonne action envers ses filles. La dégrader, la souiller, lui imposer sa volonté en guise de soumission salvatrice. Ou bien la laisser pour morte, étendue dans un coin de la salle, gisant sur une musique funèbre qu’il prendrait soin de passer, pour la mise en scène. Alexis voyait déjà l’angle que prendrait son corps, l’expression de son visage. Il irait se laver les mains pour ne pas ressortir dans la rue tâché de l’odeur de la mort.
Et pourtant elle restait là, comme une biche prise dans les feux d’une voiture, passionnée par la conclusion macabre de son aventure. Alexis n’imaginait pas d’autre issue pour elle. Pas pour le moment, pas avec un prédateur comme lui. Elle se colla un peu plus à lui, sans peur, persuadée qu’il lui fallait être plus proche encore de son ennemi qu’elle ne pouvait l’être de ses amants. A la fin du premier morceau, elle ne le lâcha pas, et l’entraîna sur le suivant. Plus dur. Bien moins léger, plus sombre et assassin. Les notes vrillaient ses oreilles, imposant un rythme plus sec, qui convenait si bien à Siegfried. Elle se rapprocha pour se faire entendre sans avoir à hausser le ton.
- Je ne compte pas vous donner raison en prenant la place de la dominatrice, vous pensez bien. Si jamais j’endosse ce rôle, alors cela voudra dire que je vous justifie, que je vous donne mon acceptation pour vos pratiques. Par contre, il me faudrait vous voir vous soumettre entièrement, comme vous le faites, à quelqu’un, ne serait-ce que pour accepter la logique de votre discours. Je ne l’appuierai toujours pas, mais pourrait au moins vous accorder votre bonne foi. Seriez-vous capable de vivre ce que vous leur faites subir au quotidien ? De la part d’une femme ou pire, d’un autre homme ?
Alexis tourna un peu plus vite qu’il ne l’avait prévu, prenant la directive durant une infime seconde, lâchant sa main avant d’y revenir, plus près encore. Elle soutint son regard, alors que leurs visages étaient tout proches. Reprenant le rythme attendu, la jeune femme complexifia pourtant les pas, rendant leur danse plus physique, plus élaborée.
- Jouons à un jeu. Dites-moi quelque chose sur vous que vous n’avez encore jamais dit à personne, et je ferai de même.
Etait-ce cela qu’on appelait jouer avec le feu ? Se brûler les ailes ? Alexis resserra sa prise sur la main de son partenaire, sans réussir à suivre son instinct qui lui criait de fuir pour ne jamais revenir. Pour une fois, elle ne faisait pas semblant de sourire, de s’intéresser, d’apprécier. Elle hésitait, laissait son esprit se battre contre ses réflexes de survie. Elle le laissait la captiver peu à peu, elle en avait parfaitement conscience. Et s’y couler comme on plonge, déterminé, dans l’océan de sa perte sans aucun regret. Le savoir l’empêcherait sans doute de se perdre. Il voudrait sûrement la faire sombrer de plus en plus loin. Alexis se sentait comme une passionnée qui cherche, apprend, expérimente mais revient toujours à la réalité.
Allait-il la laisser remonter à la surface, un jour ?
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Se laver les mains semble être un impératif, oui. En toute circonstance.
Il était étonné de la voir danser si bien, il faut l'admettre. D'ailleurs, lui aussi s'épatait : des années qu'il n'avait pas virevolté à la viennoise, et il trouvait pourtant les mêmes réflexes qu'auparavant, chassé sur le côté, poussée du bassin, dégagement à gauche, à droite, à gauche, et inversion, à lui de prendre le vent dans le dos, sur trois temps de nouveau, et, revenus à son point de départ, l'on recommence chaque étape, avec une légère variation de sens et de pas, pourquoi pas, les femmes de Dresde avaient cette salle habitude de rompre les habitudes à chaque nouvelle ronde, pour déstabiliser le partenaire, chose qui surprenaient les nobliaux les plus impressionnées par ces filles de bonne famille à l'assurance démesurée.
Culbutée dans le lit de papa, elles faisaient moins les fières.
Si elle semblait bien se contenter de danser, Siegfried était toujours dans son jeu de pouvoir. Ses yeux ne lâchaient pas le visage d'Alexis : Il n'avait pas besoin de regarder autour, ou de porter attention sur le reste de son corps pour tenir le rythme. Il fallait soutenir cette lumière sur elle, qu'elle sache qu'il la dépouille de tous ses oripeaux, que son esprit la met à nu, pour pénétrer son âme et le mettre en pièce, sans la moindre pitié. Elle allait plier. Ses genoux devaient flancher. Reste concentré, et ne te laisse pas déborder par tes trop nombreuses passions, qui ont vite tendance à te submerger, Siegfried. Chaque chose en son temps.
Nouvelle musique. Celle-ci résonne à ses souvenirs. Il l'a probablement déjà entendue, ou du moins, un qui lui ressemble nettement. Sa partenaire accentue ses changes, marque ses élévations. Il suit sans le moindre mal. Elle ne l'aura pas à ce petit jeu. Il faudra changer de musique pour le piéger.
C'est à vous que je veux me soumettre, Alexis. Je n'ai rien à prouver à personne d'autre, me remettre entre leurs mains serait totalement inutile. Et vous vous méprenez : je ne vous demande pas d'accepter mes pratiques, mais de les essayer d'abord, et de voir après si vous les acceptez ou rejetez.
Ca y est : Les mesures les plus lentes lui font penser à l'Eroica, en plus sinistre. Le compositeur de cette mélodie est sans aucun doute un admirateur de Beethoven, car maintenant qu'il a compris cela, il trouve un peu du second mouvement de la n°7 dans ses variations. Ainsi, l'auteur n'avait pas pris de risque, car consciemment ou non, il s'était saisi de deux chef-d'oeuvre fort connus du natif de Bonn pour créer.
L'amateur de musique se disputait avec le prédateur. Reste concentré sur ta proie. Une seconde d'inattention et elle s'évanouit au détour d'un fourré. La moindre erreur pourra t'être fatale. Tu en as déjà sans doute trop fait, tu dois te préserver désormais.
Il ne saurait dire si il doit jouer l'endurance, ou, au contraire, le sprint. Oh, la n°7, bien sûr... Le troisième mouvement ! Pourquoi ne pas y avoir pensé plus tôt ? Magistral dans l'art de l'inattendu, et des divergences de rythme. Alterner.
Pendant un temps, je vomissais le soir lorsque je repensais à ma vie passée. Je n'en dormais plus, je ne vivais presque plus d'ailleurs. Je passais des journées entières dans un appartement minable en banlieue de Potsdam. C'est en Allemagne. Je suis passé sous la barre des 60 kilos. Horriblement maigre... J'ai fini par me ressaisir, comme vous le voyez.
C'était vrai, tiens. Honnêteté oblige, pour une fois. Il espérait que la confession de mademoiselle allait être à la hauteur.
Et, tenez, puisque vous m'imposez un défi, je vais vous en donner un autre à mon tour : Je veux deux confessions, pour contrebalancer celle que je vais vous faire. J'ai un faible pour les femmes de caractère. C'est quelque chose que je ne divulgue jamais, pour garder mon image... disons, supérieure. Mais j'adore lorsque la demoiselle la plus hautaine se soumet. Lorsqu'elle rampe...
Là, il y a mensonge. Pas dans l'affirmation, mais dans le fait qu'il ne l'ait jamais dit à personne. C'est déjà sorti une fois. Ou deux. Voire même plus. Peu importe. Il avait juste envie de lui dire cela en particulier. C'était nécessaire.
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Sous la tête blonde, l’esprit était en ébullition. Alexis n’était pas des plus habituées à réfléchir sur de la théorie, sur des comportements, sur des émotions. Elle analysait parfaitement la pratique, l’action, les débouchés, les risques d’une situation. C’est pour cela qu’elle prenait parfaitement conscience du pourcentage de chance de sortir d’ici vivante. En un seul morceau. Intacte moralement. Ces différents paramètres clignotaient dans son esprit comme si un ordinateur lui envoyait les données précises sur la réalité de cette sympathique danse.
A laquelle elle prenait du plaisir. C’était peut-être cela le pire, elle se laissait aller, trop heureuse de trouver un partenaire qui, étonnamment, la guidait sans l’écraser. Encore une fois Siegfried la surprenait légèrement. Elle l’avait pensé froid, le devinait distant et manipulateur au point de vouloir étouffer les personnes qui n’allaient pas dans son sens. Alexis était rebelle à sa vision des choses. Cette valse, elle l’avait pensé comme un combat, une lutte de tous les instants pour ne pas le laisser l’écraser et la supplanter dans les mouvements. Au contraire, il était comme une béquille sur laquelle elle pouvait s’appuyer, mais la laissait libre de prendre des initiatives. Il était étonnamment coulant, donc. Une grande première.
Evidemment, cela faisait sans doute partie de son image, de l’avatar qu’il laissait filtrer à la face du monde et plus précisément pour elle. Se faire conciliant et sympathique. Alexis sentait le piège. Mais jusqu’où pouvait-il s’impliquer, jusqu’où était-il capable de tenir le rôle ? Un homme aussi froid pouvait-il se montrer tout à coup si sensible à la musique ? Autant de questions qui laissaient pour l’instant Alexis dans l’expectative et l’attente. Cet homme la troublait, c’était indéniable. Pas forcément dans la négative du mot.
Et là, il insistait. Le soumettre. Est-ce qu’il avait une seule fois prononcé ces mots à l’intention d’une femme ? Alexis hésitait. Elle ne voulait pas mettre fin à ce petit jeu immédiatement. Elle refusait de reculer maintenant, trop prise par l’enjeu et l’excitation. Mais jouer son jeu, c’était accepter ce qu’il en disait. Dans les deux cas, elle y perdait. Elle le savait. Mais l’avantage de ne pas avoir d’ego, de fierté, c’est qu’elle se fichait totalement de tout cela. Après tout, elle avait déjà accepté le fait de livrer une étudiante à son bourreau sans le moindre regret. Elle avait déjà tant remis en question, pour lui. Jusqu’où l’expérience allait-elle la pousser ?
- Et combien de temps pensez-vous pouvoir me promettre cette obéissance ? Quand est-ce que l’expérience prendra fin à vos yeux ?
Dans un coin de son esprit, Alexis ne pouvait totalement nier que l’idée l’excitait. Que voir ce condensé de fierté et d’arrogance orgueilleuse plier, accepter l’idée d’essayer son habituel pouvoir, lui donnait envie. Et c’est là où il gagnait. C’est là où il la tenait. Mais le renoncement était-il réellement dégradant du moment où il est accepté ?
- Quelle vie passée ? Difficile, en tout cas, de vous imaginer en piètre forme physique. Je vois que vous ne vous êtes pas laissé abattre. Arrivez-vous à dormir, à présent ?
Alexis tourna encore, accélérant petit à petit, laissant son souffle se faire plus rapide. Ses cheveux s’éparpillèrent sur ses épaules et son front, tandis que son corps se pressait contre celui de Siegfried. Elle remontait dans les années de sa vie, pour savoir. Pour trouver quoi lui dire.
- Arriveriez-vous à vous attacher à quelqu’un sans parler de soumission ? Est-ce que toutes vos relations doivent se baser sur votre domination ? Aucune femme ne sera un jour votre égale, n’est-ce pas ?
Tant de questions qu’elle lui adressait alors que c’était son tour de répondre. Deux confessions. Que lui dire qui l’intéresserait ? Sans trop se dévoiler non plus, refusant de donner des informations trop précises. Après tout, lui ne lui en donnait pas vraiment non plus. Il restait très vague.
- Hum, premièrement… J’ai été considérée comme la pute de l’armée et c’est sûrement ça qui m’a empêché de progresser. Je suis sûre que cette information vous fait plaisir. Deuxième confession ? Si je montre autant de caractère c’est certainement parce que vous appréciez cela chez une femme. Et parce que vous êtes mon ancienne cible, alors que maintenant je suis la vôtre.
Alexis marqua la pose finale sur la dernière note de la valse. Elle lui sourit encore, resserrant doucement le col de la chemise impeccable qu’il avait enfilée. La jeune femme lâcha ses mains et se fendit d’une révérence peu maîtrisée, mais l'intention y était. Elle n'avait pas fini de l'éprouver. Là, on était dans sa zone de confort. Et si elle en sortait ?