Une arène clandestine, un parc de jeu illégal pour voir de pauvres manants se faire massacrer par les monstres de Nexus. La ville de l’ombre, cette partie souterraine de Nexus, n’abritait en effet pas que des sans-abris désespérés, des criminels en fuite, ou des trafiquants. Il y avait aussi des monstres, venant des campagnes, venant de la mer, ou encore des tréfonds du monde. Ils remontaient par les profondes grottes qui jalonnaient les souterrains de Nexus, venaient de ces anciennes forêts qui avait été rasées pour permettre l’expansion de cette incroyable cité, à une époque où Nexus était encore un royaume divisé en plusieurs villes, avant que ces villes ne finissent par tellement s’étendre qu’elles puissent toutes se regrouper sous un seul giron. Le graveir était une créature nécrophage, un terme désignant les monstres souterrains, des créatures qu’on trouvait généralement dans les mines naines, ou dans de profondes grottes. Ils étaient attirés par la chair morte, mais goûtaient aussi à la chair vivante. Ce qui les attirait, c’était les mausolées souterrains de Nexus, des mausolées où on avait progressivement entassés des milliers de cadavres, et où on continuait à le faire quand les places manquaient dans les cimetières, et qu’on ne pouvait pas authentifier les cadavres. Contrairement aux simples goules, le graveir était massif, faisant plus de deux mètres de haut, et plus de 150 kilos. Il se dressait face à Joshua en hurlant, sous les vivats de la foule. Le Garde royal connaissait les règles de ce type de combat : on ne misait pas sur l’impossible victoire du prisonnier, mais sur le temps potentiel qu’il mettrait à survivre. Torse nu, sans arme, et avec la tête sur le point d’exploser, Joshua n’avait aucun moyen de tuer cette bête avec ses poings.
Les cris et les hurlements énervaient le graveir, une créature qui était habituée à vivre en absence de sons. Ses hurlements étaient tournés contre le public, mais ce dernier était inaccessible. Joshua regarda autour de lui, cherchant une ouverture possible. Quatre entrées menaient à cet endroit, mais ces entrées étaient bloquées par des grilles en fer. Quant au plafond... L’accès au gradin était protégé par une grille situé à plus de deux mètres de haut. L’éclairage venait d’une ouverture dans le plafond, et de torches le long des coins.
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Je suis fait comme un rat...*
Le graveir s’élança alors vers lui, et Joshua bondit sur le côté, évitant le coup de poing du monstre, qui heurta le béton. Inutile de le frapper, Joshua n’avait aucun moyen d’entailler sa chair. Le graveir se retourna rapidement vers lui, et leva les poings haut vers le sol. En s’écartant, Joshua avait glissé sur le sol, et roula sur le côté, évitant les deux poings du monstre, qui soulevèrent de la poussière. Rapidement, Joshua se redressa, et courut vers l’autre bout de l’arène, devant une porte de sortie. Du revers de la manche, il essuya la salive coulant le long de ses lèvres. Furieux, le monstre s’élança, et se rua vers lui en hurlant, faisant trembler le sol, comme une espèce de taureau déchaîné. Il se fracassa violemment contre les barreaux de la cage, les faisant trembler, décollant de la poussière du plafond, ce que Joshua nota après s’être écarté. L’homme ne fut toutefois pas assez rapide cette fois, et le bras du graveir partit, et le gifla à hauteur du visage, ses ongles griffus faisant couler son sang. Décontenancé, Joshua vit le monstre se tourner massivement vers lui, et se reçut un coup de poing dans le torse, qui lui fit l’effet d’un tison ardent. Il vola sur plusieurs mètres, et rebondit sur le sol ensablé, provoquant la fureur de la foule. Le coup avait été si fort que Joshua en avait du mal à respirer.
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Bon Dieu, quel monstre...*
Dans les cryptes, les graveirs étaient connus pour défoncer à mains nus les murs faibles et fins, jaillissant ainsi au milieu de groupe d’aventuriers imprudents pour les mettre en pièce. La main du graveir était comme un étau pouvant broyer votre cou en quelques secondes. Joshua l’entendit approcher, et cette main à laquelle il pensait le souleva, le maintenant en l’air, coupant sa respiration. Il pouvait sentir ses doigts gras, sales et crasseux sur sa peau, et entendit la foule hurler. Joshua réagit alors, et ses mains partirent à l’assaut de son visage. Oui, la peau du graveir était épaisse et très résistante... Mais tout colosse avait ses points faibles, et Joshua s’attaqua à ses yeux rouges. Quand ses pouces se rapprochèrent, le monstre grogna, et s’écarta, allant le lâcher. Joshua tomba sur le sol, et rampa rapidement, évitant de justesse le poing meurtrier du monstre, qui frappa le sol entre ses guibolles.
Se redressant, Joshua courut à nouveau, la peur au ventre, les poumons en feu, vers la herse que le graveir avait frappé. Ses coups étaient si forts qu’il avait endommagé cette vieille herse, passablement rouillée par endroits. Le graveir le chargea à nouveau. Fort heureusement, ces bestioles n’étaient pas très intelligentes, encore moins quand on les excitait ainsi. Joshua attendit son approche, et bondit sur le côté. Cette fois, plutôt que de se relever, il choisit de bondir en avant, tandis que le coup du graveir avait encore fait trembler la herse.
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Encore un peu, et ça devrait aller...*
Au-dessus de cet endroit, si on s’amusait à passer par l’ouverture au-dessus de l’arène, on arriverait dans une pièce se composant uniquement de torches et de chandelles, dans ce qui semblait être une petite cave fermée par une porte en bois. Cette porte en bois menait à une grande cave à vins, accessible par deux petits escaliers qui conduisaient au reste de la cave, soit à des pièces de stockage et à d’autres pièces plus petites, abritant les cachots de ce manoir. De grands escaliers menaient ensuite au rez-de-chaussée de cette vaste propriété, une villa en carré qui s’articulait autour d’un jardin central.
Stanborn était assis dans son bureau, au dernier étage, et buvait un verre de vin, en songeant au passé. Il s’appelait jadis Bane, même si Bane n’avait jamais été son vrai nom non plus. À cette époque, il n’était pas un noble, mais la noblesse avait toujours été son objectif, depuis son enfance. Il avait grandi dans un petit village nexusien, un petit village de fermiers et de paysans, de serfs et d’esclaves, où tous vivaient sous l’autorité écrasante du seigneur local, qui avait corrompu le bailli, et avait introduit des droits seigneuriaux jugés comme abusifs, tels le droit de cuissage. C’était un seigneur qui n’hésitait pas à fouetter en place publique ceux contestant son autorité, et le village était trop ancré dans la province pour que quiconque vienne se plaindre de lui. Stanborn avait fini par fuir, et, peu à peu, avait pris du galon. Il avait rejoint une bande de brigands, où il avait pris le nom de Bane. Il avait déjà de beaux muscles et une belle ossature, car il avait travaillé toute sa vie dans les champs, réparant la grange et la ferme familiale avec son père. Bane avait commis bon nombre de meurtres à cette époque, sans parler des rapts, des viols... Mais, toujours, il avait caressé l’idée de s’anoblir. Il avait finalement eu sa chance en capturant le fils d’un noble, envoyé en croisade. Stanborn avait pris son identité. Il avait beau voyager avec des brigands, Bane avait toujours été plus intelligent qu’eux. Suffisamment pour comprendre qu’une vie de parias finissait toujours par échouer. Stanborn avait donc récupéré ce jeune noble, et lui avait fait signer un acte de cession de propriété, dans laquelle ce jeune homme lui léguait toutes ses terres, document que Stanborn avait fait avaliser par un notaire véreux.
L’homme avait ensuite récupéré des terres ravagées par le brigandage, par son propre gang, et s’était assuré du soutien des villageois en envoyant sa Garde dans le camp de brigands de ses anciens hommes. Ils avaient tous été massacrés, et, suite à cela, Stanborn avait pu asseoir son emprise sur cet endroit. C’est à cette époque qu’il avait commencé à s’écarter de Sela...
*
Je ne pouvais pas rester avec elle...*
Stanborn avait agi contre sa volonté. Sela était la seule femme qu’il ait jamais aimé, mais, à cette époque, il était en pleines tractations pour un mariage politique, seul moyen d’asseoir définitivement sa position. À ceux lui demandant d’où il venait, il leur répondait qu’il avait combattu les démons avec le fils du seigneur, mais que ce dernier avait été grièvement blessé. Il avait été son meilleur ami, et l’homme lui avait confié ses terres avant de mourir. C’était un récit larmoyant, inventé de toutes pièces, mais Stanborn avait toujours été doué pour raconter des histoires. Il avait charmé Sela ainsi. Les deux s’étaient rencontrés lors d’une simple rencontre d’affaires, mais il était tombé immédiatement sous le charme de cette beauté sans pareille, cette femme forte et belle. Elle lui
résistait, bien mieux que n’importe quelle autre femme, et c’était ça qui lui avait plu.
À Nexus, il avait trouvé un bon parti, une femme qui lui avait donné ce manoir, et depuis lequel il continuait à faire ses trafics... Mais le souvenir de Sela continuait à hanter ses esprits, de leurs danses nocturnes... Et, maintenant que le Grand Dessein se rapprochait, la perspective de la voir mourir lui était insupportable. Fréquemment, il repensait à elle, de plus en plus souvent. Il couchait avec de nombreuses femmes, mais aucune ne lui avait apporté le degré de satisfaction de Sela. C’est ce qui faisait qu’il hésitait, à quelques heures du Grand Dessein. Plus rien ne pouvait l’arrêter, maintenant, et rares seraient les endroits qui ne seraient pas contaminés... Comme ici.
Finalement, Stanborn fit tinter un son de cloche, et, dans son dos, la porte s’ouvrit sur l’un de ses hommes :
Shadow. Shadow était un surnom, évidemment, pour un homme discret, aussi bien un coursier qu’un assassin. C’est simple ; quand on avait les activités de Stanborn, on ne survivait pas en se contentant des moyens légaux. L’homme avait écrit une lettre, et l’enroula, puis la scella avec un sceau.
«
Va porter ce message à Lady Sela, Shadow. Dis-lui... Dis-lui qu’un vieil ami aimerait faire amende honorable du passé. »
Est-ce que ce serait suffisant pour la convaincre de revenir ? Il ne l’avait pas vu depuis des années, mais, pour lui, c’est comme si c’était hier. Et il la savait femme passionnée. Accepterait-elle de le revoir ? Il avait peur qu’elle soit rancunière... Mais ce serait maintenant
ou jamais. Shadow acquiesça, et récupéra le message, puis fila.