- Allez allez les gars !
- Bien compris chef ! Qu'on chantonne en cœur.
Dans le chantier, les collègues travaillent avec la banane depuis que nous arrivons à la fin de la construction. Un parking de plusieurs étages qui a eu beaucoup de complications. Yashida me garde à l'œil et me sourit voyant que j'ai cette fois mon casque sur la tête comme les copains même si mon crâne est "presque" invincible. Mais il avait raison, l'uniformité d'une équipe est une force pour travailler. J'mets même des gants alors que ça me sert également à rien. On a une nouvelle intérimaire qui vient d'arriver dans l'équipe, une nana qui s'occupe de la peinture des murs et des flèches de circulation. Autant dire qu'un paquet s'est mis à loucher sur elle.
Elle est pas mal, mais j'trouve qu'il manque un peu de... viande. M'enfin, l'heure était de travailler. D'ailleurs Yashida me parle au talkie.
*Héra ? Tu me reçois ? A toi.*
- J'vous reçois cinq sur cinq, boss. A vous.
*Tu fais quoi ? A toi.*
- J'remets les blocs de béton dans la beine du camion m'sieur, à vous.
*Ok Héra, attention de pas te casser un ongle, rejoins Moya quand tu as finis, elle a besoin qu'on pousse le bidon de peinture. Il est lourd pour nous, simples mortels...* Qu'il ajoute, d'un ton sarcastique.
- Bien reçu, Héraclès, terminé.
J'commence à empiler les blocs, des lests de grue pour être exact, qui peuvent varier de 500 kilos à 25 tonnes, dont les amortisseurs du poids lourd commencent sérieusement à fatiguer. Faudra y jeter un œil en retournant au hangar. Ma besogne terminée, j'm'envole en cherchant l'étage de notre chère nouvelle qui pousse sa chariote péniblement. Le poing et le genou au sol, elle sursaute à mon arrivée bruyant.
- Héra ! J'ai eu si peur !
- J'voulais pas, vraiment.
J'me mets sur le flanc en posant une main derrière le bidon sur un chariot à roulettes afin de l'avancer au rythme de son utilisatrice. L'odeur de la peinture fraîche remplit l'étage, voyant bien toute les indications faites avec une habilité précise et féminine.
- T'as pas chômé, beau boulot.
Elle rougit alors qu'elle dessine une immense flèche sur un pochoir.
- C'est pas bien compliqué tu sais...
- J't'assure que pour moi si. Tu te plais ici ?
- Ouais, ça va, j'ai eu des avances de Taku par contre.
- Tout le monde a des avances de Taku.
On se regarde brièvement avant de rire doucement. Puis son visage derrière son masque devient intrigué.
- Tu mets pas de masques ?
- Euh, bah j'en ai pas vraiment besoin...
- Oh, oui on m'a parlé de toi et de tes capacités... C'est vraiment trop bien.
- Pas tout le temps.
- Pourquoi ?
- Parce qu'on sort d'une norme qui rejette autrui. Sortir du cercle, à moins d'être battu, cassé et reconstruit pour y pénétrer de nouveau, impossible dans mon cas.
- On s'en fiche des normes, crois moi.
On se regarde brièvement, j'l'a remercie silencieusement de la tête. On poursuit notre route et j'entends comme des craquements. J'm'arrête, regarde le plafond, Moya également s'arrête. Juste le temps de la recouvrir de mon dos râblé que le plafond s'effondre sur nous avant de chuter et de traverser les deux derniers étages. Une quantité astronomique d'eau a fragilisé la structure avant d'inonder le bâtiment.
À présent sous les débris, j'me prends des fumées de propane faisant partie du réseau de gaz de ville en pleine poire alors que la poussière retombe. Elle n'est pas avec moi, j'me soulève de toute ma masse pour expulser un bloc de gravats à plusieurs mètres avant de constater que les dégâts sont catastrophiques. J'pousse une quinte de toux. Une grosse quinte, les gaz brulant mes sinus en énorme quantité. Des câbles électriques embrasent le miasme et propagent une déflagration qui m'enfonce dans un tas de débris plus loin. J'en sors évidemment indemne, les vêtements déchirés, mais rien de grave, hormis cette putain de toux...
J'hurle son nom en soulevant à la volée des monceaux et des monceaux de ruines. Une petite main plus loin bouge dans une fissure alors que l'incendie se propage et m'arrache les poumons.
- Moya !
- I...ci...
D'une poigne titanesque j'soulève les quelques tonnes au dessus de ma tête qui faisait barrage sans écraser sa victime toutefois pour l'envoyer valser avec les autres débris. Littéralement blessée de la tête au pieds, aucune idée si elle a des dommages internes.
- Doucement, j'vais te porter.
- Héra...Je...
- Tais-toi, économises toi.
Désormais dans mes bras et blotti contre mon torse, j'décolle comme une fusée en survolant la ville.
Pourvu qu'il ne soit pas trop tard.
***
Arrivée à l'hôpital, j'me dis qu'effectivement appeler une ambulance aurait pu être une perte de temps, d'un franc coup d'épaule j'passe les urgences en hurlant d'une voix rauque et bestiale, non sans cacher une extrême panique.
- Elle a eu un grave accident, on a besoin d'un médecin !
Une équipe d'infirmières arrivent avec un lit avant de m'intimer à la poser dessus. Une autre quinte m'arrache la gorge et c'est de mes yeux ébahit que j'constate qu'une giclée de sang s'échappe de ma bouche pour finir dans le creux de ma main épaisse et calleuse. L'infirmière me regarde, me toise de haut en bas, j'dois pas être joli à regarder; les vêtements déchirés, carbonisés, en sueur, évidemment sans blessure si on oublie... Le filet de sang qui perle de ma bouche.
- Vous allez devoir nous suivre monsieur...
- Mais qu'est-ce qui m'arrive...
Cette quinte m'inquiète, pourquoi je souffre...? Alors c'est ça, d'être vulnérable ?
Merde.
On me conduit à une chambre, le menton dans le coude, qui subit mes toux ensanglantés, s'aggravant au fil du temps sous mon regard impuissant.
- Tenez bon, monsieur.
- Ouais *kof* *kof*, je gère... *kof*
La chambre est assez grande, le lit aussi, un modèle grand format, on pourrait accueillir le plus gros des obèses là-dessus. On m'dit d'appuyer sur un bouton rouge si ça va pas. Sans doute pour la première fois de ma vie. J'suis déjà allé à l'hôpital. Mais c'était jamais pour moi. Des collègues, mes parents adoptifs, mais là... C'est pour ma gueule. Je suis en danger. J'arrive pas à concevoir cette idée.
Mes respirations deviennent douloureuses, l'impression qu'on dévore ma trachée d'une acidité que je n'avais jamais mesurée jusqu'auparavant. La main sur le torse, j'essaie de respirer doucement par le nez, mais l'effet reste le même, ça brule, ca irrite et le gout du sang dans la bouche prend le monopole sur mes sens. Le goût du fer, la texture épaisse et fluide en même temps. En résulte du coup une sale grimace, dévoré par l'incompréhension.
L'attente est longue, là, allongé à rien pouvoir faire. Mais ce supplice s'arrête quand le battant va s'ouvrir. Une infirmière rentre dans la précipitation, mes yeux s'écarquillent en la détaillant ; un teint clair d'une peau de porcelaine, une longue crinière brune coiffée d'une queue de cheval flottant dans l'air et des traits fins serties de prunelles de la couleur des émeraudes. Son poste d'infirmière se voit sur sa tenue, non sans cacher des formes voluptueuses. Encore une délicieuse créature façonnée amoureusement par Dame Nature.
Mais c'est pas le moment de jouer au docteur, Héra. Me prendre deux étages de béton, et des litres de propanes dans le pif, ça refroidis un peu, v'voyez.
- Héraclès. *kof*
J'm'installe comme on me l'intime de faire, couinant le métal se plier sous mon poids mais tout va bien. Un masque se pose sur mes lèvres et envoie une vague d'apaisement, fraîche, atténuer les brûlures de mes voies respiratoires. Mes épaules se relâchent alors que j'ferme les yeux, savourant ce moment que j'pensais pas retrouver de si tôt. Répondant silencieusement d'un pouce levé pour lui dire que j'ai quand même écouté ses instructions. Son interrogation va suivre et doucement j'retire le masque légèrement de ma bouche pour lui répondre.
- Je ... *kof* suis allergique à rien du tout... *kof* Je me régénère de mes ... Blessures... *kof*
Essuyant les dépôts carbonisés sur les zones brulées, je lui dévoile ainsi la disparition casi instantanée pour économiser tout un blabla sur la régénérescence de mes tissus.
- *Kof* D'habitude...Ca suffit... *kof* kof*
J'retire à moitié mon t-shirt alors que son stéthoscope arrive comme une pièce givrée sur mon torse puissant et brulant dévoilant également mes anciennes plaies, refermées, laissant uniquement une trainée de sang qui sèche à l'air libre. Bordel, pourquoi mon corps galère à s'occuper de tout ce gaz aspiré ? Y'en a trop ? Mes pensées vont vers Moya, espérant qu'elle n'a pas respiré autant de propane, qui sait ce qui pourrait lui arriver...