C’était dans le quartier historique de Seikusu qu’on trouvait tout. Un ensemble de petites rues piétonnes, où les véhicules étaient très rares, car il n’y avait pas assez de place. C’était un endroit qui s’articulait autour d’un grand marché local, similaire à toutes ces images qu’on pouvait se faire… Les petites rues du marché formaient un quadrilatère s’articulant autour d’un bâtiment central, avec d’autres étals. Poissons, vêtements, jeux vidéos, livres, mangas… Il y avait de tout ici, et quantité de gens. Amélie avait pu voir des grillades de crevettes, de nombreux étals de pêcheurs, et autant d’autres choses… C’était ainsi qu’elle avait entendu parler d’une librairie locale. Amélie s’était promenée le long de ce marché, avec sa casquette vissée sur son crâne. Elle voyait les regards curieux, et parfois désapprobateurs, de certaines mères de famille. C’était comme si elles sentaient, instinctivement, qu’Amélie étai une jeune femme isolée et sans foyer… Une fille de mauvaise fréquentation pour leurs enfants. Amélie voyait alors ces mères resserrer leurs mains autour des leurs, tout en s’écartant rapidement. Amélie ne s’en familiarisait pas. Atterrir au Japon après avoir fui la France était loin d’être son choix le plus malin. Elle se heurtait ici à de nombreuses barrières. Les Japonais étaient des insulaires se méfiant des étrangers, ne les appelant pas « gaijin » pour rien. Or, outre cette barrière sociétale, il y en avait une autre, beaucoup plus difficile, et qui amenait Amélie à sacrifier de nombreuses heures…
…La langue.
La langue japonaise était en effet extrêmement différente de la langue française, et, fort heureusement, Amélie était très douée en anglais. Et, bien que les Japonais soient hostiles aux étrangers, la langue anglaise était assez facilement admise dans ce pays, beaucoup plus qu’en France. Amélie arrivait à s’en sortir en recourant à l’anglais, mais, de manière générale, elle était larguée par les kanjis. Le japonais était une langue très orale, ce qui faisait que l’écrit était extrêmement difficile pour elle. Elle avait plusieurs dictionnaires, des manuels d’apprentissage de la langue, mais… Et bien, même ainsi, ce n’était pas simple. Or, et c’était là embêtant, Amélie avait toujours aimé lire.
Quand elle était encore en France, elle se rendait au CDI de son lycée, ou dans une bibliothèque municipale, afin de lire. La bibliothèque Andrée Chedid était l’une de ses préférées, à l’époque, et elle s’y rendait très souvent, dans la mesure où, par rapport à sa famille, tout était préférable. Elle y restait parfois jusqu’à la fermeture, lisant des bandes dessinées, ou des romans. Malheureusement, au Japon, les livres en français étaient très rares, et, à défaut, elle s’était lancée sur des livres anglais. C’est ce qui l’avait amené devant cet étal.
« Vous cherchez quelque chose, Mademoiselle ? » lui demanda le vendeur, en japonais, en la voyant farfouiller parmi les livres.
Elle avait trouvé un livre français, Bel-Ami de Maupassant, et le leva devant l’homme.
« Où avez-vous obtenu ce livre ? »
Il avait suffi de cela pour qu’elle se retrouve, plusieurs jours après, devant la librairie où l’homme s’était fourni. Elle y entra donc, le cœur battant légèrement dans sa poitrine. La perspective de pouvoir trouver des livres écrits en français était très rare pour qu’elle la laisse passer. La librairie était assez petite, rien à voir avec une grande surface, où elle était généralement surveillée par des agents de sécurité patibulaires. Ici, c’était une atmosphère chaleureuse, avec un petit salon de thé, où plusieurs individus discutaient entre eux, généralement des lycéens, ou des adultes ayant moins de trente ans.
Le fait que la librairie se trouve dans le quartier historique faisait que l’endroit était très calme. Amélie retira sa casquette de sa tête. Elle portait un jean légèrement troué, une veste noire, et un débardeur blanc, puis s’approcha d’une étagère, et farfouilla parmi les livres. Quand quelqu’un s’approchait d’elle, généralement pour aller chercher des livres, on pouvait voir Amélie se crisper légèrement, comme si elle avait instinctivement peur qu’une personne s’approche trop près d’elle.
Malheureusement, Amélie peinait à trouver, et, après un petit quart d’heure, elle se gratta la tête, puis se rapprocha ensuite d’une hôtesse. Elle s’exprima ensuite dans un japonais hésitant, cassé, avec des intonations françaises perceptibles :
« Ex… Excusez-moi… Auriez-vous des… Des livres français ? »
Amélie tomba sur une jolie fille avec de longs cheveux bruns... Comme les siens. De fait, en l’entendant parler, et en la voyant, elle comprit que cette vendeuse était, comme elle, une gaijin. Quoique... Elle ressemblait plutôt à une métisse. Ses yeux n’étaient pas bridés comme ceux des Japonais, mais l’apparence globale de son visage avait quelque chose d’oriental et d’occidental. Cependant, c’était son accent qui la trahissait. Difficile de trafiquer son accent, et, même si son japonais était bon, quand la vendeuse se mit à parler, Amélie sentit bien des intonations anglaises. Elle suivit la femme, tout en se demandant si elle aussi ne pouvait pas travailler dans un tel endroit. Gérer des bouquins, ça n’était pas très compliqué, non ? Et puis, ça lui ferait enfin une rentrée d’argent... Elle était capable de s’habiller et de sentir bon en prenant des douches. La preuve, aucun client ne l’avait regardé avec dégoût ou avec suspicion. Amélie suivit la femme, tout en réfléchissant sérieusement à cette option. S’occuper de livres, ce n’était pas très compliqué, et elle serait rapidement capable de s’y repérer, comme elle avait toujours aimé les livres.
*Je ne peux pas toujours être un fardeau pour Zetsu et Mishi, après tout...*
Ils étaient sa seule famille... Mishi était une prostituée, celle qui offrait généralement de quoi vivre en enchaînant des pipes dans le parc ou dans des quartiers mal famés de la ville. Zetsu, quant à lui, était le seul homme du trio, un jeune garçon débrouillard, qui portait sur lui un costume rapiécé, un pistolet-mitrailleur déchargé (trouver des balles au Japon n’était pas simple, on ne les vendait pas dans n’importe quelle épicerie, contrairement aux États-Unis), et qui se chargeait, dans la mesure du possible, de ramener du mobilier au sein de leur repaire, généralement (toujours) en le volant. C’était Zetsu et Mishi qui avaient recueilli Amélie quand elle avait débarqué de l’avion pour se retrouver ici, à Seikusu, complètement paumée, avec des connaissances plus que basiques du japonais, et l’hostilité forte des locaux, qui voyaient en elle ce qu’elle était : une gaijin clocharde. Tout au plus lui proposait-on de baiser avec elle. Amélie s’était reconstruite avec ces deux-là, mais elle savait pertinemment qu’elle était un boulet. Elle dilapidait l’argent en fumant et en se droguant, et se sentait responsable à chaque fois. Travailler dans une librairie, avoir des horaires de travail, lui donnerait au moins l’illusion d’avoir une vie normale... La seule chose à faire, c’était éviter de se droguer, même si, ça, ce n’était pas facile. Amélie avait régulièrement des pulsions, et, si pour l’heure, elle était clean, elle ne se faisait pas trop d’illusions. La chance était une pute, et elle n’avait plus un sou vaillant.
La femme la conduisit devant un rayon de bouquins, faisant sortir Amélie de ses pensées. La serveuse tenait dans la main un livre, et Amélie, qui n’y avait pas fait attention sur le coup, comprit qu’elle avait visiblement hâte de se replonger dedans. Elle s’exprima alors en français, charcutant légèrement la langue, comme tout étranger s’exprimant dans une langue qui n’était pas la sienne. Amélie ne faisait guère exception. Elle avait beau être bilingue avec l’anglais, quand elle parlait en anglais, les intonations françaises ressortaient parfois. Contrairement au français, l’anglais était une langue très tonique, où l’accentuations sonore se faisait sur des emplacements différents qu’en français. C’est souvent de cette manière qu’on repérait un Français, car il parlait l’anglais de manière hachée... Et inversement pour l’Anglais tentant de communiquer en français. Amélie avait toujours trouvé ces différences amusantes, comme si l’anglais et le français étaient deux langues jumelles qui se titillaient mutuellement. De fait, il était fascinant de voir ô combien les comparaisons entre les langues illustraient du passé historique des peuples les utilisant... Alors, forcément, quand on passait au japonais, le changement était notable, surtout quand il fallait s’attaquer aux kanjis.
« Merci » lâcha-t-elle en japonais, avec un grand sourire.
Elle avait senti l’anglais perler dans la bouche de cette femme. Amélie n’avait peut-être plus un seul centime à dépenser à Dame Fortune, mais elle n’était pas idiote. En d’autres circonstances, et avec d’autres parents, elle aurait sans aucun doute pu être une femme remarquable et très intelligente. Elle observa donc les livres, puis reprit, cette fois-ci en anglais :
« Ce ne sera pas nécessaire de faire des commandes pour moi, vous êtes très aimable, Mademoiselle. »
Peu de demandes... Ça semblait logique. La culture française n’avait pas le même impact que celle de la langue de Shakespera. Amélie observa un peu les rayons. Un abominable Discours de la Méthode trônait en plein milieu, à côté d’autres grands classiques français. Amélie vit du Maupassant, du Zola, Les Misérables de Victor Hugo... Et s’arrêta sur un ouvrage de Charles Baudelaire.
*Oh...*
Les Fleurs du Mal. Elle attrapa le bouquin en se hissant sur la pointe des pieds, puis le montra à la femme, lui exhibant la couverture (http://img110.xooimage.com/files/0/e/5/151424-4ab9818.jpg).
« Vous l’avez déjà lu ? C’était mon livre préféré au lycée... »
Ce recueil avait fait partie des livres qu’il avait fallu étudier en français. Amélie avait été l’acheter toute seule, ne pouvant guère compter sur sa mère, et elle s’était amusée à le lire.
« J’ai toujours trouvé qu’il me définissait un peu... » soupira-t-elle ensuite, plus pour elle-même que pour la serveuse, même si cette dernière pouvait l’entendre.
Quand Baudelaire définissait le monde comme quelque chose d’horrible, il allait de soi qu’Amélie ne pouvait qu’être d’accord avec ce point de vue. Le récit de sa vie, tout simplement.