3
« le: lundi 15 avril 2013, 15:08:00 »
Les chrétiens, au japon, ne sont pas beaucoup, à peine un demi-million de personnes. Alors, forcément, le rapport à la religion n'est pas tout-à-fait le même que dans mon pays, la Pologne, où elle est majoritaire à presque 90%. Je ne cherche pas absolument à imposer ma croyance aux habitants de l'archipel qui ont déjà leur propre sagesse païenne, cependant, je ne rate jamais une occasion de participer à un rassemblement des fidèles du Seigneur. C'est l'occasion de rencontrer des gens fascinants qui partagent ma foi : des individus assez rares, donc, ici. Seikusu ne possède qu'une seule église, dans un style qui n'est pas vraiment occidental, mais assez neutre. Si on ne sait pas qu'il s'agit d'un lieu de culte, on peut facilement passer à côté, ou la prendre pour un centre culturel quelconque.
Les règles, d'une manifestation à l'autre, sont souvent les mêmes. Et s'il y a une chose qui ne change presque pas, à l'exception d'un jour saint dans l'année, c'est la présence d'une messe, à un moment où à un autre. À la chaire, c'est le père Emmanuel qui célèbre l'eucharistie. C'est un saint homme que je connais bien : c'est lui qui m'héberge lorsque je suis sur Terre. Contrairement à ce que son nom semble indiquer, il est asiatique. Sa famille est l'une des assez rares survivantes chrétiennes des persécutions des différents régimes, et restée cachée, mais fidèle au Christ depuis le XVIe siècle. Il commence la prière eucharistique, en langue vernaculaire : pour des questions d'accessibilité, cela a été, après vifs débats, décidé ainsi. Je préfère les textes latins, plus fidèles au sens original, plus empreints de sacré mais je ne crois pas que cela compte beaucoup, dans le fond.
Père infiniment bon,
toi vers qui montent nos louanges,
nous te supplions
par Jésus Christ, ton Fils, notre Seigneur,
d'accepter et de bénir ces offrandes saintes.
Je jette un œil autour de moi. Il n'y a pas que des japonais dans la salle, loin de là. Beaucoup des fidèles sont européens, sans doute expatriés. Un léger vertige me prend. Puis des picotements remontent le long de mes jambes. Je sais ce que cela signifie, ces signes augurent toujours la même chose. Bientôt, dans quelques secondes, je vais disparaître sans laisser d'autres traces que mes habits sur le sol. Je grimace : la salle est grande, j'ignore si j'aurais le temps d'en sortir avant que cela arrive. Aussitôt, je me lève. Je ne dois pas traîner.
Nous te les présentons,
avant tout pour ta sainte Église :
accorde-lui la paix et protège-la,
daigne la rassembler dans l'unité
et la gouverner dans toute la terre ;
Je suis presque obligée de sauter par dessus les jambes pour sortir du rang : bon sang, les gens ne pourraient-ils pas être un peu plus maigres ? La panique me prend, alors que je me sens ma tête qui tourne de plus en plus. Je réalise que je ne sortirais jamais à temps. J'aurais du rester à ma place, sans attirer l'attention, et avec un peu de chance, personne n'aurait rien remarqué. Maintenant, l'attention de certains, outrés, se tourne vers moi. C'est normal, ce que je fais est extrêmement peu respectueux. Je cours aussi vite que je peux, j'abandonne l'objectif de la porte. M'éclipser derrière ce pilier porteur en béton, auquel on a vissé un bénitier, fera l'affaire.
Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs
de tous ceux qui sont ici réunis,
dont tu connais la foi et l'attachement...
Les fidèles, sur un signe du père Emmanuel, choisissent ce moment précis pour se lever. Je ne me suis pas encore extirpée de la foule. Je me sens presque déjà soulevée du sol, complètement déséquilibrée. Ma vision, jusqu'alors simplement chancelante, commence à se brouiller. Dans ma précipitation, je heurte assez violemment un jeune homme. Je veux m'excuser, mais je réalise que ma bouche a perdu le contact avec l'air, et ne peut plus émettre le moindre son. Trop tard. Les chants, repris par toute la salle résonnent à mes oreilles, de plus en plus lointains, de plus en plus déformés.
Saint ! Saint ! Saint, le Dieu de l'univers !
Le ciel et la terre sont remplis de ta gloire,
Hosanna au plus haut des cieux.
Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ;
Hosanna au plus haut des cieux...
***
J'ignore combien de personnes se sont rendues compte de ma disparition. Pour moi, la sensation de décoller (ou de tomber, ayant perdu, en réalité, toute notion de bas et de haut) est habituelle, je sais ce qui m'attend me sentir peu à peu débarrassée de la gravité, du poids de mon propre corps. Pourtant, cette fois, quelque-chose ne va pas. Au lieu d'éprouver une légèreté croissante, je suis un instant lourde et incapable de m'élever, comme si un poids tirait sur mon être, me tenait attachée au sol. Puis, la puissance du phénomène augmentant de façon exponentielle, cette masse inconnue est emportée elle aussi. Je ne peux m'empêcher de regarder autour de moi pour tenter de la distinguer. Il n'y a qu'une lumière intense, évidemment, comme à chaque fois. Je ferme les yeux, pour éviter la nausée.
Pendant un très court moment, je ne suis qu'un pur esprit, sans corps, c'est toujours ainsi que cela se passe. Cependant, ici, je perçois comme une seconde présence qui vient frapper contre mon âme. Je me rends compte que la place est limitée. Il n'y a pas la place pour deux essences, dans ce voyage. Que se passe-t-il ? Je me sens comprimée contre cette autre entité, serrée dans un espace infiniment petit. Nous ne rentrerons jamais dans ce... cet... endroit, tout les deux, c'est impossible. Je n'ai plus d'enveloppe, mais étrangement, je parviens à souffrir. Alors que normalement, cette étape ne dure qu'un instant, elle me semble ici se prolonger pendant une dizaine de secondes. Enfin, la pression retombe. Je retrouve le poids de mon corps, infiniment moins lourd !
***
Et je chute, d'une demi-dizaine de centimètres, sur un sol en pierre. Étrange, jusqu'ici, ma téléportation m'avait toujours exactement transportée sur un solide, au millimètre près, et jamais dans les airs. Je soupçonne la singulière sensation d'avoir à voir avec l'imprécision de mon voyage : j'arrive quand même à atterrir debout, ce qui était loin d'être le cas, les premières fois. Une très forte odeur de pourriture arrive à mes narines. Ça sent la vieille charogne. Je rouvre rapidement les paupières, et aperçois le plafond en pierre brute de ce qui semble être une grotte. Je suis dans un coin obscur, un dénivelé, presque un trou, d'environ un mètre trente de haut. La seule source de lumière est lointaine et irrégulière, comme les flammes d'une torche, le reste de la pièce, qui paraît assez petite, est plongée dans le noir.
Portant mon attention sur le sol, je vois que non-loin, des carcasses d'animaux plus ou moins gros sont entreposées, à côté de quelques denrées. La plupart sont dans un état de décomposition peu avancé, ce qui ne les empêche pas de puer. Je sais que sur Terra, il est d'usage de manger du gibier faisandé de plusieurs semaines, mais cela ne me met pas l'eau à la bouche pour autant. L'une des premières choses que je m'attache généralement à faire, lorsque je suis projetée dans un endroit, quel qu'il soit, est de chercher un quelconque vêtement, drap, tapis, pour m'habiller. Cette idée n'occupe toutefois pas plus longtemps mon esprit, car je distingue, à quelques centimètres de moi, un individu qui bouge. Était-il là avant mon arrivée... où était-ce lui, la fameuse masse qui m'empêchait de m'élever ? J'entends des pas de quelqu'un qui vient en notre direction, en provenance de ce qui paraît être un couloir.
Par réflexe, je me baisse. J'hésite un instant, puis je fais en sorte que l'inconnu à côté de moi adopte lui aussi une position moins visible. L'obscurité m'empêche de distinguer ses traits, mais dans le même temps, je parviens à appuyer sur sa bouche, pour prévenir tout cri susceptible de nous faire repérer. La grotte ressemble à la demeure d'une quelconque peuplade primitive, terranides, gobelins, humains archaïques, je l'ignore, mais ce sont presque toujours des chasseurs peu amicaux avec les étrangers. J'espère simplement qu'il n'est pas trop sujet au vertige, comme moi lors de mes premières téléportations, cela éviterait qu'il vide dans ma paume le contenu de son estomac... Les pas continuent de se rapprocher.