Les Long-Nez, ainsi qu’on qualifiait si sympathiquement (ironie) les Occidentaux, avaient toujours eu pour habitude de dédaigner les cultures étrangères. C’était normale, et je serais de mauvaise foi en affirmant que nous n’en faisions pas autant. Lévi-Strauss en avait parlé. L’ethnocentrisme, je crois. Une théorie selon laquelle l’Autre est toujours, non seulement différent, mais aussi moins bien que vous. Je ne savais pas jusqu’à quel point tout ça était vrai, n’étant pas anthropologue. Ce que je savais, en revanche, c’est que, quand on évoquait l’art séculaire du kinbaku, les Occidentaux se contentaient de hausser les épaules, en y voyant un simple plaisir sexuel.
Le sexe, il y en avait forcément dans le kinbaku, mais ça n’avait rien à voir avec du simple bondage. Enfin, si... Mais pas que ! Disons que c’était une forme de bondage considérablement amélioré, permettant de faire des trucs incroyables. Ce n’était pas pornographique, mais davantage érotique et sensuel. De fait, il n’y avait même pas forcément de sexe, car on pouvait dissimuler les parties sensibles du corps humain à travers les cordes, et certains ne pratiquaient le kinbaku que comme un massage, un peu comme quand on allait voir un kiné’ pour détendre vos muscles.
Dans ce domaine, j’étais particulièrement assidue. Là, par exemple, alors que j’étais censée réviser mes mathématiques à la bibliothèque de Mishima, j’avais eu la chance de trouver un ouvrage traitant du kinbaku. Seikusu disposait d’un dojo sur le kinbaku ! Dingue, non ? J’avais genre totalement halluciné en voyant ça, et je comptais bien m’y inscrire. J’étais la fille d’un grand-maître en la matière, mais il fallait toujours se perfectionner, parce que le kinbaku était un art difficile, et dangereux.
Le Tori (terme désignant la personne qui agissait, et mettait les cordes) se devait d’être bon. Autrement, l’Uke pouvait avoir des problèmes médicaux. Vomissements, syncopes, ou, dans les pires des cas, lésions des nerfs. Par exemple, il était rigoureusement interdit d’attacher une personne avec un seul bras. Le kinbaku, c’était un art de l’harmonie, de la patience, de la maîtrise de soi... Alors, somme toute, c’était vraiment typique du Japon. Les expériences pouvaient durer des heures, que ce soit pour attacher l’Uke, ou pour lui laisser apprécier ce qu’il vivait. Chaque Uke participait à ça pour des raisons différentes. Certains voulaient juste assouvir un fantasme sexuel, d’autres y voyaient une forme d’épanouissement spirituel permettant d’atteindre le Do. Moi ? Eh bien... C’était clairement l’option sexuelle !
J’étais douée, hein ! De ça, il ne fallait pas douter. Ici, à Mishima, j’avais déjà pu me faire quelques clients. J’avais mémorisé tous les enseignements de mon père, notamment sur l’importance fondamentale de vérifier le bon état des cordes. Tout ça, c’était donc très compliqué, et ça nécessitait vraiment de nombreuses années de formation. Il était donc toujours utile de se mettre à jour sur ses connaissances, de se rafraîchir la mémoire.
En fait, j’observais surtout la partie du livre sur les figures. J’étais plongée dedans, caressant du doigt les cordes, connaissant ces formes par cœur.
À cet instant, je ne pouvais pas savoir que ma tranquille séance de détente à la bibliothèque allait me réserver de solides surprises...
Je lisais tranquillement, en espérant surtout que personne ne vienne me casser les noix. C’est pas que j’étais asociale, mais, voilà, quand je lisais, j’aimais bien qu’on me fiche la paix. Certes, on disait que les femmes étaient capables de faire plusieurs choses en même temps, mais moi, j’avais plutôt tendance à me concentrer sur un truc, et à oublier tout le reste… Surtout quand le truc en question, c’était du kinbaku. On aurait pu croire que je me rinçais juste l’œil en regardant des corps posés dans des positions improbables, mais il n’y avait pas que ça. Oh, si, bien sûr, ça m’excitait, mais je regardais aussi ces images avec l’œil d’une professionnelle, cherchant à en deviner l’architecture, le fonctionnement, les faiblesses. Tout ça, ce n’était pas que pour le plaisir des yeux. Mon ambition, mon projet de carrière, c’était de me spécialiser dans le kinbaku. Plutôt cocasse, non ? Pensez à tous ces jeunes bambins qui veulent être pompiers, policiers, juristes, juges, avocats, maires, docteurs, chirurgiens, infirmiers, ou que sais-je encore. Et moi ? Maîtresse en kinbaku ! Je trouvais que ça sonnait plutôt classe.
Me voilà donc là, assise dans la bibliothèque, sans rien demander à personne, à consulter mes pages, quand des bruits de pas m’arrachèrent à mes réflexions. Un homme assez âgé (en tout cas, qui n’avait pas l’âge d’être un lycéen) se tenait devant moi, avec une barbe bien fournie, et un physique d’Occidental. Un surveillant ? Qui était ce type ? Il se mit à me parler, comme si j’étais venue lui demander un service, et je le regardais en clignant des yeux, sans prendre conscience du fait qu’il avait vu ce que je regardais, ce que je tenais à éviter. En soi, ce n’était pas que ma passion me faisait honte, mais je savais combien le kinbaku était lié au sexe, encore plus de la part des gaijins, qui l’assimilaient sans hésitation à du sadomasochisme et à du bondage… Ce qui n’était pas faux, mais réducteur.
Enfin… Tout ça pour dire que j’étais donc face à ce gus’, que je n’avais jamais vu de ma vie, et que j’ignorais totalement ce qu’il me voulait. Néanmoins, j’avais appris à être polie. Qui sait… Peut-être était-ce un client ? J’en aurais été la première surprise, car je ne ciblais, pour l’heure, que mes proches camarades, mais tout était possible, à Seikusu. Un type avait pu tomber sur l’une de mes annonces publiées sur Internet, sur les photographies que je faisais (oui, oui, j’entretenais un blog !), et avoir envie de finir dans mes cordes. Et puis, il avait l’air d’avoir de l’argent, et, de toute manière, je ne voulais pas provoquer un esclandre en pleine bibliothèque !
« Euh… Bonjour… »
Ça m’interloquait, quand même. « Vous aider » ? Sauf que… Ben, je n’avais pas demandé d’aide, justement ! Alors… Ben, je savais pas quoi dire ! Je me pinçais les lèvres, et décidai de jouer la mystérieuse ! On verra bien ce que ça donnerait…
« Qu’est-ce qui vous fait dire que j’ai besoin d’aide, Monsieur… ? »
Je ne savais même pas le nom de ce type, après tout !